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A PROPOS DES BOEINGS DANS LES BUILDINGS

Banc Public n° 103 , Octobre 2001 , Frank FURET



A la suite des attentats de New York, deux principaux types de lecture de l’événement semblent se détacher: d’un côté ceux y voyant lutte entre l’Occident, incarnation de la tolérance, de la démocratie et du bien, et des barbares arriérés et fanatiques, essayant de désamorcer a priori toute légitimation politique de l’attentat, de l’autre ceux qui, tout en regrettant l’attentat l’analysent néanmoins de manière plus globale, essayant d’en saisir tout le sens en amont. Le spectacle de l’information a fortement promu l’événement-violence: plus un événement est violent, plus il est spectaculaire, et plus il est dans la logique de l’information événementielle; celui qui s’estime victime de l’injustice accroît ses chances d’être entendu s’il use de la violence spectaculaire. Les médias pouvant dès lors devenir instrument d’action, arme politique, véhicules d’une exigence, d’une revendication, d’un chantage, d’une action de déstabilisation, d’une action de désagrégation du système social ou politique.


Truismes

C’est sans doute pourquoi ils mettent souvent en valeur ce qui rencontre leurs options idéologiques et écartent volontiers ce qui va à l’encontre de ces dernières: divers pays autoritaires voire dictatoriaux mais alliés du ”monde occidental” sont très épargnés par les médias: on attend toujours autant de tapage sur les régimes de Syrie, d’Arabie Saoudite ou des autres pays du Golfe que sur celui de Saddam Hussein (le boucher irakien, soutenu dans un premier temps par l’Occident dans sa lutte contre l’Iran) ou des Talibans (soutenus par les States dans leur lutte contre l’URSS).

Dans l’affaire des Boeings dans les buildings, on s’est d’abord attaché à mettre en avant le “ qui ? ” et à diaboliser plutôt que le “pourquoi ? ”; l’attentat est censé indigner, et on ne reviendra pas sur l’injustice qu’il y a à faire plus de cas et de minutes de silence pour 7.000 Américains que de la progression quotidienne mais plus discrète du nombre de morts Palestiniens, du million de morts Rwandais, des morts Tchétchènes, des morts Irakiens dont l’embargo est responsable, etc...

Devinez, devinez qui je suis...

Sommes-nous en présence d’une aristocratique devinette? D’un jeu dont la logique réelle est réservée à ceux qui en maîtrisent les arcanes, le spectacle réservé à la populo se contentant de distribuer avec plus ou moins de nuances les rôles du bon et du méchant? Même si les pistes mènent à Ben Laden, l’attentat n’a pas, en tout cas été revendiqué; les raisons encore moins; ici, pas de revendications, pas d’explications, pas de programme: le mystère est-il censé décupler notre intérêt, comme le réclame un bon polar? Seul à avoir fait une déclaration politique, le mollah Omar, chef des Talibans déclarait « être désolé par les morts des deux tours » expliquant que le peuple Américain devait prendre conscience des exactions de son gouvernement. C’est ici que le profane, le curieux se met en quête d’exactions et de raisons. Se réjouir de la mort de 7.000 personnes serait idiot et lâche; condamner fermement l’attentat est une chose, comprendre en est une autre et la tentation est grande d’aligner des millions de victimes d’ordres injustes aux côtés des morts des deux tours, d’estimer que les terroristes sont des créatures d’une situation économique et politique injuste. C’est à cela qu’il faut apporter des réponses; il faut immédiatement supprimer la dette des pays pauvres et s’attaquer aux spéculateurs juge un courriel d’ ATTAC, l’organisation citoyenne pour une autre mondialisation (1).
Etablir des liens directs de causalité entre les misères du tiers-monde et les attentats, resituer l’attentat dans un contexte de conflit Nord-Sud constitue presque un réflexe obligé dans le chef de tout qui est sensibilisé à la problématique mondiale: ces attentats auraient-ils été possibles sans le contexte mondial actuel, bourré de problèmes non résolus: question palestinienne en éternel suspens, mais aussi, plus largement, question de l’humiliation de civilisations entières.

Pour beaucoup, sanctionner l’acte sera insuffisant. Des réponses doivent être cherchées plus en amont: lutte contre les inégalités, rattrapage de “l’écart” Nord-Sud , respect des cultures et des environnements, lutte contre la misère et la précarité qui se généralisent, sauvegarde de la démocratie mise à mal par la globalisation.

