Etat du monde

Banc Public n° 179 , Avril 2009 , Catherine VAN NYPELSEER



Pour Amin Maalouf, le monde connaît depuis les premiers mois du nouveau siècle un dérèglement majeur, dans plusieurs domaines à la fois: intellectuel, financier, climatique, géopolitique, éthique. Il ne s’agit pas des angoisses irrationnelles liées au passage à un nouveau millénaire, mais de l’inquiétude d’un adepte des Lumières qui les voit faiblir et, dans certains pays, sur le point de s’éteindre, d’un passionné de liberté qui voit poindre un monde où elle n’aurait plus sa place, d’un partisan de la diversité harmonieuse qui assiste à la montée du fanatisme, de l’exclusion, de la violence…

Avec la chute du mur de Berlin et la fin de la confrontation entre les deux blocs, «nous sommes passés d’un monde où les clivages étaient principalement idéologiques et où le débat était incessant, à un monde où les clivages sont principalement identitaires et où il y a peu de place pour le débat» (p. 23). Dans l’aire culturelle arabo-musulmane, ce passage de l’idéologique à l’identitaire a eu des «effets ravageurs», favorisant le radicalisme religieux, alors que durant la période précédente les mouvements islamistes s’étaient montrés plus hostiles au communisme qu’au capitalisme. Au sortir de la guerre froide, les islamistes faisaient partie des vainqueurs.

La civilisation occidentale se trouve également aujourd’hui dans une impasse historique qui contribue au dérèglement du monde. Son modèle économique a certes triomphé, mais cela a conduit, paradoxalement, à un affaiblissement de l’Occident, dans la mesure où l’adoption de son modèle économique par de grandes nations comme la Chine ou l’Inde a permis leur décollement économique et lui a fait perdre sa spécificité et sa supériorité.

Une des conséquences de l’affaiblissement de la part de l’Occident dans l’économie mondiale est la tentation de préserver une suprématie à l’aide de la supériorité militaire. La fin de la guerre froide a été suivie d’une série de conflits décidés par les Etats-Unis qui pour Amin Maalouf sont devenus plus une «méthode de gouvernement» qu’un ultime recours; cette dérive n’a pas été créée par les attentats du 11 septembre 2001 qui l’ont seulement renforcée.

La civilisation occidentale, créatrice de valeurs universelles, s’est montrée incapable de les transmettre. Il n’est pas vrai que les autres peuples n’étaient pas prêts à les recevoir: le dernier exemple en date concerne la démocratie en Irak, que les Américains auraient voulu imposer à un peuple qui n’en voulait pas. Cette idée reçue est une contrevérité, puisque chaque fois que les Irakiens ont eu l’occasion de voter ils se sont rendus aux urnes «en sachant avec certitude qu’il y aurait des attentats suicides et des voitures piégées». La première moitié de la phrase doit également être remise en question, dans la mesure où dès le début de l’occupation, les autorités américaines ont mis en place «un système de représentation politique basé sur l’appartenance religieuse ou ethnique».
Crise morale

Notre temps est soumis à une sérieuse crise morale, dont on parle quelquefois en termes de «perte de repères» ou de «perte de sens». Amin Maalouf ne se reconnaît pas dans ces formulations parce qu’elles supposent qu’il faudrait retrouver les repères perdus, les solidarités oubliées…

Pour lui, «ce n’est pas en prônant un retour illusoire aux comportements d’autrefois que l’on pourra faire face aux défis de l’ère nouvelle». Il faut au contraire commencer par constater «l’incomparabilité» de notre époque, la spécificité des moyens qui sont à notre disposition et celle des défis auxquels nous devons faire face.
Nous devons entrer dans une toute nouvelle phase de l’aventure humaine, se détacher des préjugés et des archaïsmes pour tout réinventer: les solidarités, les valeurs, les repères

Nous devrions élaborer une échelle des valeurs qui permettent de gérer notre diversité, notre environnement, nos ressources, nos connaissances, nos équilibres, c’est-à-dire notre vie commune et notre capacité de survie.

Cette nouvelle échelle de valeurs devrait être basée sur la primauté de la culture, dont le rôle est de fournir les outils intellectuels et moraux permettant de survivre. On devrait encourager chacun à se passionner dès l’enfance pour une culture et une langue autre que la sienne, à choisir librement, en vue de réalisé un tissage culturel qui couvrirait la planète, en renforçant la croyance à l’unité de l’aventure humaine.

