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L’ouvrier devant sa vieille machine

Banc Public n° 109 , Avril 2002 , Yves LE MANACH



Quand, après une longue période de doute quant à l’avenir du mouvement de mai 1968, j’ai fini par reconnaître ma défaite et me suis décidé à reprendre le travail, j’ai décidé de ne plus me préoccuper des détails. Les détails tendent à s’ajuster aux circonstances, surtout si l’on fait preuve de conviction.


Mon point de départ fut le suivant: choisir n’importe quoi et décider que ce serait le commencement. Puis, le choix effectué, faire face à ce commencement. Une fois face-à-face avec lui, le laisser me conduire où qu’il veuille me mener. Je pensais que si j’avais assez de conviction et si je portais vraiment un projet en moi, n’importe quel point de départ finirait par me conduire là où, de toute façon, je devais arriver. Mais il m’y conduirait plus vite que si je restais enfermé dans ma pureté, armé du seul désir de ne pas me compromettre.
Puisque j’avais été vaincu dans ma tentative d’émancipation, puisque je n’avais pas su m’émanciper et que je n’étais pas capable d’être autre chose qu’un ouvrier, autant être en paix avec moi-même, autant être un bon ouvrier. Je me laissai même convaincre de devenir délégué syndical.
Ce fut mon point de départ.
En 1936, en pleine crise économique, les salariés se battaient pour la semaine des quarante heures, pour les congés payés et la sécurité sociale. Aujourd’hui, dans des conditions relativement semblables, nous nous battons (de moins en moins) pour des primes de licenciement. Nous avons épuisé l’imagination de nos chefs syndicaux ainsi que le catalogue des revendications, nous sommes face au vide de notre condition.
Tant qu’il fut question de faire du syndicalisme revendicatif (par exemple convertir de possibles augmentations de salaire en “chèques repas”), les choses se passèrent à peu près bien. Mais quand notre tour arriva de nous battre pour les primes de licenciement, je ne pus supporter d’être traversé par les décharges d’adrénaline de mes compagnons de travail, les miennes me suffisaient amplement.
Je commençai à me demander si je ne m’étais pas trompé de point de départ et même si je portais réellement un projet en moi. Je m’interrogeais sur mes capacités. Etais-je seulement capable de subir un destin? Ou n’étais-je qu’un légume? La réponse ne tarda pas à arriver: je fus licencié.
Et me voilà de retour devant le clavier de ma vieille machine à écrire. Alors que je n’escomptais pas retrouver cette place avant le commencement du troisième millénaire (l’âge de la pension), dès la fin du deuxième millénaire mon “point de départ” me conduisait à la place que je considère maintenant comme étant celle qui m’a été attribuée par le destin.

Multilinguisme


Lors d’une émission à la RTBF, on interviewait un Africain qui raconta l’histoire suivante:
Ayant dû se rendre à l’aéroport de Zaventem pour acheter des bilets d’avion, il eut affaire à un emplyé flamingant qui refusa systématiquement de lui parler en français. Le hasard voulut que les deux hommes eurent à se rencontrer à nouveau.
C’était au Club Méditerranée, sur la Côte d’Azur. L’employé flamingant apercevant l’Africain, s’avança et s’adressa à lui en français:
- Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés quelque part?
L’Africain, rancunier mais ne manquant pas d’humour, fit l’innocent. Faisant semblant de ne pas comprendre le français, il répondit systématiquement dans sa langue maternelle, qui était le walaf.
Alors que la langue française était, dans ce cas-ci, leur seule possibilité de communiquer, la raideur de l’un et la rancune de l’autre avaient empêché cette communication.
Cela me rappelle une autre histoire à laquelle j’ai personnellement assisté.
J’étais assis dans le métro, au terminus Simonis, à proximité d’un couple d’Africains qui conversaient en français. Quelques stations plus loin monte un couple d’Européens. L’homme blanc écoute discrètement l’Africain, puis l’aborde poliment pour lui demander si, par hasard, il ne serait pas Zaïrois. Sur la réponse affirmative de l’Africain, les voilà partis tous les deux dans une conversation en langue zaïroise ponctuée de nombreux éclats de rire. Sur quoi la femme blanche, une belle femme blonde aux yeux bleus, fait remarquer à son compagnon qu’elle ignorait qu’il parlât aussi bien le zaïrois. Puis, se tournant vers le couple d’Africains, elle leur fit savoir qu’elle-même était Sénégalaise. Ce qui souleva une tempête d’éclats de rire de la part des quatre personnes. L’espace d’un instant je regrettai de ne pas être Camerounais.