La déstabilisation et la fragilité de régions entières , le non respect des droits légitimes de tous les peuples, la prolifération des armes et des technologies de mort, la corruption et les flux d’argent sale abrités par les paradis fiscaux ont offert au terrorisme des moyens sans précédent; les frustrations nées de la misère, du poids insupportable de la dette sur les pays du Sud et la non résolution de conflits qui durent depuis puis des dizaines d’années fournissent aux visées meurtrières un vivier de désespoir et de haine.

Domination économique?

Pendant deux décennies au moins, l’aide alimentaire occidentale a servi de politique de soutien des prix mondiaux des céréales et des produits laitiers en permettant d’écouler une part des productions agro-alimentaires en marge des circuits marchands, tout en transformant progressivement les bénéficiaires de l’assistance en clients réguliers des productions occidentales, ou en privant les agricultures nationales de leurs marchés urbains, y décourageant de ce fait toute entreprise d’accroissement de la production vivrière locale. Convaincus d’avoir pour vocation d’être dans tous les secteurs, sauf celui des matières premières, les fournisseurs exclusifs ou principaux de la planète, en même temps qu’ils décourageaient les importations, les grands états du Nord n’ont cessé d’affiner les stratégies ayant pour but d’accroître leur part de marché planétaire, et de liquider les barrières entravant l’expansion de leurs exportations tout en se réservant la possibilité d’opérer des replis protectionnistes là où ils ne sont pas assurés que la liberté du commerce leur sera totalement favorable: l’histoire ne manque pas d’exemples où les plus puissants imposent à leurs partenaires d’ouvrir leurs frontières à une concurrence le plus souvent faussée. La Grande-Bretagne, dans la deuxième moitié du 19ième siècle, se fit déjà le chantre d’une telle ouverture, les métropoles coloniales imposant le libre accès de leurs productions à leurs possessions tout en fermant leur marché aux produits manufacturés coloniaux et en décourageant la fabrication par des mesures autoritaires. Pour les pays les plus faibles les périodes de libre échange ont historiquement correspondu à des phases de tassement ou de régression de leur production, alors que les pays occidentaux se protégeaient à chaque étape de leur expansion industrielle.

Donne environnementale

Outre la croyance en sa destinée à inonder le monde de ses exportations quitte à tenter d’y restreindre le développement de productions analogues, le Nord puise également sans limites dans les ressources de la planète; depuis 25 ans, la pression démographique se faisant plus pressante, la conscience de la finitude de la planète et de ses ressource se faisant plus aigüe, le mode de consommation des pays riches a cessé d’être un modèle pour devenir un scandale: dévoreur d’eau, d’air, d’espace, producteur de déchets de toutes sortes, faisant sans vergogne main basse sur des biens communs non renouvelables, c’est ainsi que l’Occident est perçu dans le reste du monde même si celui-ci aspire au confort qu’il procure (2). Les pays les plus riches ont aujourd’hui 80 % des revenus planétaires: le 6ième de l’humanité consomme 60 % de l’énergie, 75 % des métaux, 85 % du bois et 60 % des denrées alimentaires produits sur le globe, produit trois quarts de tous les déchets solides, et rejette dans l’atmosphère 54% du CO2 émis sur la planète. Tant que l’illusion de ce que le modèle occidental s’étendrait un jour à toute la planète a duré, il n’a pas paru illégitime, mais l’impossibilité de le généraliser aux huit milliards d’êtres humains du 21ième siècle l’a transformé en privilège, dès lors perçu comme l’apanage d’une minorité (2).

Hypocrisie

Et même si la bonne conscience occidentale s’en inquiète à l’occasion de conférences internationales surmédiatisées, les nations riches ne semblent point prêtes, pour des raisons économiques et électoralistes, notamment, à remettre sérieusement en cause des niveaux et des modes de consommation jugés naturels et légitimes par des populations qui les considèrent comme des acquis définitifs, confortées en cela par leurs classes politiques, qui n’ont renoncé a aucun des postulats fondateurs de l’industrialisme des Trente glorieuses, qui n’ont cherché aucune alternative viable aux modes de croissance dominants et qui continuent de présenter l’expansion de la consommation comme horizon indépassable des économies et des sociétés, même si la relative montée en puissance des formations écologistes et des mouvements de consommateurs illustrent un vacillement relatif de leurs certitudes.

