?> La protection des mineurs(3): SOCIALISATION ET BARBARIE
La protection des mineurs(3): SOCIALISATION ET BARBARIE

Banc Public n° 77 , Février 1999 , Serge KATZ



«Comment savez-vous que je suis folle?»dit Alice. «Vous devez l’être» dit le chat «sans cela vous ne seriez pas venue ici».

 


Pour rappel, on a vu que l’action réformatrice de ce siècle aura conduit à mettre en place un régime particulier pour les mineurs afin d’écarter ceux-ci du champ de la justice pénale classique. Du pénal au civil donc, et plus récemment au social, le traitement des mineurs manifeste une certaine évolution que l’on a essayé de décrypter dans les précédents numéros de cet honorable périodique1. Il est maintenant temps, à la lumière des faits, d’examiner au delà des simples apparences et intentions, ce qui a réellement changé.
Comme on l’avait donc vu (BP n°72), en Belgique, dès 1912, la crainte des «classes dangereuses» et la nécessité de leur adaptation comme réserve de main-d’¾uvre s’allie aux sciences humaines naissantes pour créer une sorte de scientificité légale fondée sur la gestion des risques. Le jugement s’oriente vers une thérapeutique de l’inadapté social sur base de sa dangerosité. En abandonnant la traditionnelle métaphysique légale, le judiciaire peut introduire une présomption de non-discernement des mineurs en matière pénale en évitant de poser la question légale classique de la responsabilité.
Ce régime est confirmé par la loi du 8 avril 1965, qui va traiter de manière identique les mineurs délinquants et ceux qui sont jugés victimes de carences familiales. Aussi, tandis que l’ancienne loi présentait encore les notions de faute des parents ou du mineur, la notion d’«état de danger» devient, pour ces deux catégories, la base commune de l’intervention judiciaire contraignante.
Le mot DANGER constitue bien le signifiant pivot qui permet de lier ici le pénal au civil et, avec les développements monstrueux que l’on connaît aujourd’hui, à l’aide sociale. Le «danger» est tout d’abord une notion de droit civil issue de l’assurance-responsabilité. De même, aujourd’hui encore, on suppose le mineur protégé lorsqu’on connaît son responsable civil. De là, le «danger» est introduit en droit pénal au sens criminologique de «danger social» et de «classe dangereuse».
On voit que, dans la première acception, le mineur est en principe dangereux pour lui-même, bien qu’en réalité l’on gère par ce terme le risque de perdre la valeur financière et fantasmatique qu’une société soucieuse de son avenir a pu investir en lui. Dans la seconde acception, en revanche, les classes démunies considérées peu ou prou comme «mineures» par une éthique bien comprise -assimilant en cela les enfants, les femmes, les non-propriétaires et les malades mentaux-, sont dangereuses pour les autres. Et, en effet, comme on l’a vu précédemment, la loi de 1965, sous l’apparence d’un projet éducationnel et protectionnel dont le budget ne dépasse pas 4% 2 de la part dévolue à la Justice, ne fait que rechercher une caution sociale à une extension insidieuse du judiciaire. En renvoyant le lecteur aux numéros de Banc Public cités en note (1) pour ce qui est de la critique précise de cette loi, je dirais qu’elle permet, par delà les mots et les belles intentions, de faire travailler le protectionnel en «sous-traitance» du pénal comme en témoigne le terme de «sanction éducative» sous la figure mythique du paternel bienveillant.
Enfin, depuis la réforme de l’Etat, l’on assiste à un éclatement de l’unité sur laquelle reposait la loi de 1965, puisque d’une part les «mineurs en danger délinquants» restent justiciables du pouvoir fédéral tandis que les «mineurs en danger non-délinquants» relèvent de l’aide sociale communautarisée. Aussi «la dualité de compétence a entraîné une dualité de discours et de conceptions» 3.
