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Etat de choc

Banc Public n° 172 , Septembre 2008 , Catherine VAN NYPELSEER



Le nouveau livre de Naomi Klein, «La stratégie du choc» est un essai qui fera date dans l’histoire politique du XXIe siècle. Il s’agit d’un travail extraordinaire d’analyse de l’actualité politico-économique, particulièrement bien rédigé,  documenté et traduit de l’anglais du Canada. Ce pourrait être l’instrument d’une prise de conscience mondiale de la situation politique de la planète et des causes de celle-ci, qui devrait provoquer des changements profonds, grâce à la force que procurera aux citoyens de bonne volonté l’analyse originale et la qualité des informations fournies.


Très agréablement rédigé et traduit, ce qui permet un confort de lecture tout à fait inhabituel pour ce type d’ouvrage – on peut le lire sans être arrêté toutes les trois phrases en se demandant ce que l’auteur ou le traducteur a bien pu vouloir dire, des notions judicieusement choisies pour ne pas être familières au lecteur moyen sont définies dans le corps du texte – , il s’agit d’une analyse historique portant sur les 35 dernières années de l’actualité politique, économique et des droits de l’homme centrée sur l’action des Etats-Unis dans le monde.
Confrontée en tant que journaliste à l’actualité de la guerre en Irak, l’auteure à cherché à comprendre les causes des événements qu’elle vivait sur le terrain. Dans ce but, elle s’est intéressée aux motivations des personnes qui décidaient de cette politique, c’est-à-dire le Président des Etats-Unis et ses conseillers.

Deux «Docteurs choc», qui font l’objet des deux premiers chapitres du livre, ont émergé suite à cette enquête qui a duré 7 ans et se lit presque comme un roman policier, mais dont le théâtre est malheureusement la réalité et non la fiction.

Le Docteur choc électrique

Il s’agit d’un psychiatre chargé de recherches dans un hôpital universitaire canadien (décédé en 1967), le Docteur Ewen Cameron, qui fut le premier Président de l’Association psychiatrique mondiale.
De 1957 à 1961, il a dirigé des recherches expérimentales sur des patients humains financées par la CIA.

Sa méthode thérapeutique pour traiter les maladies mentales était de tenter d’effacer le cerveau  de ses patients par des moyens chimiques, physiques et biologiques (donc «scientifiques») pour pouvoir leur permettre de recevoir une nouvelle personnalité saine à la place de celle qui posait problème, un peu comme on réinitialise une disquette d’ordinateur pour pouvoir réécrire autre chose dessus.

A cette fin, celui qu’un de ses collègues universitaire qualifia un jour d’ «imbécilité criminelle» (p. 49), utilisait simultanément les techniques suivantes:
- cocktails de substances psychotropes;
- électrochocs à des puissances et des intervalles jamais expérimentés auparavant;
- privations sensorielles totales de longue durée (mois), en utilisant des techniques visant à priver les «patients» de tout repère comme modifier l’ordre des repas ou servir les trois repas de la journée en l’espace d’une heure, par exemple, suivies d’une «surcharge de stimuli».

Un spécialiste de l’histoire de la torture, Alfred W. McCoy a qualifié cette dernière technique destinée à «choquer » le sujet de «première véritable révolution de la cruelle science de la douleur en plus de trois siècles» (p. 56).

De nombreux patients – dont certains l’avaient consulté pour des troubles mineurs – virent leur corps définitivement abimé par la violence des convulsions lors des électrochocs, leur mémoire et leurs facultés mnésiques en partie détruites, leur personnalité ramenée à un état régressif insupportable pour leurs proches (faire pipi accroupi sur la moquette du salon, chantonner toute la journée les mêmes comptines enfantines, souffrir de graves crises d’angoisse…), pas toujours réversible.

Pour Naomi Klein, ces expériences ont directement inspiré les méthodes d’interrogatoire enseignées par la CIA dans de nombreuses régions du monde et appliquées par l’armée américaine en Irak.

