Intelligence artificielle, robotisation et emploi (3): Scénarios et solutions

Banc Public n° 235 , Février 2015 , Frank FURET



Le mois passé, Banc Public évoquait les avis d'experts divisés sur la question de l'impact des progrès en robotique et intelligence artificielle sur le taux d'emploi. A l’opposé de la  vision optimiste (création de nouveaux secteurs d'activités et donc de nouveaux emplois qui compenseraient les pertes de postes induites par les progrès technologiques), de nombreux observateurs soulignent que les cols bleus ont déjà été fortement impactés par la robotisation, et remarquent que les progrès réalisés notamment en intelligence artificielle vont maintenant impacter les cols blancs.

 

Selon cette vision, si les profils les plus compétents tireront leur épingle du jeu dans ce monde automatisé à outrance, ce ne sera pas le cas de tous: beaucoup perdront leur emploi.  Avec l’eau, les énergies fossiles, et d’une manière générale les ressources de la planète, le travail va devenir  une ressource rare. D'où des réflexions de plus en plus nombreuses sur les contours du monde qui vient.

 

Bouleversement du monde du travail

 

Le travail va connaître un nouveau bouleversement dans la future économie numérique. Les tendances de ces changements sont déjà perceptibles, modifiant le rapport entretenu par chacun avec l'activité, son organisation et sa rémunération. «Le cours de la vie», remarque François Leclerc, «s’annonce moins strictement rythmé par la succession de périodes de formation, puis de travail, auxquelles le "non-travail", nommé retraite, succède, ces trois états étant appelés à se combiner. La figure du travailleur autonome, plus mobile et plus axé sur son développement personnel pourrait émerger. Comme celle d'un travailleur de plus en plus précaire».

 

Vers moins d'emplois ?

 

L'avenir de la technologie est plus facile à imaginer que l'avenir de l'homme, admet Kevin Kelly.

Il n'existe de fait aucun mécanisme de causalité, physique, économique, sociologique ou juridique, qui garantisse que de nouveaux emplois viendront remplacer ceux qui auront disparu.

 

48 % des 1.900 experts interrogés par le Pew Research Center  anticipent d’importantes destructions d’emplois d’ici 2025, suivies d’une augmentation des inégalités (du fait de l’augmentation du nombre de personnes inemployables). Carl Frey et Michael Osborne ont, fin 2013, ouvert le ban et développé un modèle d’analyse leur permettant de prévoir que 47% des emplois américains allaient être «fortement menacés». Ce chiffre résulte de l’étude, une par une, des probabilités d’automatisation de 702 professions. L'économiste libéral orthodoxe américain Lawrence Summers en vient lui-même à s’inquiéter: «les robots nous prennent déjà nos emplois»; il  y voit le principal enjeu que le capitalisme, qu’il défend,  devra affronter. De fait, non seulement les robots sont déjà très présents parmi nous, mais cela ne fait que commencer et va s’intensifier dans les secteurs d’activité les plus variés. Aussi bien dans le transport que dans l’agriculture, dans la finance que dans la médecine, dans la restauration ou le journalisme, ou bien pour des utilisations militaires, domaine qui a  particulièrement avancé en cette matière.

 

Le phénomène ne se limitera pas aux activités les moins qualifiées et répétitives, aux tâches les plus simples à exécuter. Les plus complexes vont également être touchées, ainsi que l’explique Paul Jorion: «Les tâches qui nous semblent les plus complexes sont algorithmiques, impliquant de nombreux calculs, mais en réalité les plus aisées à programmer. Par ailleurs, plus une expertise est coûteuse à constituer, plus l’incitation financière est grande à la transcrire en logiciel. Ainsi, sur les marchés boursiers, les traders sont déjà remplacés par des logiciels appelés “algos”, pour algorithme, dans 50 à 60 % des transactions.»