D’une part, à la faveur d’une psychose quant à la marée montante de la criminalité infantile, psychose dont témoigne la montée de l’extrême-droite précédée par l’avant projet de loi Gol de 1982 et contemporaine de la commission Wathelet de 1991, on observe un durcissement du pénal (voir notamment Banc Public n°70 de mai ‘98, cf note (1)). D’autre part, la Communauté française insiste sur les droits sociaux et inscrit au frontispice de son décret de 1991 les droits de l’enfant. Suite à l’exploitation platement cynique de l’hystérie collective issue de récents événements, on insiste sur le sort de la victime. Cette prise en considération pousse les réformateurs à créer un arsenal de sanctions réparatrices fondé sur le modèle consensuel socio-éducatif afin d’éduquer le délinquant par la prise de conscience des dégâts occasionnés par son acte. Toutefois cette mesure socio-éducative est de toute façon vécue comme une sanction pénale, soit qu’elle contraigne le mineur à travailler pour rien dans des conditions proches du régime carcéral, soit qu’elle le pousse à des actes criminels nécessaires au paiement de sa dette. Par ailleurs, elle demeure l’antichambre du pénal puisque, en cas de refus, la sanction devient contraignante. Enfin, elle paraît stupide dans le contexte social actuel dans la meure où le délinquant se considère comme une victime sociale et conçoit son acte comme réparateur de cette injustice.
Par ailleurs, l’intervention communautaire consiste en une offre d’aide sociale aux familles en difficultés. Le repérage de ces familles est l’apanage d’une médecine sociale basée tout à la fois sur un réseau thérapeutique médico-socio-pédagogique et sur une délation justifiée par la surmédiatisation de la maltraitance des enfants. De toute façon le terme d’ «aide sociale» reflète assez peu la réalité des dispositions, car lorsqu’elle ne précède pas en droit un arsenal de mesures protectionnelles et contraignantes classées hiérarchiquement, elles les accompagne simplement et, plus précisément, les justifie. Où l’on peut parler d’une véritable «construction de la déviance».
C’est que l’aide sociale en général, et plus particulièrement celle dévolue aux familles en difficulté, ne manque pas de moyens convaincants: à savoir la débilisation-oedipianisation, la culpabilisation, le harcèlement et le vol institutionnel 4.
- La débilisation-oedipianisation consiste tout d’abord à diriger systématiquement l’enfant concerné vers un enseignement spécial qui autojustifie l’intervention et accroît considérablement les subsides fournis aux organes décideurs. Elle insiste sur des termes comme la «suggestibilité» confondue avec la débilité mentale 5 lorsqu’elle ne fait pas simplement appel à la considération d’épiphénomènes digne de l’ancienne physiognomonie 6. D’autre part, dans la mesure où elle s’adresse de plus en plus à des familles mono- ou du moins dys- parentales, elle explique la situation non par des causes économiques mais par une pathologie du processus oedipien due à l’absence ou à la dévalorisation du père génétique et, partant, au défaut d’intériorisation de culpabilité, quitte à promouvoir la présence d’un père tyrannique afin de sauvegarder au prix de la santé de la femme et des enfants la structure oedipienne «normale».
- La culpabilisation, notoirement nécessaire à tout individu équilibré est rapidement acquise par le dispositif dit du «double bind», où le patient (appelons-le ainsi dans le sens le plus fort du terme) est confronté à une double classification famille surprotégeante / famille rejetante de sorte qu’on se retrouve coincé par cette arme à double tranchant. Toute défense commune aux parents et enfants face aux autorités est conçue comme surprotégeante. D’autre part, toute distance -résultat parfois des conditions de vie imposées par ces mêmes autorités- est taxée de rejet générateur de frustrations. De plus, depuis la reconnaissance du droit à la parole des mineurs de plus de 12 ans devant les tribunaux (décret de la Communauté française de 1991), il apparaît que si le parent joue le jeu et, quitte à en remettre, tente de remédier à la «surprotection» en prenant parti pour les autorités, ce discours est perçu comme un «rejet» via le témoignage de l’enfant, de sorte que, passant de l’un à l’autre extrême à l’instar du dispositif auquel il est confronté, il détruise réellement sa santé mentale et celle des mineurs. Quoiqu’il en soit, «s’il est possible de prouver qu’on nourrit bien ses enfants et qu’on les envoie à l’école ou qu’on n’a pas volé tel vélomoteur à tel endroit, on ne peut prétendre démontrer qu’on est un pôle identificatoire ni qu’on a correctement liquidé son oedipe» 7 .
- Le harcèlement. Par le nombre de rendez-vous parfois fort distants du domicile et de visites vérificatrices à ce même domicile, les autorités compétentes de l’aide sociale mettent la famille dans l’impossibilité de garder une intimité nécessaire, lorsqu’elle n’obèrepas simplement la santé nerveuse de ses membres déjà stressés par une situation économique difficile.
