MENACE SUR L’ETAT DE DROIT

Banc Public n° 200 , Mai 2011 , Kerim Maamer



La révolution tunisienne n’a pas sombré dans la violence ou le bain de sang, ni dans l’épuration ou la chasse à l’homme. Si le scénario du pire a été évité, le pays n’est pas épargné par le chaos. Le rejet du président se traduit par une dissolution du parti unique et le rejet du système comme s’il émanait de Ben Ali. Une floraison de partis politiques concourt aux élections. Les grandes formations politiques européennes devraient coopérer avec leurs homologues du «pays proche» afin d’aider la jeune démocratie.

«Système dégage»?

La détestation focalisée sur le clan du président tunisien s’est traduite par un «Ben Ali dégage»... Expression de l’exaspération ultime pour laquelle il n’y avait plus à discuter. Le chef de l’Etat renonça à «négocier», ou à «raisonner» son peuple, ou à «sévir».  Au premier jour de la révolution, il s’en alla pour un répit ou pour un exil. Retrait, fuite ou abandon? Les conditions de ce départ restent mystérieuses. Espérait-il un repli tactique tel un de Gaulle à Baden pour revenir acclamé par les foules? Etait-il persuadé de ne plus avoir d’avenir en Tunisie? Etait-il affaibli par la maladie? N’avait-il plus de contrôle sur les évènements? Peu importe les raisons… le «jet d’éponge» fut salutaire pour éviter la violence.

Si le pire a été évité, la Tunisie n’est pas épargnée par le risque de chaos. Après le «Ben Ali dégage», on a appliqué «RCD dégage», puis «système dégage»! Voilà que les ministres de Ben Ali ont été renvoyés, que le parti unique du «rassemblement constitutionnel démocratique» a été dissous. Voilà encore que la Constitu¬tion est suspendue, que le Conseil constitutionnel peut constater la vacance du Président (article 57) mais ne peut intervenir dans les blocages constitutionnels; que le Parlement ne peut plus agir malgré l’article 23, qui proroge dans des cas extrêmes le mandat des députés. Voilà qu’on pulvérise l’Etat comme s’il était l’incarnation de Ben Ali, que le Président par intérim décrète comme au temps de la monarchie absolue… Le bouillonnement et la pression de militants virulents conduisent à une anarchie, qui perturbe la stabilité de l’Etat et menace l’avenir de la Tunisie. Au nom des libertés, les fondements de son régime politique, du système socioéconomique, les modes de vies du peuple sont menacés.

Le Président de la République par intérim Foued Mbazaa a décrété l’élection d’une Assemblée Constitu¬an¬te, le 24 juillet 2011. Elle sera chargée de définir la future loi fondamentale et d’organiser les élec¬tions présidentielles. Le vainqueur de ces élections gagnera le pouvoir de modifier la Constitution et de graver dans le socle la nature du régime politique ainsi que son fonctionne¬ment! Des interrogations se présentent. Le vainqueur gagnerait-il le pouvoir d’imposer son idéologie ? La modifica¬tion concernerait-elle certains articles ou serait-elle une refonte entière de la Constitution? Des «contrepoids» démocratiques sont-ils prévus pour encadrer et contrôler cette mission ?

Le parti unique

La Tunisie a une tradition de parti unique, qui occupe la fonction gouver¬nementale. Le RCD fut l’exclu¬sive force politique, héritière du PSD (parti socialiste destourien), lui-même héri¬tier du Néo Destour qui avait combattu pour l’indépendance. L’intelligentsia peut critiquer ce modèle, mais c’est le système politique de la Tunisie qui a eu l’avantage de maintenir la stabilité d’un cap sociétal. Bourguiba entendait le parti comme un lieu de débats démocratiques. A ceux qui voulaient s’engager en politique, il préconisait d’intégrer l’organisation, de promouvoir l’échange et le dialogue.

Cette stabilité est mise en péril avec la dissolution du parti. La principale force gouvernementale  a été anéantie. En l’espace d’un mois, deux décisions judiciaires en première instance (9 mars) et en appel (28 mars) ont confirmé sa dissolution, la liquidation de ses biens, de ses fonds et l’interdic¬tion à ses administrateurs d’exercer des fonctions politiques... Cette manière d’agir interpelle sur la nature de la nouvelle démocratie et porte atteinte au système de gouvernement.