Faux culs

Autoproclamés champions de la préservation des espaces naturels et de l’utilisation de technologies propres, stigmatisant les comportements de nombre d’états du Sud ne se souciant pas assez de leur environnement, tentant de convaincre ceux ci de ne point suivre leur exemple et d‘adopter des politiques de développement respectueuses d’écosystèmes fragilisés par leurs prélèvements, c’est avec inquiétude que le Nord mesure les effets de la mondialisation de son modèle de croissance et de ses logiques économiques; mais tout en allumant des cierges au développement durable, le Nord ne cesse de montrer son incapacité à inverser les logiques qui ont été jusqu’ici la base de sa croissance.

Ce cynisme est surtout le fait des Etats-Unis, qui se distinguent de l’Europe par leur refus de procéder à quelque ajustement énergétique que ce soit; Washington a forgé une série d’arguments lui permettant de diluer sa responsabilité. Quand des expériences biaisées, financées par les grands groupes producteurs d’énergie ne nient pas carrément l’impact écologique de l’effet de serre, les USA désignent comme coupables du réchauffement climatique: la croissance démographique non maîtrisée du Sud et la déforestation sauvage qui y règne; les USA refusent d’endosser leur part de la dette écologique, les limites de la provocation étant franchies lorsque Bush Junior a refusé d’entériner les accords de Kyoto, déjà insuffisants selon les climatologues mondiaux, alors qu’il l’avait promis avant les élections, n’hésitant pas à gaffer lourdement puisqu’il déclara, à peine élu, « sa confiance dans les USA et ses alliés Européens a résoudre les problèmes du réchauffement climatique »; de fait, les pays développés devraient pouvoir s’en tirer sans trop de casse, mais les pays du Sud seraient les principales victimes: on parle de millions de réfugiés du Bangla Desh en cas de hausse du niveau des mers par exemple. La ceinture intertropicale de la planète (3) sera plus gravement affectée que les zones tempérées, les cyclones, inondations, sécheresses récurrentes ont déjà commencé à exercer des ravages plus violents dans les zones tropicales et arides que dans les espaces tempérés, ce qui n’incite guère les pays riches, qui souffriront moins des changements climatiques, à remettre en question des pratiques ayant pourtant fait la preuve de leur nocivité (2). Il faut dire qu’une action contre l’effet de serre affecterait la plupart des groupes d’intérêts des pays pollueurs de façon beaucoup plus immédiate que le changement climatique lui-même, compte tenu de la logique du profit à court terme; la menace n’est pas immédiate et ne touchera pas avec la même intensité toutes les régions du monde.

Privilèges

L’entêtement des puissances du Nord à dicter à chacun les rythmes et les modalités de sa croissance en continuant à donner le spectacle des plus indécents gaspillages, est donc du plus mauvais goût, même si certains états du Sud ont admis la nécessité d’adopter des modes de développement durable.
Le plus remarquable des privilèges et de la puissance est la liberté de décider des dés avec lesquels on propose à ses partenaires de jouer. Mais le Nord a vu le monde changer sans en maîtriser toutes les évolutions, qui ne lui sont peut être pas toutes favorables; la montée en puissance des pays les plus industrialisés du Sud, leur visibilité accrue sur les marchés mondiaux et la concurrence qu’ils font aux productions du Nord sont parfois vécues comme autant de traumatismes par les sociétés occidentales: délocalisations, concurrence des pays en train d’émerger.
Le Nord, toujours hégémonique, a entrepris une vaste reconstruction du socle de sa suprématie et se donne les moyens de verrouiller l’avenir à son profit; nombre de ses citoyens restent convaincus de la légitimité de ses privilèges tout en ne les ressentant point comme tels, mais ont une conscience de moins en moins confuse des autres, à laquelle l’affaire des tours WTC ajoutera, on l’espère, sa petite brique. La suprématie de l’Occident risque t’elle d’être emportée par la démographie galopante et les frustrations de la misère? Le triomphe de l’Occident, se demande Sophie Bessis (2) ne serait-il en somme qu’une victoire à la Pyrrhus? Le projet occidental d’englober le monde à l’intérieur de ses frontières annoncerait-il un monde dans lequel il se perdrait?

Doutes universels?

Dans ce monde brouillé par la rapidité des mutations qui alimentent les peurs, les frustrations, les aspirations et les incertitudes de tous, chacun tente de trouver des repères en rebâtissant des mythes ou en se construisant de nouvelles citadelles; les mondes qui se partagent inégalement une planète de plus en plus ouverte s’affrontent et se rencontrent, se redéfinissent les uns contre les autres tout en s’imbriquant de plus en plus les uns dans les autres.
Théoriquement, l’Occident accepte désormais l’équivalence absolue de tous les représentants d’une espèce humaine réunifiée sous la bannière des droits de l’homme; les manifestations contemporaines de la suprématie occidentale sont plus complexes et plus ambiguës que celles du temps des certitudes absolues, mais ne s’en éloignent pas beaucoup, estime, Sophie Bessis (2); la glorification de l’universel n’empêche pas toujours d’en expulser l’autre; l’Occident n’envisage guère de renoncer au privlège de distribuer à sa guise, et selon des critères définis par lui seul, les titres d’accès à la «véritable humanité», celle qui lui ressemble—

Gênes ?

