Benazir Bhutto , l’exceptionnelle * (1)

Banc Public n° 168 , Mars 2008 , Catherine VAN NYPELSEER



Le 27 décembre 2007, Benazir Bhutto, ancien Premier Ministre du Pakistan et candidate aux élections législatives du 18 février dernier, était assassinée lors d’un attentat-suicide. Malgré un précédent attentat qui l’avait visée le jour de son retour dans son pays deux mois auparavant, et avait fait au moins 133 morts, elle avait choisi d’y poursuivre son combat pour la démocratie et le développement.
C’était donc une femme d’un courage extraordinaire. Elle nous a laissé son autobiographie, un ouvrage passionnant, qui fait l’objet du présent article.

Née dans une riche famille de propriétaires terriens engagés dans la politique, Benazir Bhutto était la fille aînée d’Ali Bhutto qui fut le premier Premier Ministre du Pakistan élu directement par la population, du 20 décembre 1971 au 5 juillet 1977, date de son renversement par un coup d’Etat militaire orchestré par son chef d’état major, le général Zia.

Cette belle femme, mère de trois enfants, avait reçu une éducation particulièrement soignée, compre­nant notamment des études universitaires (entamées à l’âge de 16 ans) à Harvard aux Etats-Unis et à l’université d’Oxford en Angleterre, dans les matières de la politique, de l’économie, de la philosophie ainsi que du droit international et de la diplomatie. Son père suivait ses études de près et lui procura une formation - épistolaire notamment - à la politique internationale.

Un islam moderne

Elle avait été élevée dans la religion musulmane, un islam moderne en vertu duquel sa famille était convaincue que les filles avaient les mêmes chances que les garçons – le contraire étant considéré comme une mauvaise interprétation de la religion. Lors d’un voyage en train en compagnie de sa mère, celle-ci lui fit porter la burqa, ce qui constituait un rite de passage à l’âge adulte. Malgré cela, elle n’apprécia pas de voir le monde s’estomper dans des couleurs grisâtres et de souffrir de la chaleur sans plus percevoir la moindre brise… A leur retour à la maison, sa mère dit à son père que sa fille avait porté sa burqa pour la première fois. Après un long silence, il répondit «elle n’a pas besoin de la porter» (p. 70).

Concernant le mariage de ses enfants également, Ali Bhutto – qui avait fait
un mariage d’amour après un premier mariage arrangé – souhaitait  qu’ils puissent choisir librement leur conjoint, sans respecter une tradition familiale de mariage entre cousins. Benazir opta finalement pour un mariage arrangé parce que, n’ayant pas souhaité se marier dans les années suivant le décès de son père, la question s’était posée au moment où elle jouait déjà un rôle politique important et disposait d’une notoriété telle qu’elle avait jugé impossible de faire connaissance autrement avec un homme.

Le PPP

Ali Bhutto, qui avait exercé la profession d’avocat après avoir fait ses études supérieures aux Etats-Unis et en Angleterre, était un homme politique progressiste qui luttait pour le développement de son pays. Il avait fondé en 1967 le Parti du Peuple Pakistanais, le PPP (Pakistan People’s Party). Parmi ses réalisations lorsqu’il fut au pouvoir, on peut citer la redistribution des terres agricoles et la nationalisation de nombreuses industries, la fixation d’un salaire minimum et l’encoura­gement des syndicats, le développe­ment de l’infrastructure routière et électrique, les programmes d’alpha­bétisation et la construction de nouvelles écoles.

«Meurtre juridique»

Pour Benazir Bhutto, qui n’a que 23 ans, le coup d’Etat militaire paraît inattendu et inconcevable. Son père est immédiatement empri­­­sonné; puis le nouveau dictateur cherche un prétexte pour pouvoir l’éliminer légalement, et fait ressurgir une vieille histoire de tentative d’assassinat de 1974 dont un homme politique, Ahmed Kasu­ri prétendait avoir été la cible, son père, magistrat à la retraite ayant été tué lors de l’embuscade. Il avait à l’époque porté plainte contre le Premier ministre – et Benazir Bhutto était fière qu’une telle plainte ait pu être enregistrée dans le Pakistan démocratique que dirigeait son père. La Haute Cour l’avait débouté, mais, trois ans plus tard, il avait à nouveau déposé une plainte, sa candidature pour figurer sur les listes du PPP ayant été rejetée.