La vengeance d’une lectrice


Henriette aimait Justin, mais Justin délaissait Henriette.
Henriette, abandonnée par son époux, lisait beaucoup.
Comme l’ouvrière aux pièces qu’elle était, Henriette commença par lire des romans d’amour dans des collections roses et des romans d’aventure dans des collections noires. Vous voyez de quoi je veux parler!
Cepandant la soif de lecture d’Henriette était telle, qu’elle se prit d’une véritable passion pour la littérature.
Elle ne ratait pas une émission de Bernard Pivot ou de Poivre d’Arvor. Elle ne loupait pas une émission du Masque et de la Plume. Elle achetait des magazines littéraires.
Après s’être repue de Delly, de Guy des Cars et de Paul Kenny, elle passa à Bernard-Henry Levy, à Gluksman et à Régis Debray qu’elle épuisa rapidement. Elle devint plus ambitieuse et se lança dans Maurice Leblanc, Gustave Lerouge, Sherlock Holmes et Agatha Christie, puis dans Henry James, Borges et Bataille...
C’est ainsi qu’elle commença à devenir une véritable érudite. Elle avait le sentiment de faire partie d’un cercle fermé. Après avoir découvert Albert Paraz et Armand Robin, elle commença à s’intéresser aux biographies.
Mariée à 17 ans, délaissée à 18 ans, arrivée à l’âge de 19 ans Henriette possédait un bagage littéraire peu ordinaire. Elle pensait même laisser tomber son travail d’ouvrière aux pièces pour suivre des études de Romanes.
C’est à cette époque, toujours entraînée par les hasards de la passion, qu’elle découvrit Baltasar Gracian et Machiavel. De là à L’Art de la guerre de Sun Tzu et aux Mémoires de Lacenaire, il n’y avait qu’un pas.
Mais c’est quand elle prit connaissance du Livre des Fauyttes d’Armes et de Chevalrye de Christine de Pisan qu’elle franchit ce pas et qu’elle commença à concevoir clairement l’idée de vengeance envers celui qui l’avait abandonnée. Comme elle mûrissait un plan implacable, elle se rendit compte que l’individu avait été enterré sous une montagne de livres et qu’elle était déjà vengée. Elle en ressentit néanmoins un sentiment de frustration. Afin d’étancher ce sentiment, elle décida qu’aux élection présidentielles elle voterait pour Arlette Laguiller. Cette idée à peine formulée lui apparut dans toute sa cocasserie et elle éclata d’un rire qui résonna comme un chant de liberté.

Du style

Un livre est constitué, pour un tiers au moins, de phrases sans importance; il n’y a pas d’action, mais beaucoup de propositions subordonnées coincées entre deux virgules, des adverbes et des adjectifs. Tout cela pour faire joli et pour remplir, mais qui pourrait se trouver à un autre endroit du livre, ou même dans un autre livre. Par exemple dans le Fils de l’été , des tas de phrases, retirées de leur contexte, n’expriment rien du complexe d’¸dipe, et prennent un sens dérisoire et sans intérêt. Par exemple: «Nous sommes le 18 juin et le soleil se lève sur l’Orient». De qui est-ce? De Charles De Gaulle, de Mao Dze Dong ou de Pierre Loti? Ou est-ce un message de la météo? Je trouve que l’on devrait écrire «Le soleil se levait à ma gauche car j’ai l’habitude, en me levant, de regarder vers le Sud». Cela situerait la place du narrateur avec plus de précision. Ou alors «Le soleil pâle rampait sur les structures en béton de la centrale nucléaire». Cela ferait réaliste.
«Fernand Dupont avait passé la soirée devant son poste de télévision en compagnie de Brigitte Bardot». Et c’est signé Simenon. Aussitôt on devine l’atmosphère! «Fernand Dupond avait passé la soirée devant son poste de télévision en compagnie de Marianne». Et c’est signé Jacques Chirac. Aussitôt l’on devine la propagande électorale.
Et ainsi de suite...

Yves LE MANACH

     
 

Biblio, sources...

Publié aussi sur le site d'Yves le Manach

 
     

     
   
   


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