A l'université, les étudiants qui ont souhaité poursuivre dans la grande tradition philosophique sont de moins en moins nombreux. Evidemment… les contraintes de résultats qu'exigent nos sociétés technocratiques (avenir, carrière, argent…) ne permettent pas d'entrevoir de possibilités pour les philosophes. Notre système économico-politique pragmatique et matérialiste remballe toutes les formes d'idéalismes et d'interrogations stériles. Dans ces conditions pourquoi des philosophes ? A quoi bon philosopher ? Que vaut la philosophie ?...
Avec une certaine ironie, les philosophes eux-mêmes répondront qu'elle ne vaut rien. Elle n'a jamais amélioré les conditions d'existence ; elle se préoccupe plus d'interrogations que de réponses ; « une masturbation de l'esprit » disait Karl Marx ; le professeur Culman la résumait à « l'art de ne pas répondre à des questions qui ne se posent pas » … En plus, la philosophie est jugée dangereuse puisqu'elle est une perpétuelle remise en question du tout par le tout. Elle inspire le changement. Dans certains pays, son enseignement y est interdit. En Belgique, la philosophie est une discipline uniquement universitaire. Elle n'est enseignée ni dans les écoles religieuses, ni dans les écoles laïques. Est-ce un vestige du consensualisme de 1831 ?
Bienfaits de la philosophie
Il faudra d'abord noter que les plus farouches opposants à la philosophie sont eux-mêmes de grands philosophes. Et les philosophes ont discrédité la philosophie car pour la remettre en question, il faudra vraiment philosopher. Si elle apparaît comme une périlleuse entreprise d'interrogation et de remise en question, elle a les grands mérites d'une méditation durable et enrichissante. La philosophie représente un idéal de l'esprit qui éclaire les contemporains. Il les éveille, il les mobilise. Il se réalise plus ou moins pour devenir, finalement, un acquis social. Ainsi, de nombreux philosophes ont contribué aux progrès politiques et sociaux, tant ils ont éclairé la vie sociale, le sens du pouvoir, de l'organisation, de l'autorité.
Cette valeur du projet philosophique n'est pas immanente. Elle évolue avec le temps pour engendrer d'autres formes de projets que les descendants souhaiteront réviser à leur tour. Alors, la philosophie ne tiendra plus le même discours selon une dialectique rigide. Elle s'actualisera à ces enjeux nouveaux. Par ce progrès spirituel, elle contribue au renouveau.
Autrefois, par sa démarche interrogative, et réflexive, la philosophie a discrédité toutes les certitudes, les dogmatismes et leurs intégrismes. Malheureusement, comme un criminel longtemps impuni, elle subit le sort de ses victimes au nom même de la science qu'elle a promu. Pourtant, nous avons encore besoin de ses questionnements impertinents parce qu'ils introduisent en nous le doute, l'inquiétude, l'humilité. Elle redonnent ces leçons dont nous avons tant besoin. N'avez-vous pas remarqué combien les « temps technocratiques » appartiennent à ceux qui affirment leurs certitudes absolues ? Dans nos sociétés « très développées et très industrialisées et très démocratiques » le mot clef est vendre ou se vendre. Tout concourt vers cet objectif parce qu'il fait vivre. Dès lors, affirmer ses certitudes, se revendiquer du savoir, se mentir avec la plus grande assurance sont devenus des comportements de réussite sociale. Et au comble du désespoir, les écoles supérieures les plus performantes sont celles qui développement cet esprit d'assurance, de conviction et cette psychologie de « battant » ! La philosophie pourrait bousculer toutes ces certitudes et ramener à une modestie de soi qui est plus serine et ordinaire.
Cesser de philosopher, c'est uniformiser la pensée. Les intelligences se cartésianisent dans des modèles de pensées et de logiques identiques. Elles se paralysent. Elles conduisent les hommes à des comportements automatiques, avec des règlements stricts, des principes ridicules, des attitudes rigoureuses… à l'image des sociétés technocratiques que l'on a voulu bâtir. La pensée devient celle de la majorité ou celle de la minorité, du bien pensant ou du mal pensant, du politiquement correct ou du politiquement incorrect. On l'appelle « Opinion publique » qu'on exprime mathématiquement en pourcentage et elle nous rassure sur le bon fonctionnement de notre démocratie.
Pourtant, la réflexion philosophique va au-delà de la simple question du oui ou du non, du vrai ou du faux, du bon ou du mauvais. Les hommes de sciences et de technique examinent un aspect sous l'angle strict de sa véracité et de son applicabilité au problème qui les occupe. Mais ce modèle de logique très restrictif ne peut s'appliquer à la pensée et aux points de vues intellectuels. Pour le philosophe, tout est imbriqué. Le désaccord n'est jamais opposition mais enrichissement.
La philosophie n'est pas dangereuse. C'est son absence qui l'est car cesser de philosopher, c'est cesser de se remettre en question ; se résigner à la routine, au conformisme et à la vile satisfaction de croire que nous vivons dans un monde supérieur ou meilleurs. Alors, réconfortons-nous de ses bienfaits, vivons, jouissons, profitons de cet environnement technique supposé nous rendre plus heureux… Mais peut-être nous apercevrons-nous que ce mode de vie dévore notre temps, que nos joies sont factices, que des plaisirs élémentaires ne sont pas satisfaits, que des valeurs essentielles ont été balayées. Alors l'inquiétude nous saisit. Nous nous demanderons, si tout ce que nous avons gagné, ne vaut pas tout ce que nous avons perdu ? A ce moment, nous aurons encore besoin de philosophie pour nous interroger, pour nous parler et échanger des idées sur le sens de la vie, le sens des choses, le sens du sens… La philosophie doit être en chacun de nous pour rêver, pour proposer et se proposer. Si les projets philosophiques ne seraient qu'interrogatifs, ils nous éveilleraient et ils nous mobiliseraient sur les enjeux présents et à venir.
Sources de la Philosophie
La philosophie est à la base de toutes les réflexions. Elle commence par l'étonnement, puis l'interrogation. Le non philosophe ne s'interroge pas car il croit savoir ou bien, il trouve inutile le questionnement et l'évidence banale. Il n'admet pas l'incompréhension de la chose ou l'ignorance de son incompréhension. Tandis que le philosophe est conscient de son ignorance. Il doute. Il s'interroge. Et plus il s'interroge, moins il sait. C'est finalement la seule certitude qu'il peut définir celle de ne pas savoir. L'oracle de Delphes avait fait de Socrate, le plus sage des hommes parce qu'il était « conscient de son ignorance ». Là où les prétentieux prétendent détenir savoirs et connaissances, Socrate a une attitude plus modeste qui est idée de base de la philosophie. Dans un chansonnier de Jean Gabin rappelle l'idée de sagesse : « à dix-huit ans, il croyait tout savoir » mais « à vingt trois ans, il a tout appris »… puis « il a encore appris », et à « soixante-dix ans lorsqu'il se retourne, il s'aperçoit qu'il ne sait toujours pas ».
Le philosophe y trouve un mystère incompréhensible de « voir son corps bouger », « dire que je pense et que j'existe », « voir une pomme tomber vers le bas»…ces questionnements banals furent sources d'inspirations, de réflexions philosophiques (sur la création du monde, l'existentialisme…) et de découverte scientifiques comme le phénomène de l'attraction terrestre… Lorsque la science parvient à expliquer ces phénomènes, le champ interrogatif de la philosophie ne diminue pas mais il change de nature dans son questionnement.