L’énergie avec la quelle l’Occident défend les droits de l’homme est directement fonction de ses impératifs géopolitiques ou économiques. On peut choisir d’être sourd et aveugle quand les droits de l’homme sont bafoués par un allié tout en s’élevant avec vigueur contre des violations identiques quand elles sont le fait d’un adversaire: que l’on pense aux égards auxquels a droit l’Arabie Saoudite, régime corrompu jusqu’à la moêlle et poussant jusqu’à la barbarie la mise en actes de la lecture la plus obscurantiste de l’islam; le seuil de tolérance de la diplomatie occidentale vis-à-vis de l’islamisme dépend directement du camp dans lequel se situent les dirigeants qui s’en réclament. C’est moins leur ancrage religieux que l’anti-occidentalisme militant des dirigeants Iraniens de l’époque de Khomeny qui a été si vivement combattu par l’Occident.
Le soutien aux Talibans afghans restait, jusqu’avant l’affaire des Boeings dans les buildings, un excellent exemple du recours sélectif à l’éthique, petit jeu dans lequel excellent les USA.(Voir article BP 53)

Effets tragiques de ce double langage: l’universel occidental devient paillettes à ceux qui en subissent les retombées et fait figure de ruse ultime d’un Occident toujours soucieux de légitimer ses entreprises; si l’Occident ne peut être tenu pour seul responsable des convulsions identitaires de tant de régions du Sud, il ne peut non plus en être exonéré. La guerre du Golfe en est un bel exemple: le dictateur Irakien , soutenu par l’Occident contre l’Iran, dans lequel on voyait un « laïc » et un « progressiste » (la condition des femmes en Irak continue d’être régie par un code du statut personnel largement inspiré du droit musulman, la polygamie y est autorisée de même que le privilège masculin de la répudiation, Hussein a recours au clanisme le plus archaïque pour renforcer le monopole qu’exercent les siens sur le pouvoir).
Dès qu’il envahira le Koweit, le refrain changera; la coalition internationale luttera contre un vilain dictateur faisant peser sur son peuple un joug épouvantable; mais la majeure partie de l’opinion arabe déteste les princes du Golfe trop riches, trop arrogants, se comportant dans toutes les capitales arabes où ils prennent leurs quartiers comme en pays conquis, y faisant bombance sans pudeur alors qu’ils font régner chez eux un ordre moral sans pitié: le petit peuple se réjouira de voir Saddam Hussein infliger une leçon à ces richards mal dégrossis, et prennent le rapt des hydrocarbures Koweitiens pour un début de redistribution régionale. Les diktats, les silences, les trucages érigés en autant de stratégies par les diplomaties occidentales contribueront à renforcer les tenants des pires replis identitaires des pays du Sud et à affaiblir les tenants locaux de l’universalité de la liberté.

Ethnocentrisme?

L’Occident est donc la patrie que s’est choisie le Bien et est donc, à ce titre, le seul fondé à le défendre: le personnel politique s’attachant à entretenir, aux USA, cette conviction dans une population préparée à les croire, et de toute façon assez peu intéressée par ce qui se passe ailleurs; cette tranquille certitude traverse toute la sphère: des deux côtés de l’Atlantique Nord, le discours dominant est bâti autour d’une lénifiante rhétorique ahistorique servant à établir une sorte de consubstantialité intemporelle entre humanisme et Occident, qui ne saurait faire fi de valeurs qui lui sont si intimes.
Il existe en Occident plusieurs façons d’aborder l’existence des autres: de leur négation à la reconnaissance d’altérités habillées de fausses équivalences en passant par leur stigmatisation, elles apparaissent comme autant de stratégies susceptibles de reconstruire, avec des images inédites et selon des modalités renouvelées, des hiérarchies fondant la supériorité occidentale. Dans une telle construction, l’universel ne peut s’incarner que dans une forme, celle que lui a donné la vieille Europe et ses prolongements: qui ne tente de lui ressembler se voit privé du droit de se réclamer des principes qui en découlent par ceux qui gardent le monopole de leur énonciation.

