La post-vérité est-elle en marche?

Banc Public n° 254 , Février 2017 , Frank FURET



Le dictionnaire de l’université d’Oxford a récemment anobli le terme de  post-vérité en le déclarant mot de l’année 2016. Il désigne «des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles». Le Brexit britannique puis l’élection présidentielle américaine ont provoqué en 2016 une augmentation de 2.000 % dans l’usage de ce terme, selon ce dictionnaire de référence dans le monde anglo-saxon.

Une pandémie?

 

Ralph Keyes, auteur et conférencier américain (1), se demande ce qui motive la malhonnêteté intellectuelle, qui est selon lui devenue une pandémie. Pourquoi tant de gens, même ceux qui à qui cela ne semble pas nécessaire de le faire, ressentent-ils un tel besoin d'embellir leur histoire personnelle? Cette question se pose chaque fois que des personnalités sont démasquées comme affabulatrices: hommes d'affaires, politiciens, journalistes, juges, officiers militaires, chefs de police, reines de beauté, reporters et autres notables. Le résultat est un sentiment largement répandu que beaucoup de ce qu'on nous dit n'est pas digne de confiance. Nous ne serions plus sûrs de savoir à qui exactement nous avons affaire. La déception serait devenue une partie de la routine de la danse d'accouplement. Les agents du personnel prennent par exemple pour acquis que les CV qu'ils lisent sont "rembourrés". Le contexte dans lequel tout le monde évolue: mépris postmoderne pour la «vérité», encouragement de la tromperie, relativisme éthique, boum du narcissisme, déclin de la communauté, montée de l'Internet, etc. en constituent selon lui le paysage.

 

La post-vérité construit un édifice social fragile basé sur la méfiance. Elle érode la base de confiance qui sous-tend toute civilisation saine. Quand un nombre suffisant d'entre nous prend l'imaginaire pour des faits, la société perd, pour Keyes, son fondement dans la réalité. Et, pour lui, la société pourrait s'effriter complètement si nous supposions qu'autrui était aussi susceptible de dissimuler et mentir. Selon Keyes, nous approchons dangereusement de ce point.

Pour l’heure, le malaise persistant autour du journalisme, le mensonge, la contrefaçon, le mépris des faits que nous constatons imposent un questionnement.

 

Ralph Keyes encourage à se méfier; il prévenait, il y a dix ans déjà: «...une flamboyante subjectivité» règne sur tous les écrits, lançait-t-il alors. Et la valeur vérité d’être mise à mal. Les couples fiction versus non-fiction, réalité versus littérature, truquage versus honnêteté constituent les bases de cette mise en garde. Keyes accuse ce qu'il appelle le "journalisme littéraire" et évoque longuement les années ‘90 et 2000, où plusieurs publications ont subi de graves accusations d’articles bidon, rédigés par des reporters de guerre, envoyés spéciaux… confortablement pantouflés chez eux. Cette faune porte, selon lui, une écrasante responsabilité dans les dérives actuelles. De plus, le storytelling (2) d'hommes politiques tels Bill Clinton ou Georges W. Bush a permis tous les accommodements avec la vérité. Leurs mensonges sont bien connus dans la sphère intime comme dans les conflits internationaux. Quant à Internet, on ne sait qui se cache derrière une identité d’emprunt, déplore Keyes: «le cyberespace privilégie le superficiel à la profondeur, la simulation à la réalité, le plaisir au sérieux», et serait pour lui le lieu de perdition des faits.

 

Un choix de société?

 

Steve Tesich (3), dramaturge serbo-américain, affirmait, lui, en 1991, alors qu'Internet n'en était encore qu'à balbutier, dans l’hebdomadaire américain The Nation: «...nous devenons rapidement des prototypes d'un peuple que les monstres totalitaires ne pouvaient concevoir que dans leurs rêves: jusqu'à présent, tous les dictateurs ont dû travailler dur pour réprimer la vérité, actuellement en tant que peuple libre, nous avons décidé que nous voulons vivre dans un monde post-vérité».