Les partis embryonnaires

A ce jour, soixante-six partis politiques ont été officiellement reconnus. Ces structures embryonnai¬res concourent aux élections et ambitionnent d’assumer la charge publique. Leurs idéologies sont diversifiées, se réclamant d’idéaux d’unité, de justice, de démocratie, d’égalité, de liberté, de popularité, de république, de socialisme, de communisme, d’islamisme, d’arabis¬me… Cette diversité préoccupe par rapport au risque de livrer le pays à un vainqueur révolutionnaire !

Outre l’enthousiasme et la sincérité, ces nouveaux partis ne sont pas expérimentés pour assumer les fonctions gouvernementales. Ils ne sont pas associés, ni parrainés, par des grandes formations de l’Occident. Ils ne profitent pas du soutien et de la coopération des partis politiques européens, avec leur organisation, modèle idéologique, choix socio-économique, méthodologie, compéten¬ces, études, expériences de formation, de gestion publique… Une implication des partis politiques européens avec leurs homologues du «pays proche» aiderait à la stabilité de la jeune démocratie tunisienne.

Les attaques contre le RCD, la multitude de partis et le cafouillage institutionnel profitent aux islamistes. Dans la pouponnière des nouveaux partis politiques, les islamistes d’El Nahda apparaissent les plus forts. Rodés par des années de clandestinité, soutenus par des fonds étrangers, se réclamant de la religion dans un pays majoritairement pieux et pratiquant… ils ont les meilleures chances de gagner les élections. Et ils gagneront le pouvoir de codifier la Constitution, d’inscrire la structure fondamentale de l’Etat et de préparer l’échéance présidentielle!

Conception religieuse

Les islamistes ne sont pas des démocrates. Ils se réfèrent à une lecture du sacré aux dépens du rationalisme de la pensée. Ils imposent leur dogmatisme aux dépens du débat démocratique. Ils privilégient la vérité de l’être suprême et la récompense du paradis, aux dépens de «l’intérêt public» et du «bien de la société». Leurs fourberies pré-électorales sont flagrantes. Ils disent leur intention de respecter les libertés civiles, les différences… mais ne prêtent aucun serment. D’ailleurs, il n’y a plus de Constitution! Ils disent soutenir la démocratie, la liberté d’expression, la laïcité, la séparation des affaires politiques et de la religion… mais ils se préoccupent de conformité des lois avec la conception religieuse. Les acquis ne sont alors plus garantis puisqu’ils affirment que rien n’est définitif. Les lois pourraient être revues selon leur conception! Ils se prétendent favorables au Code du statut personnel, cité en exemple dans le monde arabe, mais ils pourraient vouloir le revoir selon leur lecture de l’Islam! Ils se veulent des «cadres publics» pour l’intérêt général mais ils s’accoutrent en vêtements de mosquée, enveloppés de voiles, identifiés de barbes, imprégnés de citations religieuses... Ils exploitent les misères et les générosités humaines, la morale et les croyances populaires, dans le but d’asseoir leur pouvoir, et en fin de compte, d’imposer la domination de leur modèle de société. Les sources asiatiques (Arabie, Iran, Afghanistan) d’un totalitarisme religieux risquent de dénaturer le «pays des jasmins». Des références à l’histoire européenne pourraient mettre en garde sur les abus du pouvoir clérical, les épreuves et des sacrifices à engager pour s‘en libérer et gagner la neutralité de la laïcité. Une attention de la Tunisie pour les expériences de l’Occident épargnerait les épreuves et leurs douleurs.

Débat constitutionnel

Le débat sur la Constitution est de haute technicité, nécessitant un travail avec des constitutionnalistes. Il ne saurait être soumis à un vainqueur d’élections, avec des majorités qui se font et se défont, particulièrement dans une situation «révolutionnaire». Ce débat constitue une responsabilité historique, de haute technicité juridique, qui devrait rester sous la responsabilité des plus hautes autorités de l’Etat: le Président, le Parlement. Un contrepoids démocratique cadrera et contrôlera le travail et la décision de l’Assemblée constituante. Le débat doit aussi s’ouvrir au peuple: les philosophes, les partis politiques, les éminences qui soumettent leur avis et obtiennent leurs réponses.

