Il était une fois...

Banc Public n° 165 , Décembre 2007 , Catherine VAN NYPELSEER



Depuis  le milieu des années ’90, une nouvelle technique de communica­tion s’est développée aux Etats-Unis: le «storytelling», ou fait de raconter des histoires. Elle consiste à utiliser des histoires ou des annecdotes pour transmettre un message et obtenir une adhésion émotionnelle de ses interlocuteurs. Elle s’est développée dans tous les domaines de la société: dans la communication publicitaire et politique, mais aussi dans la gestion des entreprises et la formation des militaires.
Il y a maintenant là-bas des spécialistes en ce domaine, appelés «narratologues», et des institutions spécialisés comme l’Institute for creative technologies (ICT).

Marketing

Au milieu des années 1980, les entreprises avaient découvert qu’elles prospéraient bien plus en valorisant leurs marques que leurs marchandises. Mais ce concept avait ensuite montré sa fragilité lorsque la fidélité des consommateurs à une marque avait commencé à diminuer. Le compor­tement du consommateur devenait imprévisible puisqu’une marque plébiscitée pendant des années pouvait ensuite passer de mode sans que ses promoteurs n’en comprennent toujours la raison, provoquant des pertes financières considérables.

Dans le cas du célèbre fabriquant de chaussures de sport Nike, ce sont des campagnes de dénonciation menées par des ONG suite à des enquêtes sur le terrain à propos des conditions de travail des personnes qui fabriquaient les célèbres chaussures qui avaient «désenchanté» la marque. Selon son manager, les produits Nike étaient devenus synonymes «de salaires d’esclaves, de travail forcé et d’arbitraire» (p. 27). La marque était malade. Ce qui avait rompu le lien entre cette marque et les consomma­teur, c’étaient les histoires honteuses d’exploitation qu’elle véhiculait malgré elle.

Pour y remédier, Nike recruta en 1999 la directrice du programme de lutte contre le travail des enfants à l’orga­nisation mondiale du travail. Elle consulta également un universi­taire pionnier de «l’organizationnal story­telling» qui avait participé aux campa­gnes anti-Nike dans les années 1990.

La  firme réforma sa politique du travail et prit des engagements écolo­giques. Ce faisant la marque « se donnait une nouvelle identité narrative» (p. 32).

Pour Thierry Salmon, à partir des années 2000, l’ensemble des grands groupes américains s’engagent dans des entreprises de «reconstruction narrative» de leurs marques.

Il présente l’exemple de la marque de whisky Chivas, dont l’image était celle d’un whisky que votre père buvait, que l’on offrait, mais que l’on ne buvait pas soi-même. Son marketting décide alors de réécrire l’histoire de la marque, et embauche un journaliste pour écrire le récit de ses heures de gloire, intitulé «The Chivas legend», sous la forme de 12 épisodes de la vie multiséculaire du whisky de 12 ans d’âge.

L’histoire commence par l’octroi du label royal par la reine d’Angleterre au XIXe siècle, lors de sa visite de la distillerie de Balmoral; d’autres épisodes réfèrent aux années 1950 au cours desquelles Chivas débarque aux Etats-Unis dans la grande période du rock’n’roll, en compagnie de nombreuses starts de l’époque comme Frank Sinatra, Sammy Davis Jr.

Le récit circule via des storytellers qui le colportent dans les bars et les discothèques, comme les conteurs du bon vieux temps... et la marque connait désormais une croissance à deux chiffres de ses ventes.

Il ne s’agit plus de rendre une marque familière ou célèbre, mais de créer «une relation singulière, émotionnelle, entre une marque et ses affiliés» (p. 34). Pour cela, elle doit dispenser un récit cohérent comprenant son histoire, les produits qu’elle fabrique, les conditions de travail, le service qu’elle offre à la clientèle, etc...

Dans ce nouveau type de marketting,
le consommateur n’est plus séduit par la marque mais plutôt incité à une conduite qui lui permet de rester dans le récit en accomplissant l’acte d’achat souhaité.

Politique

Le précurseur du storytelling en politique a été Ronald Reagan dans les années 1980. Dans ses discours, il racontait sans cesse des anecdotes, parfois fausses. Comme celle d’une jeune vietnamienne arrivée aux Etats-Unis avec ses parents sans un sou et sans parler un mot d’anglais, et qui venait d’être diplômée de l’académie de West Point. La morale de cette histoire, qu’il fournissait également, était d’établir que tout est possible aux Etats-Unis «pour ceux qui ont la foi, la volonté et le coeur».
George W. Bush a utilisé le même type de rhétorique vingt ans plus tard.

Le «tournant narratif» qui s’est produit dans les années Reagan a, selon Christian Salmon, son origine dans la présidence Nixon et le « traumatisme du Watergate» (p. 131).
Pour Nixon, dès le début de sa présidence, la presse était l’ennemi. Il lui reproche notamment le traitement favorable de son ancien adversaire John F. Kennedy , devenu une légende après son assassinat, ainsi que la prééminence médiatique des adversaires de la guerre du Viêt-nam et cherche à la contourner en s’adressant directement à la polulation par l’intermédiaire de la télévision.