Le procès de Ali Bhutto fut une parodie de justice. La Cour était présidée par un magistrat qui était un de ses vieux ennemis car il l’avait écarté de ses fonctions et lui avait refusé une promotion, le jugeant incompétent. Le premier jour du procès, un des accusés qui devait témoigner contre Bhutto déclara revenir sur ses aveux, ceux-ci lui ayant été arrachés sous la torture; la Cour faisait acter des témoignages en contradiction avec ce que disaient les témoins, si cela ne lui convenait pas, etc. Un ancien ministre de la Justice américain, qui assista au procès, avait observé que l’accusation était basée uniquement sur des témoins qui se contredisaient eux-mêmes et les uns les autres, sans aucune preuve directe ou matérielle.

Lors d’une journée de ce long procès qui dura cinq mois, Benazir Bhutto crut avoir gagné lorsque la défense démontra, sur la base du rapport balistique de l’attentat, que les positions des agresseurs ne corres­pondaient pas aux aveux des témoins et que les munitions retrouvées sur les lieux n’étaient pas compatibles avec les armes qu’ils prétendaient avoir utilisées. Son père la détrompa «Tu ne comprends pas. Ils vont me tuer. Peu importe les preuves. Ils vont me tuer pour un meurtre que je n’ai pas commis.» (p. 183). Il fut exécuté le 4 avril 1979.


Dictature militaire

Pendant qu’il était emprisonné, sa femme et sa fille aînée avaient continué son combat politique et s’étaient investies dans le parti politique qu’il avait créé, le PPP - tandis que les deux garçons avaient été immédiatement envoyés à l’étranger poursuivre leurs études, leur père les estimant particulière­ment menacés d’être assassinés.

Sous la loi martiale, elles furent à de nombreuses reprises assignées à résidence ou emprisonnées; en 1981, Benazir Bhutto fut même placée en isolement à la prison de Sukkur, dans le désert du Sind. A chaque fois, on lui disait que, si elle renonçait à faire de la politique, elle ne serait plus inquiétée. Cet emprisonnement en isolement était consécutif au succès rencontré par la création d’une alliance entre le PPP et d’autres partis démocratiques – ses anciens adversaires – pour le rétablissement de la démocratie, le MRD. Celui-ci, soutenu par des manifestations de la population, parvint à mettre la dictature en difficulté. Malheureusement, celle-ci saisit l’occasion providentielle du détournement d’un avion pakistanais par un groupe dont le chef était prétendument l’un des frères de Benazir Bhutto pour déclencher une violente répression.

Le régime, cherchant à impliquer «les dames Bhutto» dans cet attentat, se mit à emprisonner et à torturer des membres du PPP dans l’espoir d’obtenir des témoignages en ce sens. Plusieurs forts militaires, ou des casernes, furent transformés en lieux d’incarcéra­tion, comme le fort de Lahore où furent conduits vingt-cinq à trente cadres du PPP dont un ancien ministre, arrêtés simultané­ment.

L’un d’entre eux témoigne y avoir passé trois mois dans une cellule où il lui était impossible de s’étendre et où la température montait jusqu’à 45 degrés. Au début, les interrogateurs lui promettaient monts et merveilles s’il acceptait de témoigner dans le sens souhaité, comme un poste politique, l’autorisation d’ouvrir une nouvelle usine qui lui avait été refusée à cause de ses activités politiques; ensuite, alors qu’il était très malade suite à ces mauvais traitements, on le menaça en présence de sa mère de ne pas le libérer avant vingt-cinq ans, à moins qu’il ne consente à témoigner contre les Bhutto.

Un autre raconte avoir été frappé avec des cannes de bambou, fouetté, battu, forcé de se mettre nu, enfermé 35 jours au régime cellulaire, dans une obscurité tota­le, nourri avec des galettes de blé et de la sauce aux lentilles jetés par un guichet de la cellule. Lors d’un interrogatoire, il fut suspendu par un pied au sommet des murs de la prison. «Pourquoi veux-tu mourir? disaient-ils. Signe simplement cette confession. Allez, tuez-moi, répon­dit-il, mais je ne peux pas vous dire ce que je ne sais pas.» (p. 265).

Aucun fonctionnaire de l’ancien gouvernement n’accepta de porter un faux témoignage contre les Bhutto. Au bout de trois mois, le régime renonça, mais n’osant pas libérer directement ces personnes vu l’état dans lequel il les avait mis, ils furent encore placés pendant deux mois dans des prisons «normales».

(Suite au prochain numéro)


Catherine VAN NYPELSEER

     
 

Biblio, sources...

(*) Benazir signifie «l’exceptionnelle» en pakistanais.

Benazir Bhutto Fille de l’Orient

Autobiographie traduite de l’anglais

Editions Héloïse d’Ormesson
Janvier 2008
596 pages – 29,35 Euros

 
     

     
 
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