L'écœurement populaire né de scandales politiques et financiers avérés a commencé à dévaloriser la vérité selon Tesich, et «nombreux sont ceux qui en seraient venus à écarter la vérité parce que toujours synonyme de ‘‘mauvaises nouvelles’’ telles la corruption ou les manipulations essentiellement politiques». Aux yeux de cette "opinion", mieux vaudrait désormais un «gouvernement des mensonges» protégeant des méfaits de la vérité. Le citoyen lambda préférerait son émotion personnelle et/ou collective aux dires, écrits et images de celle qui est censée produire de la vérité indésirable: la presse. Pour Tesich, c’est bien le mensonge qui aurait infusé lentement son poison dans la société, jusqu’à dissoudre la valeur vérité.

 

Civilisation et besoin de vérité

 

Harry G. Frankfurt (4) dressait, en 2006, un constat: «L’un des traits les plus caractéristiques de notre culture est l’omniprésence du baratin». Il raille les doctes pédants et tous ces prétendus philosophes dissertant de tout et de rien, sans disposer d’aucun savoir positif, mais assertant imbécilités sur imbécilités, sous le seul prétexte que leur statut de philosophe leur permettait de «penser» et de «problématiser» un certain nombre de questions dont ils ignorent par ailleurs tout.

Il s'agit d’une réflexion sur l’ignorance, répandue et légitimée par le mépris des baratineurs à l’égard de la connaissance et du savoir, afin très certainement d'auto-immuniser leurs propres «conneries».

 

«Le baratin», écrivait Frankfurt, «devient inévitable chaque fois que les circonstances amènent un individu à aborder un sujet qu’il ignore. La production de conneries est stimulée quand les occasions de s’exprimer sur une question donnée l’emportent sur la connaissance de cette question». Ainsi s’explique cette profusion de philosophes et surtout de «penseurs» parlant de tout avec aplomb et suffisance, sans qu’aucune maîtrise des domaines abordés ne vienne appuyer leur thèse; combien de philosophes ont ainsi développé de lamentables propos sur l’économie dont ils ignoraient tout, sur la bioéthique, sur la peur de la «technoscience» dont leurs connaissances se limitaient aux comptes-rendus de Science & Vie, ou sur la globalisation qu’ils analysaient bien au chaud chez eux. Pour Thibaut Gress (5), il semble incontestable que le postmodernisme ait substitué à l’exigence de vérité une espèce d’exigence de «pensée», ce qui pourrait, selon lui, s’avérer merveilleux à condition d’appuyer cette prétendue pensée sur des faits établis; invoquant la célèbre déclaration de Montaigne voulant qu’il valait mieux une tête bien faite qu’une tête bien pleine, beaucoup de nos auteurs postmodernes, estime Frankfurt, ont oublié qu’une tête bien faite avait comme condition de possibilité d’être bien pleine. C’est une véritable course à l’ignorance, rebaptisée pour l’occasion «pensée» qui s’est ouverte depuis les années ‘60, amenant ainsi bien des «penseurs» à se soustraire à l’exigence de savoir et de vérité, jugée trop réactionnaire ou trop inaccessible.

 

Dans «De la vérité» (4), Frankfurt rappelle que la vérité dispense d’abord une «grande utilité pratique»: toute profession normale respecte une norme et une objectivité. Un architecte prend des mesures, respecte des lois physiques afin que son édifice ne s’effondre pas, de même que le médecin cherche à identifier la maladie véritable dont souffre le patient; comme ces professions, le philosophe se doit de se ranger à un minimum d’objectivité. La dissertation philosophique, regrette-t-il, n’a pas pour impératif d’énoncer des choses vraies, mais bien plutôt de problématiser un certain nombre de questions, comme si soulever des problèmes imposait de se dessaisir du savoir nécessaire à leur compréhension et à leur résolution.

