LES DEPORTES DE 1996

Banc Public n° 47 , Février 1996 , Catherine VAN NYPELSEER



Chris de Stoop, journaliste belge devenu célèbre suite à son livre sur les circuits d’importation de femmes étrangères dans les réseaux de prostitution belges: “Elles sont si gentilles, Monsieur”, nous emmène cette fois dans la réalité des politiques de déportation des pays européens avec “Haal de was maar binnen”1. La fresque est saisissante et parfois on se demande s’il s’agit d’un livre d’actualité ou d’histoire.

L’histoire en tout cas a de ces terribles ironies puisque le rideau de fer qui fut le symbole de la dictature communiste, est déjà remplacé, 7 ans après sa chute triomphale, par un “rideau électronique”, situé à la frontière entre l’Allemagne et la Pologne, ainsi nommé à cause des appareils de détection à infrarouges utilisés par les agents des douanes allemandes pour repérer les personnes tentant de franchir la frontière pendant la nuit.
En Pologne, près de la frontière allemande (matérialisée par les rivières Oder-Neisse), on trouve des Tziganes dans des campements, des Africains qui vivent dans des mines désaffectées, en attendant le passeur qui les aidera à franchir la frontière. Ces dernières années, 40 personnes se seraient noyées en franchissant la rivière. Certains, à peine arrivés sur l’autre rive, ont été abattus par des chasseurs racistes qui ne furent pas poursuivis. La douane allemande en a intercepté 50.000 en 1993. Ils sont refoulés en Pologne où, sous la pression des autorités allemandes, ils peuvent depuis peu être détenus pendant trois mois. On est en train d’installer les infrastructures à cet effet, notamment un “camp de déportation”(p. 173).
La raison de cette politique se trouve sans doute dans les campagnes de haine menées par l’extrême droite allemande contre les Tziganes. L’histoire d’une jeune femme originaire de Macédoine, prise en haine sans aucun motif par les néo-nazis de Cologne, est centrale dans le livre.


Aziza Mandova


En Macédoine, qui fait encore partie de la Yougoslavie à cette époque, Aziza Mandova vit dans un ghetto tzigane où l’espérance de vie ne dépasse pas trente ans. Très volontaire, elle réussit à terminer son école primaire et obtient un diplôme professionnel en céramique, très intéressant puisqu’il y avait dans la région une fabrique employant 4.000 personnes. Toutes ses compagnes obtiennent rapidement un emploi, mais pour elle, il n’y a rien. La mort de Tito, en 1980, a permis le réveil des nationalismes et les Tziganes font partie de la nationalité “autres”. A vingt ans (ce qui est très tard pour son milieu) elle se marie. Son mari fait une dépression après son service militaire, à cause des discriminations continuelles dont il est l’objet: même l’aide sociale leur est refusée. Ils vivent dans une maison qu’il a construite illégalement, et qu’il doit reconstruire après que la police l’ait abattue. En 1989, suite à son arrestation et son tabassage sous prétexte de prétendus slogans pro-Albanais (eux aussi des musulmans), ils décident de partir avec leur deux petits enfants, comme on le leur “suggère” d’ailleurs depuis longtemps.
A l’époque, avant la chute du mur de Berlin, il suffit de prendre un autocar pour l’Allemagne, il n’est pas encore nécessaire de passer par les services des contrebandiers. Les personnes qui fuient le bloc de l’Est sont considérées avec bienveillance. Ce sont majoritairement des Tziganes, mais les flux de population ne sont pas encore très importants. La famille s’installe à Cologne et s’intègre très bien.
Suite à la maladie de sa mère, le mari d’Aziza Mandova doit retourner en Yougoslavie et, à son retour, réintroduire une demande d’asile. Les deux dossiers sont donc dissociés, et, en 1993, la demande d’asile d’Aziza est rejetée, puis elle est renvoyée seule, sans son mari ni ses enfants, en Macédoine, malgré des manifestations organisées par les mouvements antifascistes, à l’occasion du soixantième anniversaire de la prise de pouvoir par Hitler, où elle était apparue avec son petit garçon. Elle devient, à partir de ce moment, la bête noire des néo-nazis. Au moment où elle parvient à revenir à Cologne et rejoint sa famille, ces derniers placardent toute la ville d’avis de recherche avec sa photo. A partir de ce moment là, la famille vit dans la terreur, déménage de cachette en cachette et finit par s’enfuir en Hollande où elle introduit une nouvelle demande d’asile (ce qui était encore possible car les accords de Schengen n’étaient pas encore entrés en application). Mais la Hollande ne voudra pas apparaître plus libérale que l’Allemagne et Aziza et sa famille se retrouveront quand même dans leur ghetto en Macédoine à la fin du livre, après 7 années passées en Allemagne et aux Pays-bas.