L’autre ne devient jamais aussi parfait que quand il veut vraiment devenir occidental, pas seulement moderne ou démocrate, mais occidental; avoir un look occidental peut même suffire à se faire passer pour démocrate aux yeux du spectateur de l’Occident, où la majorité des citoyens reste persuadée de tenir lieu de modèles au reste de l’humanité.
Ne pas s’éloigner du modèle, ne pas s’affranchir, voilà la voie unique ouverte aux quêteurs d’universel. L’omniprésence de l’Occident, sa toute puissance réelle ou exagérée, peuvent se mesurer à la place qu’il occupe partout dans les esprits: les discours des élites du Sud s’organisent toujours par rapport à ce qu’il fait et ce qu’il dit, quelles fassent de lui le responsable de tous les malheurs du monde ou qu’elles lui demandent d’y remédier.
Les analyses des problèmes des pays du Sud ont surtout consisté ces dernière décennies à établir la liste des manques dont souffrent ces derniers: manque d’argent, de savoir, de cadres, absence de bourgeoisie ou de classe ouvrière, défaut de base industrielles et de technologies, chaque région s’est vue fournir le catalogue de tout ce qu’elle n’avait pas et qui rendait le modèle inaccessible.

Haines identitaires

L’histoire récente des pays du Sud essaie de réfuter telles explications et raconte les colères, les frustrations, la nostalgie d’un temps d’avant, réinventé pour construire des mémoires avec lesquels il n’est pas impossible de vivre, tissant aussi la trame des rapports Nord Sud en faisant de l’Occident le “deus ex machina” des maux de la planète. Que ces cultures glorifient un passé pré-colonial ou cherchent dans le retour à une authenticité fondatrice les motifs de fierté difficiles à trouver dans la situation présente, elles veulent opposer des défenses à cette culture du mépris qui a été la marque du conquérant, de l’occupant ou du tuteur venu du Nord, les plus assurés contestant à l’Occident le privilège de dire la norme. Mais ces incantations réactives anti-occidentales sont de plus en plus instrumentalisées pour sauvegarder des privilèges, combattre des adversaires locaux ou permettre aux élites du Sud de s’exonérer de leurs propres responsabilités dans les tourments de leurs pays, la sacralisation des traditions pouvant en effet servir de barrage à tout désir de nouveauté susceptible de menacer les pouvoirs établis.
L’Occident se contente d’incarner la toute puissance: on y voit un véritable génie du mal; même des actions philanthropiques peuvent cacher de noirs desseins et servir son projet de demeurer le seul maître du monde; tout ce qui vient de lui est objet de méfiance: il n’est pas un mouvement, pas une famille d’idées qui n’ai eu recours à un moment ou un autre à la thèse du complot occidental pour expliquer l’échec des entreprises censées permettre au Sud de relever la tête. Les Marxistes, les tiers-mondistes, la totalité des variantes du nationalisme puis de l’islamisme se sont succédés pour lui attribuer un pouvoir de nuisance illimité et prendre l’exact contrepied de ce qu’il propose, tant est grande la crainte de tomber dans les pièges qu’il est supposé tendre. Les soupçons engendrés par les stratégies Malthusiennes préconisées au Nord en sont un bel exemple: certains milieux du Sud se sont persuadés que l’expansion vertigineuse du SIDA ne doit rien au hasard et que ce fléau , « produit direct de la déchéance de l»Occident » a été inventé par des laboratoires Américains puis sciemment exporté vers les régions les plus peuplées, incapables de contrôler leur démographie: ces thèses, pourtant infirmées par les données scientifiques, ont acquis le statut de vérité dans nombre de pays du Sud où certains dirigeants y ont fait publiquement référence.
Des haines rancies du monde Arabe (2) à la fascination indienne pour son propre passé, l’Occident sert de principale référence aux récits historiques censés l’expulser des mémoires collectives et des passés dénationalisés: c’est en haïssant qu’on croit se forger une existence. La crainte de ne pouvoir échapper à la puissance d’attraction occidentale, d’être l’éternelle victime des stratagèmes qu’elle invente se mêlant à de plus récents ressentiments et à d’improbables nostalgies de paradis perdus.

Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

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(1) Courriel ATTAC, info, 271,”Pas de paix globale sans justice globale”, Benito PEREZ et Gabriele FONTANA

(2) Sophie BESSIS : ‘’l’Occident et les autres, histoire d’une suprématie’’ éditions La Découverte, 2001

(3) GIEC, cité par Le Monde du 26, 27 et 28 novembre 1997

 
     

     
   
   


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