Bernard Stiegler, président du groupe de réflexion Ars industrialis, estime, lui, que «le modèle salarial tel qu’on le connaît aujourd’hui et que défendent les syndicats est celui de Keynes et de Ford. Un modèle rationnel ainsi décrit : si l’on veut que l’économie fonctionne, il faut redistribuer, via les salaires, une partie des gains de productivité réalisés grâce à la technologie, et constituer ainsi du pouvoir d’achat. C’est autour de ce principe qu’est apparu l’État providence et son corolaire, la politique économique fondée sur la croissance, avec ses indicateurs, dont le PIB». Ce modèle, qui a commencé à se fissurer avec le premier choc pétrolier, a, estime Stiegler, craqué en 2008. Il n’est pas mort parce qu’il est sous perfusion des Etats qui compensent l’insolvabilité qui en résulte par des mesures d’austérité totalement contre-productives à terme, mais, selon Stiegler, il agonise.

 

Qui bénéficiera des gains de productivité ?

 

Pour François Leclerc, le développement de la robotisation va entraîner l’hécatombe des emplois. Même les plus qualifiés ne seront pas épargnés. Le risque majeur ? Un creusement des inégalités et le laminage d’une grande partie de la "classe moyenne". Selon lui, même les capitalistes s’interrogent: avec quels revenus ces salariés expropriés de leur travail pourront-ils vivre ? Comment l’économie va-t-elle fonctionner, si la consommation se dérobe ? Le conflit pour le partage des gains de productivité n’en deviendra que plus âpre.

 

Les conséquences de la robotisation ne s’arrêtent pas là. Erik Brynjolfsson décèle «une future disparité de pouvoir économique entre ceux qui possèdent les données et les algorithmes et produisent de la valeur économique, et le reste de la force de travail qui n’apporte que peu ou rien». Robert Shiller, enseignant à Yale, considère la robotisation comme un facteur d’inégalité allant s’ajouter à celle du revenu. Les professeurs Jeffrey Sachs et Laurence Kolikoff estiment que le remplacement des travailleurs par des robots va prioritairement enrichir les propriétaires des robots. Accompagnant l’accroissement des inégalités, les classes moyennes vont se trouver en première ligne, lorsque leurs emplois qualifiés disparaîtront, ce que confirme l’Institut américain Pew, qui annonce «un rétrécissement de la classe moyenne et une explosion du nombre des chômeurs».

 

Paul Krugman pense, lui, que les machines intelligentes peuvent faire croître le PIB, mais aussi  réduire la demande pour les personnes, y compris celle des gens intelligents et bien formés; on peut très bien envisager une société toujours plus développée et plus riche, mais où tous les gains de la richesse reviennent aux propriétaires des robots  Pendant des siècles, les évolutions technologiques ont supprimé des emplois tandis que d'autres étaient, certes, créés ; mais Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee remarquent: "au cours de la dernière décennie dans toute l'économie, il y a globalement eu une baisse de l'emploi. Les salaires médians ont baissé, et une bonne partie des personnes qui ont perdu des emplois n'a pu en retrouver de nouveaux".

 

L'économiste britannique d'origine russe et de tendance keynésienne, Robert Skidelsky,  propose quant à lui de réduire la semaine de travail à dix heures, sans diminution de salaire, car «cela serait envisageable si les gains dus à l’automatisation ne bénéficient pas essentiellement aux riches et aux puissants, mais sont répartis équitablement».

 

Vers la réduction du temps de travail ?

 

Si, comme le dit Bill Gates, «l’emploi c’est fini», c’est une nouvelle ère industrielle qui commence, et qui ne sera plus fondée sur l’emploi. Si le rythme auquel la robotisation va progresser fait discussion, la tendance générale ne fait aucun doute, et les tentatives d'imaginer de nouvelles formes de coexistence intelligente et pacifique des humains et des robots dans le travail et la vie courante se multiplient.

 

Pour Larry Page, PDG de Google, un des patrons les plus respectés de la Silicon Valley, la solution sera le partage et la diminution du temps de travail. «Si vous réfléchissez vraiment à ce dont vous avez besoin pour être heureux – votre foyer, votre sécurité, saisir les bonnes opportunités pour vos enfants, les anthropologues ont identifié tout cela –, il est moins difficile aujourd'hui de se procurer ces choses. La quantité de ressources, de travail, pour obtenir tout cela est vraiment réduit. Donc l'idée qu'il faille travailler frénétiquement pour satisfaire ces besoins n'est tout simplement pas vraie. Je pense que c'est un problème de ne pas reconnaître cela».