Le Docteur choc économique

C’est le célèbre économiste Milton Friedman, prix Nobel (décédé en 2006) et chantre de l’économie «néo-libérale». Fondateur de «l’école de Chicago», son credo est d’obtenir une société humaine dont l’économie corresponde au modèle théorique de l’économie «parfaite», dont les différents paramètres obéissent à des équations dignes des sciences exactes.

Comme une telle société n’existe pas, puisque toute société est le produit d’une histoire et de rapports complexes entre des groupes sociaux et des individus, il a, selon Naomi Klein choisi d’en réaliser une en «effaçant» une économie existante d’un pays donné pour la recréer conformément au modèle théorique, à la manière du Docteur Cameron qui voulait effacer le cerveau de ses patients.

Le Chili de 1973

La première expérience économique de cette nature fut réalisée lors du coup d’Etat militaire du général Pinochet contre le Président élu Allende en 1973.

Depuis quelques années, un programme spécial de formation d’économistes chiliens à l’université de Chicago avait produit un groupe de personnes partageant les idées économiques de Friedman, qui reçurent le surnom de «Chicago boys».
Lors de la préparation du coup d’Etat militaire, qui fut motivé par des raisons économiques (le refus de la politique de gauche qu’Allende voulait mettre en ½uvre), ils avaient préparé à destination de la junte un catalogue de mesures économiques à prendre dès que ceux-ci auraient le pouvoir. Plusieurs d’entre eux occupèrent des postes ministériels dans le nouveau gouvernement afin de  mettre en ½uvre la nouvelle politique économique.

Le lien entre les deux chocs

Ce que Naomi Klein veut mettre en évidence, c’est le lien entre les deux aspects du coup d’Etat, l’aspect économique et celui des droits de l’homme. Les tortures abominables commises par le régime de Pinochet ne sont pas pour elle des dérapages, mais bien l’application d’un plan destiné à permettre l’application des mesures économiques souhaitées,  en créant une terreur telle qu’elle plongerait le pays dans une stupeur paniquée rendant possible les spoliations nécessaires à l’application de la politique économique, qui autrement se seraient heurtées à une violente opposition populaire.

Car il y a différentes manière de tuer des gens: d’une part, les assassinats ciblés commis par le régime sur des individus sélectionnés à l’aide de listes de leaders syndicalistes ou paysans, bénéficiant d’une forte visibilité dans leur région; d’autre part, par l’application de politiques économiques les dépouillant de leurs moyens d’existence. C’est là que la population subit les pertes les plus importantes en nombre de victimes.

Elle établit aussi une analogie entre la méthode du choc psychique visant à faire disparaître la personnalité des individus pour leur en fournir une nouvelle exempte de défaut, et celle du choc politique visant à effacer une économie d’une population pour lui en fournir une nouvelle, obéissant également à un modèle parfait.

D’ailleurs, les deux politiques suivies concomitamment par les militaires au Chili étaient inspirées par des spécialistes américains faisant appel au même type de ‘raisonnement’: appliquer des chocs d’une violence inouïe en vue d’imposer aux individus un modèle psychologique et à la population un modèle économique jugés parfaits. Pour leur plus grand bien, évidemment…

Avant le Chili de 1973, un événement comparable à certains points de vue s’était produit lors du Coup d’Etat de Suharto en Indonésie, en 1965. La CIA avait été impliquée dans l’opération car c’était elle qui avait dressé les listes de cibles que le sanguinaire dictateur utilisa lors de sa conquête de pouvoir. Il y avait aussi une équipe d’économistes formés aux Etats-Unis, à l’université de Berkeley dans ce cas. Les politiques économiques préconisées étaient cependant différentes dans la mesure où les théories économiques enseignées à Berkeley «ne s’opposaient pas radicalement à toute intervention de l’Etat» (p. 90).