 

Pour Gress (5), la démarche de Frankfurt vise à rappeler combien la vérité ou tout au moins sa recherche est utile dans un cadre pratique; nous avons besoin de la vérité dans nos activités quotidiennes, nous avons besoin de présupposer qu’elle existe – ce qui ne signifie pas que nous la connaissons. «Pourtant, remarque Frankfurt, certaines personnes réussissent à se persuader – avec parfois un brin de suffisance – que les jugements normatifs (ou jugements de valeur) ne peuvent être considérés ni comme vrais ni comme faux». Une sorte de nietzschéisme mal compris, estime Gress, gouverne nos pensées contemporaines: de même qu’il est sain de dépasser l’antagonisme du bien et du mal, de même il serait bon de dépasser l’opposition du vrai et du faux. Mais dire cela, c’est mettre en péril l’idée même de civilisation, c’est mettre en péril les fondements de la vie civilisée: être civilisé, selon Gress, c’est respecter autrui en tant qu’autrui est justement capable de vérité: dans ses affirmations, dans ses actions, dans ses sentiments. Une société non civilisée, c’est une société de corruption où la parole donnée n’a plus cours, où les compétences des individus ne sont plus fondées en vérité. Il y a donc une dimension civilisationnelle de la vérité, qui se trouve renforcée par le péril social que supposerait un mensonge généralisé. « En outre, quels que soient les bénéfices et les avantages que puissent procurer le baratin, la dissimulation ou le mensonge pur et simple, aucune société ne peut se permettre de tolérer les individus ou les situations qui favorisent la nonchalance ou l’indifférence à l’égard de la distinction entre le vrai et le faux ». C’est pourtant ce que promeut, estime Gress, la société depuis le postmodernisme, et l’on peut s’interroger légitimement sur la corrélation entre le déclin civilisationnel, diagnostique Gress, qui est le nôtre, et la promotion de ces ‘‘pensées’’ refusant la pertinence de la recherche de la vérité au profit du soupçon généralisé.

 

L’abandon de la vérité, c’est-à-dire d’un terrain commun d’objectivité, donc de quelque chose comme une civilisation commune, a comme corrélat l’inutilité du débat; mais dans ce cas de figure, on joue la pensée contre la vérité, et la pensée sans la vérité, pour Gress, c’est ce que Frankfurt appelle à juste titre bullshit (baratin, connerie...). «Si des vérités possèdent une valeur utilitaire, c’est parce qu’elles capturent et transmettent la nature de la réalité, parce qu’elles décrivent avec exactitude les propriétés (et en particulier les applications et conséquences potentielles) des objets et des situations réelles auxquels nous sommes confrontés».

 

Le mois prochain, nous reviendrons sur les liens entre post-vérité, presse, politique et monde économique.

 

 

 


Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

(1) Ralph Keyes, "The Post-Truth Era: Dishonesty and Deception in Contemporary Life", St. Martin's Press, New York, 2004.

 

(2) Storytelling: méthode utilisée en communication et fondée sur une structure narrative du discours qui s'apparente à celle des contes, des récits. Son emploi notamment en communication politique est controversé du fait des usages parfois discutables auxquels se livrent les conseillers en communication désignés sous le terme de ‘spin doctors’.

 

(3) Cité par Hervé Brusini, dans "Mais qui donc a inventé la post vérité?", Direction de l'information, France Télévisions, 30 janvier 2017, http://www.meta-media.fr

 

(4) Harry G. Frankfurt, "De l’art de dire des conneries" et "De la vérité", traductions Didier Sénécal, Editions 10 / 18, Paris, 2006 et 2008, cité par Thibaut Gress.

 

(5) Thibaut Gress, "Un salutaire rappel du besoin de vérité pour la civilisation", vendredi 31 octobre 2008, actu-philosophia.com

 
     

     
 
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