- Le vol des familles en difficulté est tout simplement institutionnalisé par la circulaire n°509 du 6 mars 1992 complétant les articles 51, §3, 7° et 70 de la loi coordonnée sur les allocations familiales. On sait déjà que la famille d’un enfant placé dans une institution considérée comme tutelle légale doit se débrouiller avec le tiers des allocations familiales dues pour accueillir celui-ci les week-ends et congés scolaires avec obligation de suivre les directives (coûteuses) concernant ces vacances sous peine de se voir qualifiée de rejetante et d’incapable. On sait également que, par suite, un autre enfant plus jeune et non placé d’une même famille est considéré légalement comme cadet quant aux diverses primes (naissance, etc.) mais comme “premier enfant” pour les allocations familiales 8, d’où un manque à gagner conséquent. Ce qui est plus curieux, c’est qu’un enfant qui ne vit plus sa semaine en institution mais demeure «à l’essai» en famille sous la surveillance de l’institution ne bénéficie pas non plus de la totalité des allocations au sein de sa famille. Il est considéré comme «dans une situation proche du placement en institution» et en conséquence «il convient de poursuivre le paiement à l’allocataire désigné par le tribunal compétent», c’est-à-dire l’institution. En échange, celle-ci doit simplement montrer qu’elle continue à intervenir par la surveillance du jeune en quelque sorte en «liberté conditionnelle» et garde un lit à la disposition de celui-ci. Cette circulaire est en totale contradiction avec l’arrêt de la cour du travail de Liège du 11 mars 1992 rappelant que les allocations familiales sont «octroyées à la personne qui élève effectivement l’enfant» dans la mesure où «élever effectivement désigne des obligations imposées aux parents: nourrir, entretenir, élever», de sorte que «la situation administrative doit s’effacer devant la situation de fait».
Interrogé sur cette bizarrerie, un fonctionnaire de l’administration dela Communauté française qui a participé à la rédaction de cette circulaire se couvre en argüant que, de toute façon, l’administration communautaire demeure dépendante des dispositions fédérales, reconnaissant par là-même que l’aide sociale et les «droits sociaux» travaillent toujours en sous-traitance du pénal. Par contre, ce même fonctionnaire participe à un projet visant à allouer aux personnes bénéficiant d’une «pension de survie» la totalité des allocations familiales alors même que l’enfant est placé en institution. Il faut évidemment savoir que «pension de survie» n’est qu’un mot. Les personnes qui en bénéficient sont généralement des veuves pas toujours pauvres. Mais il paraît qu’elles ne seraient pas “coupables” de la disparition de leur mari, tandis que la fille-mère ou la femme abandonnée le sont toujours, d’une certaine manière. Deux poids, deux mesures donc, où le moralisme de l’administration de la loi vient s’ajouter à l’exploitation économique. Pourtant, les familles monoparentales sont de moins en moins celles des veuves. Leur nombre croissant (5% en 1985, 13% en 1992 en Belgique) suit l’augmentation inéluctable de celui des filles-mères que l’on ne saurait résoudre sur base de notre Code civil. Où l’on assiste à une «féminisation de la pauvreté» à laquelle ne saurait faire face la bêtise de la normalité oedipienne, comme on le verra dans notre prochain article intitulé “Les femmes et les enfants d”abord“.


 

Serge KATZ

     
 

Biblio, sources...

2) Dominique De Fraene, in Revue de Droit pénal et de Criminologie, dernier n°, pp 1004-1032, p.1008
3) Th. Moreau, «Regard critique sur le rapport de la Commission nationale pour la réforme de la protection de la jeunesse «, in Travail d’intérêt général et médiation pénale. Socialisation du pénal ou pénalisation du social? , Ecole de criminologie Léon Cornil (ULB), Bruxelles, Bruylant, 1997, p. 188
4) Ph. Meyer, “L”enfant et la raison d’Etat”, Seuil, 1977, pour les deux premiers.
5) Op. cit., p. 184
6) Ibidem
7) Ibid, p.110
8) NDLR: Actuellement en Communauté française (Belgique) les allocations familiales sont moins élevées pour le premier enfant que pour les suivants.

 

 
     

     
   
   


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