La Constitution tunisienne de 1959 est très imparfaite, critiquable sous divers angles de l’idéologie ou de l’organisation… Sous l’angle de la discrimination, nous y observons de nombreux manquements. L’article 1er de la Constitution de 1959 affirme le caractère «arabe» de l’Etat et de sa «religion d’Islam»… Cette déclaration excluait de la «tunisienneté», l’héritage non arabe et non musulman! Or, le vieux pays de Carthage est un riche creuset de civilisations. Nombre de gens avaient des origines lointaines d’Italie, d’Espagne, de Grèce, de Malte, de Russie, de (ex) Yougoslavie, de Bulgarie, et même d’Indochine… Sous l’autorité du pouvoir colonial, la diversité de ces gens fut intégrée dans la citoyenneté française, pour combler les déficits démographiques. La Tunisie indépendante s’est privée de ces populations qui,  peu à peu, ont quitté le pays pour se fondre dans les entités française, italienne ou israélienne… Pourtant, les récits individuels racontent l’histoire de la Tunisie, depuis la fondation de Carthage et l’expansion commerciale, la puissance romaine et l’avènement colonial, la destruction du Temple de Jérusalem et l’exil des populations, la piraterie barbaresque et la vente d’esclaves, la chute des dynasties et l’arrivée successive de populations d’Andalousie, d’Alsace ou de Russie. Tant d’aventures individuelles de migrants chercheurs de fortune, pêcheurs grecs, agriculteurs maltais, aristocrates français qui ont aimé notre Régence, au XIXe siècle. Ces gens furent d’authentiques Tunisiens. Ils auraient enrichi le patrimoine culturel et probablement contribué à l’organisation et au développement économique. Or, ils s’en sont allés noyer leurs souvenirs pour intégrer de nouvelles patries. Ils ne reviendront plus en Tunisie où d’ailleurs ils se reconnaissent peu. C’est là un dégât collatéral des restrictions faites à l’identité ou d’un sectarisme qui ne tolère pas la diversité.

D’autres discriminations sont lisibles. L’article 20 pose une restriction de temps «est électeur tout citoyen possédant la nationalité tunisienne depuis au moins cinq ans» ! Après cinq ans de résidence et cinq de naturalisation, le citoyen pourra se prétendre électeur! L’article 21 établit une discrimination d’âge. Le candidat à la Chambre des conseillers doit être «âgé au moins de quarante ans» ! Il n’y a donc pas de considération pour les vocations. L’article 38 évoque la religion d’Islam du chef de l’Etat! Le pays ne reconnaissant pas l’apostasie, il exclut les populations très minoritaires. L’article 40 pose les conditions d’éligibilité, «exclusives», autant pour «la nationalité, la religion, l’origine des parents, des grands-parents»! Cette disposition est très critiquée car elle écarte les citoyens ayant un parent  étranger! Le candidat à la Présidence doit diriger un parti, reconnu depuis au moins cinq ans, disposant d’au moins un siège à la Chambre des députés! Le pays ayant une tradition de parti unique, on comprend la difficulté de présenter des candidats. Une autre limite est aussi posée au candidat, qui doit être âgé de plus de 40 ans et de moins de 75 ans. L’actuel Premier ministre, Béji Caïd Cebci, âgé de 84 ans, donne un contre-exemple de dynamisme et de sagesse gouvernementale. 

Peut-on faire pire que les discrimina¬tions du progressiste Bourguiba! Les islamistes inquiètent toujours.  Ils affirment avoir de bonnes intentions, justifiées par la foi. Cependant, leur cheminement intellec¬tuel s’appuie sur le sacré pour poser des dogmes. Lorsque leurs interpréta¬tions sont appliquées à la communauté entière, elles briment les consciences et les libertés individuelles. Dans l’identité constitutionnelle par exemple, ils imprègneront la référence de Dieu ou de l’Islam, en cohérence avec la sourate première du Coran qui impose la foi et la soumission à Dieu. Or, la perception de Dieu n’est pas unanime. Les uns le perçoivent comme «esprit de bien», «volonté morale positive», «intérêt public». D’autres le voient comme «être absolu», dit «immaté¬riel» mais perçu comme quasi matériel, qui dicterait nos comporte¬ments. D’autres encore n’ont aucun intérêt. L’ensemble de ces personnes peuvent-elles se sentir unitaires dans la communauté de Tunisie ?

 


Kerim Maamer

     
 

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