Une des réussites du livre de Naomi Klein est qu’elle montre d’une façon éclairante dans les événements mondiaux depuis cette période la manière dont les Etats-Unis et leurs économistes ont joué avec les économies de différents pays étrangers considérés comme terrain d’expérimentation de leurs théories.
Elle ne donne pas seulement des faits, elle en fournit une analyse qui permet de les ranger dans un modèle cohérent.

De la même manière que le psychiatre Ewen Cameron avait dû réaliser ses expériences en dehors des Etats-Unis pour que la CIA puisse les financer sans craindre un terrible choc en retour au cas où l’opinion publique les avaient découvertes, les économistes américains sont allés à l’étranger tester leurs modèles politiques extrêmes, qui n’auraient jamais pu être mis en ½uvre
dans leur propre pays sans coûter son mandat au Président qu’ils conseillaient.
Après avoir passé en revue de façon passionnante de nombreux événements mondiaux depuis le Chili de Pinochet, elle en arrive à l’origine de sa réflexion, c’est-à-dire la guerre actuelle en Irak.

L’Irak de 2003

A ce stade, il faut évoquer les aspects non-désintéressés des décideurs des politiques guerrières et économiques du gouvernement des Etats-Unis.

Naomi Klein repasse en revue les fortunes personnelles et les positions privilégiées dans certaines entreprises privées directement impliquées dans la guerre en Irak des décideurs qui la déclenchèrent en 2003. Elle le fait sur la base d’informations déjà publiées, mais son talent particulier est de relier toutes ces informations et de les assembler en un modèle cohérent et très convaincant, qui procure un sentiment de soulagement intellectuel de pouvoir enfin ranger ces faits disparates, incompréhensibles ou exaspérants dans une analyse globale.
En effet, les décideurs de la guerre toujours en cours en Irak n’avaient même pas l’apparence du désintéressement habituellement requis des hommes politiques. Le Vice Président Dick Cheney, le secrétaire à la défense Donald Rumsfeld disposaient d’intérêts personnels très importants dans des sociétés privées directement impliquées dans la destruction et la reconstruction de l’Irak. Qui plus est, sommés lors de leurs procédures de nomination de se défaire de ces participations, Rumsfeld notamment a refusé catégoriquement, puis s’est considérablement enrichi au cours de son mandat. Il ne comprenait même pas que l’on puisse lui reprocher de chercher à faire des profits, puisque c’est considéré comme bien dans son modèle capitaliste.

Ensuite, il faut lire l’analyse implacable des différentes étapes de la guerre, presque entièrement privatisée, où déconstructions et reconstructions permettent chacune de générer des profits considérables, ainsi que les étapes lamentables et honteuses de la prétendue instauration de la «démocratie» en Irak.

A ce propos, on peut mentionner que le «capitalisme du désastre» permet de générer des profits ainsi que des domaines d’expansion pour ses marchés «libérés» même sans guerre, avec le marché juteux des catastrophes naturelles (le Tsunami, par exemple) ou de la sécurité intérieure des Etats-Unis suite aux attentats du 11 septembre 2001.

Conclusion

Sur la base d’un tel réquisitoire, et notamment du fait que, d’après la description très documentée de Naomi Klein, toutes les normes ont été non pas estompées mais pulvérisées, et que l’armée américaine a cette fois torturé elle-même des Irakiens au nom d’une soi-disant «lutte contre le terrorisme», il n’est plus impensable que le Président sortant George W. Bush soit traduit devant une cour de justice nationale ou internationale, ce qui provoquerait enfin la remise en question de plus de trente années de politique américaine impérialiste et criminelle dans le monde.

Catherine VAN NYPELSEER

     
 

Biblio, sources...

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PLANET INDIA
L’ascension turbulente d’un géant démocratique
Par Mira Kamdar
(traduit de l’américain)
Actes Sud 2008
323 p. – 23, 43 Euros

 
     

     
   
   


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