Il crée une nouvelle structure d’appui à la présidence, le White House Office of Communications, parce que les présidents doivent, d’après ses mémoi­res, «être des maîtres dans l’art de manipuler les médias, non seulement pour gagner les élections mais pour mener à bien leur politique et soutenir les causes auxquelles ils croient».

Sous la présidence de Reagan, cette structure sera chargée de gérer la stratégie de communication de la présidence en fonction de l’agenda législatif. Elle s’assure que l’administration parle d’une seule voix et exerce donc un contrôle centralisé. Plutôt que de communiquer sur les enjeux essentiels, elle tend à créer une contre réalité, un monde de mythes et de symboles permettant aux gens de se sentir bien avec eux-mêmes et avec leur pays.
Ensuite, pour Christian Salmon, « la communication change d’échelle et de registre». Il s’agit de moins en moins d’informer, et de plus en plus de créer un «univers virtuel», «un royaume enchanté peuplé de héros et d’antihéros, dans lequel le citoyen-acteur est invité à entrer. Il s’agit moins désormais de communiquer que de forger une histoire et de l’imposer dans l’agenda politique» (p. 135).

Les campagnes électorales deviennent alors des «duels d’histoires» qui durent pendant des mois, et au cours desquels de nouvelles histoires doivent être proposées sans cesse, au fur et à mesure que les précédentes lassent le public. Le gagnant est le candidat dont les histoires sont en connexion avec le plus grand nombre d’électeurs. En voici un exemple:

Ashley’s  story

L’histoire d’Ashley Faulkner a servi de base au clip le plus onéreux de la campagne présidentielle de 2004: 6,5 millions de dollars. Cette fille d’un consultant en marketing dont la mère est décédée dans les attentats du 11 septembre 2001, alors qu’elle était âgée d’une dizaine d’années, y est présentée comme passant d’un état de prostration consécutif à cette perteà un état mental normal suite à l’intervention de George W. Bush.

Dans le clip, elle est d’abord présentée par son père en train de lire dans un hamac: suite à la perte de sa mère, elle s’est refermée sur elle-même. Une amie l’emmène à un meeting du candidat George W. Bush, et la lui présente comme une jeune fille qui a perdu sa mère dans le World Trade Center. Il la prend dans ses bras et ses yeux se remplissent de larmes. La scène suivante montre à nouveau la jeune fille, épanouie, dans le jardin de la maison familiale, et nous aprenons que Bush lui a dit à ce moment-là: «Je sais que c’est dur. Est-ce que tu vas bien ?». Elle nous confie alors avoir pensé «il est l’homme le plus puissant du monde, et il veut s’assurer que je vais bien». Il paraît que ce clip a changé l’issue de l’élection présidentielle!

Elections françaises

Dans sa conclusion, Christian Salmon s’est intéressé à l’apparition du phénomène de storytelling dans les dernières élections présidentielles françaises. Il relève, dans un entretien accordé au journal Le Monde par Henri Guaino, conseiller de Nicolas Sarkozy, la phrase suivante: «la politique, c’est écrire une histoire partagée par ceux qui la font et ceux à qui elle est destinée. On ne transforme pas un pays sans être capable d’écrire et de raconter une histoire.» (cité p. 200).

Ensuite, il relève de nombreux passages relevant du storytelling dans les discours écrits par Guaino pour son candidat: en Normandie, Sarkozy s’est adressé à «ces héros qui ont conquis l’Angleterre, Naples, la Sicile et Antioche»; en Bretagne, il célèbre «la grandeur du marin»; à Marseille, ses interlocuteurs évoquent «les Fédérés qui (...) montent à l’assaut des Tuilleries en chantant la Marseillaise.»

Ségolène Royal, un instant distancée, selon Salmon, rejoint ensuite son adversaire en suscitant dans ses discours l’émotion et la compassion pour des cas individuels, mais également en raison de la ferveur quasi religieuse entretenue autour de sa figure maternelle, constamment en position d’écoute, ce qui «n’est pas sans rappeler l’histoire d’Ashley Faulkner mise en scène par l’équipe Bush, où l’on voyait le président accéder à une sorte de statut évangélique en serrant dans ses bras la fille d’une victime du 11 septembre».

Conclusion

L’ouvrage de Christian Salmon met en évidence un phénomène intéressant au niveau mondial, qui semble avoir pour l’instant épargné la politique belge, où nous sommes confrontés à d’autres maux.



Catherine VAN NYPELSEER

     
 

Biblio, sources...

Storytelling,

la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits.
Par Christian Salmon
Editions La Découverte
Octobre 2007


235 p – 20,35 Euros

 
     

     
   
   


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