Les grandes traditions religieuses contiennent des exhortations en ce sens: «L’encre du savant vaut mieux que le sang du martyr» dit le Prophète de l’islam. Dans le Talmud, on trouve cette idée tellement émouvante: «Le monde ne se maintient que par le souffle des enfants qui étudient».

Islam et politique

Pour Amin Maalouf, un des graves problèmes du monde musulman, c’est que «la politique y a constamment empiété sur le domaine religieux». C’est dû, selon lui, au fait que «l’islam n’a pas favorisé l’émergence d’une ‘Eglise’ centralisée» (p. 222). Dans la religion musulmane, l’homme est sensé se trouver en tête à tête avec son créateur; cette religion a nourri dès les commencements une grande méfiance envers les intermédiaires.

Or, l’institution de la papauté dans le monde catholique a permis de maintenir la stabilité des sociétés catholiques en traçant la frontière entre le politique et le religieux.
Plus encore, cette institution conservatrice a permis de conserver le progrès, en prenant acte des changements intervenus et en les validant, ce qui permet que les progrès soient enregistrés de façon irréversible.

Un tel processus est inexistant dans le monde musulman, où «ce qu’une fatwa bienveillante a autorisé hier, une fatwa grincheuse peut l’interdire demain». Chaque avancée peut être suivie d’un recul, dans la mesure où les progrès ne sont jamais définitivement actés.

Occident et immigrés

L’attitude des pays occidentaux envers leurs immigrés n’est pas un dossier parmi d’autres. C’est d’abord dans l’esprit des immigrés que les civilisations qui partagent le monde s’affrontent. Les attentats les plus meurtriers et les plus spectaculaires de ces dernières années, ceux de New York, de Madrid, de Londres ont été commis par des migrants. D’autres participent paisiblement à la vie de leur pays d’accueil.

C’est auprès des immigrés que la grande bataille de notre époque devra être menée. Ou bien l’Occident parviendra à les rallier aux valeurs qu’il proclame, ou bien ils deviendront son plus grave problème. Il faudra compter avec un adversaire nouveau: «ces identités longtemps meurtries et qui sont devenues meurtrières» (p. 245). Ce sont les migrants qui sont les plus aptes à empêcher un cloisonnement générateur d’affrontements et de violence, en assumant leur double appartenance.

L’affrontement des civilisations

Les civilisations sont depuis toujours composites et mouvantes. Aujourd’hui, elles sont plus que jamais entremêlées. Si elles affirment bruyamment leur spécificité, c’est parce que leur spécificité s’estompe. Pour Amin Maalouf, «le moment est venu de les transcender toutes», et de bâtir une civilisation commune, basée sur les deux principes de l’universalité des valeurs essentielles et de la diversité des expressions culturelles.

Il nous faut choisir entre deux visions de l’avenir:

celle d’une humanité partagée en tribus planétaires qui se combattent mais qui, sous l’effet de la globalisation, se nourrissent de la même bouillie culturelle indifférenciée, et celle d’une humanité réunie autour des mêmes valeurs essentielles mais développant les expressions culturelles les plus diverses, préservant toutes ses langues, ses traditions artistiques, ses techniques…
L’affrontement des civilisations, c’est une dérive vers la xénophobie, la discrimination, les vexations et les massacres mutuels. Dans une telle atmosphère, même ceux qui sont persuadés de se battre contre la barbarie finissent par y tomber à leur tour: la violence terroriste provoque la violence antiterroriste qui facilite la tâche des recruteurs et favorise l’organisation d’attentats.

Raisons d’espérer

Amin Maalouf en cite quatre:
- le progrès scientifique qui se poursuit, et dont on peut penser qu’il nous fournira par exemple des technologies propres permettant de limiter les émissions de carbone dans l’atmosphère et d’échapper au cercle vicieux du réchauffement;
- le fait que de grandes nations soient en train de sortir du sous-développement;
- le succès de l’Europe contemporaine, qui a réussi à mettre de côté les haines, les rivalités séculaires, les querelles territoriales et concevoir l’avenir ensemble;
- le réveil des Etats-Unis avec l’élection de Barack Obama.

Cependant, pour lui, la tâche à accomplir est titanesque, puisqu’il ne s’agit pas seulement de corriger quelques dérèglements manifestes, mais bien de concevoir et d’installer dans les esprits une toute autre vision de la politique, de l’économie, de la consommation, de l’identité, de la culture, de la religion…


Catherine VAN NYPELSEER

     
 

Biblio, sources...

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Le dérèglement du monde

par Amin Maalouf
Editions Grasset
Février 2009
314 pages – 20,20 Euros

 
     

     
 
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