Les muselières


Entretemps, Chris de Stoop nous aura appris comment se déroulent les déportations des demandeurs d’asile refusés par les pays européens. Leur nombre croissant a entraîné la constitution de nouveaux services chargés d’organiser leur rapatriement, sans toutefois que les procédures et les méthodes soient précisées par des dispositions législatives.
Différentes optiques sont présentes. Les charters sont mal perçus par l’opinion publique, mais l’embarquement sur des lignes régulières pose aussi des problèmes: les compagnies peuvent les refuser vu les inconvénients qu’ils provoquent. Par exemple, si le déporté, terrifié à l’idée d’être renvoyé dans le pays qu’il a fui, se mutile à l’aide d’une lame de rasoir (ce qui salit les sièges), menace ses accompagnateurs de morsures (en prétendant avoir le SIDA), se déshabille, ou même s’enduit d’excréments pour ne pas être accepté à bord.
Les différents services ont donc cherché des solutions de façon autonome. Suite à des décès de passagers qu’on avait bâillonnés avec du papier collant, les services hollandais ont cherché officiellement à développer une muselière pour les déportés (p. 153).
Actuellement, ceux-ci transportent systématiquement leurs “dépos” ligotés dans des camisoles de force ou sur un brancard (ce qui les oblige à payer six places d’avion!).
Quant aux Belges, ils utilisent plus prosaïquement la technique du coussin sur la figure.
En Angleterre seulement, suite également à un décès, il existe une législation qui règle scrupuleusement la manière dont les expulsions doivent avoir lieu. Le train Eurostar qui passe dans le tunnel sous la Manche dispose d’ailleurs d’un compartiment spécial muni de crochets destinés à enchaîner les demandeurs d’asile refoulés pendant le trajet (p.250).


En Belgique


Les critiques que subit le ministre de l’Intérieur, Johan Vande Lanotte, pour ses projets de loi restreignant le droit d’asile ont fortement augmenté en Flandre suite à la parution du livre de Chris de Stoop (qui a été reçu par le Roi Albert II à cette occasion). Un débat paraît s’installer. Dans une interview récente au journal grand public “Het Nieuwsblad” (10/2/96), qui consacre une page entière au sujet, il justifie ses positions de la façon suivante, suite au rappel par le journaliste d’une opposition prestigieuse à ses projets:
Question: “le Cardinal, De Stoop, le Roi, cette politique est contestée”
Réponse: “La Flandre a une conscience, c’est exact. Je n’ai pas peur d’aller contre l’opinion courante. Il existe des alternatives à cette politique, mais elles ne sont certainement pas plus humaines. Bon, je fais face actuellement au vent contraire. Il passe une vague humanitaire sur la Flandre. Beaucoup de cette sensibilité humanitaire ne tient pas compte des faits. (...) Notre population est-elle mûre pour d’autres cultures? Je n’ai pas tous mes apaisements à ce sujet. Notre peuple a toujours été une culture minoritaire. (...) Le multiculturel est un bel idéal, et inéluctable. Mais celui qui croit qu’un Flamand moyen est prêt à cela, maintenant ou dans deux ans, sous-estime un certain nombre de mécanismes. Chaque culture peut s’adapter, à une condition: qu’elle ne se sente pas menacée. Une politique d’immigration contrôlée est une condition“.

Conclusion

L’enquête de Chris De Stoop favorisera certainement l’émergence d’un vrai débat sur les politiques à mener en matière de demandeurs d’asile. L’aspect économique joue certainement un rôle important dans les flux de populations, notamment la manière sauvage dont le capitalisme se développe à l’Est, mais il agit aussi comme un révélateur de tensions ethniques préexistantes. De même, les réactions racistes par rapport aux demandeurs d’asile Tziganes dans les pays européens viennent-elles principalement de populations marginalisées par leur propre situation économique.
En tout cas, ce livre provoque un sentiment de tristesse et incite à une grande humilité en voyant ce que nos démocraties peuvent faire cinquante ans après avoir triomphé du nazisme. Et nous ferions bien de nos abstenir, si nous ne parvenons pas à accueillir quelques milliers de réfugiés avec un minimum de respect et de solidarité (ce qui impliquerait que nous réussissions également à arrêter la misérabilisation d’une partie importante de notre population), de donner des leçons à des pays africains pauvres qui envisagent de renvoyer des réfugiés qu’ils ont accueillis par millions, comme par exemple les réfugiés rwandais au Zaïre!


Catherine VAN NYPELSEER

     
 

Biblio, sources...

(1) Littéralement, “Rentre la lessive”, publié aux Pays-Bas par “De bezige Bij”, 376 p., 700 F environ. La version française ne paraîtra pas avant juin ou septembre.

 
     

     
   
   


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