 

Larry Page ne répond pas à la question des revenus des salariés qui seront devenus des travailleurs à temps partiel; ni à celle du fonctionnement de l’économie: comment les travailleurs pourront-ils acheter le résultat de leur travail, principe fondateur du "fordisme", devenu le principal moteur de la croissance ?

Sergei Brin, le cofondateur de Google, estime pour sa part que, «dans le court terme, le besoin de main-d'œuvre ne va pas disparaître. Ce besoin se déplace d'un endroit à l'autre, mais les gens veulent toujours plus de choses, plus de divertissements, plus de créativité».

 

Le Britannique Richard Branson, fondateur de Virgin, rendu inquiet par le chômage des jeunes au Royaume-Uni, milite pour que les entreprises emploient deux personnes à mi-temps plutôt qu'une seule à temps plein.

 

Dissocier les revenus du travail ?

 

Paul Jorion tire la conclusion que « les revenus des ménages vont devoir être dissociés de la force de travail que ses membres représentent». Rappelant que, dès le début du XIX e siècle, Simonde de Sismondi avait proposé «que le travailleur remplacé par la machine obtienne une rente perçue sur la richesse que celle-ci créerait ensuite. La forme moderne que prendrait une telle mesure serait une taxe sur les gains de productivité».

D’autres approches vont dans le même sens. Titrant l’un de ses articles avec la formule choc «Asservir les robots et libérer les pauvres», Martin Wolf, le chroniqueur vedette du "Financial Times", défend la redistribution de la richesse via l’instauration d’un revenu de base pour les adultes, financé par un impôt sur les dommages (la pollution, par exemple) et une taxe sur la propriété intellectuelle, car il considère que «les droits de propriété sont une création sociale».Robert Shiller préconise l’instauration d’une «assurance- salaire» ou « allocation de vie quotidienne».

 

«Arnaud Montebourg» estime Bernard Stiegler, «a lancé un plan robotique qu’il faut situer dans le contexte plus vaste d’une automatisation généralisée qui va conduire à la liquidation du modèle keynésien, c’est- à- dire à la fin de la “croissance” conçue sur la base d’un développement du pouvoir d’achat redistribué via le salaire et l’emploi.  L’emploi salarié va devenir minoritaire. À partir de là, il faut réfléchir à une redistribution d’un nouveau genre. Une redistribution contributive, basée non plus sur le temps de travail mais plutôt sur le modèle des intermittents du spectacle. Il faudrait avoir la possibilité de s’investir régulièrement dans des projets contributifs, qui pourraient être marchands ou non. Les projets d’intérêts généraux seraient financés par la puissance publique. Le business serait un cas particulier parmi des tas d’autres modèles. »


Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

"Les robots vont-ils vraiment détruire 3 millions d’emplois d’ici 2025 ?", Bertrand de Volontat, 20 minutes.fr, , 27 octobre 2014 à 18:51

"Les robots et la technologie vont-ils tous nous mettre au chômage ?", Jean-Baptiste Bonaventure, Atlantico, 3 février 2013

"Comment faire face à la robotisation de l'emploi ?" ,François Leclerc, Humanité Dimanche,  4 décembre  2014

"Un défi ardu, mais un défi à relever", Marc Chevallier,  Alternatives Economiques, hors-série n° 099 , décembre 2013

"Les robots nous piquent nos boulots", Matthieu Delacharlery et Christine Monin,  Le Parsien Magazine, janvier 2015

"Les robots, destructeurs d’emploi en 2025: des experts mitigés… ",  Futuribles, 2 septembre 2014

"Comment faire face à la robotisation de l'emploi ?" François Leclerc, Humanité Dimanche, 4 décembre 2014

"47 % des emplois seraient automatisables d'ici 20 ans", Pierric Marissal, L'Humanité, 14 aout 2014

"L’emploi salarié va devenir minoritaire",  Bernard Stiegler, WE Demain ;  13 juin 2014

 
     

     
 
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