La post-vérité est-elle en marche? (6) Novlangue

Banc Public n° 262 , Novembre 2017 , Frank FURET



Dans son roman "1984", Georges Orwell imagine qu’en plus de l'anglais classique, le pouvoir politique a créé la novlangue, langage constitué principalement d'assemblages de mots soumis à une politique de réduction du vocabulaire: le nombre de mots en novlangue diminue sans arrêt. L’objectif est d'éliminer tout autre mode de pensée et idée hérétique. 

 

Les mots en novlangue comportant peu de syllabes afin d'être prononcés plus rapidement et sans réflexion, ils sont conçus pour anéantir l'affect et la connaissance intuitive des mots et pour rendre impossible l’expression et la formulation de pensées subversives. La novlangue fait l’objet d’appauvrissements planifiés dont le but est d'hébéter pour mieux contrôler.

L'ignorance élevée au rang de force remet en question toute la pertinence de l'éducation, de la philosophie (comme mode de pensée cherchant à dénoncer des pensées erronées ou insuffisantes), et même des lieux de savoir universitaires (en tant qu'entreprises de savoir par l'homme et pour l'homme).

 

Le monde totalitaire dont Georges Orwell dresse le portrait dans « 1984 » fait clairement allusion à l'URSS, mais, depuis la chute du Mur de Berlin, d’aucuns se demandent si les méthodes de propagande concentrées de type soviétique n’ont pas fusionné avec celles plus diffuses de nos démocraties occidentales et publicitaires pour former ce que Guy Debord appelait en 1989 un «système spectaculaire intégré»,

 

Débarrasser chaque mot de toute nuance éventuelle, privilégier l'euphonie sur le fond des propos pour un parler rapide et facile, ou encore l'élimination des mots indésirables, sont parmi les caractéristiques principales de la novlangue afin de "diminuer le domaine de la pensée". Joseph Goebbels, lui, disait : "nous ne voulons pas convaincre les gens de nos idées, nous voulons réduire le vocabulaire de telle façon qu'ils ne puissent exprimer que nos idées".

La pensée "prête-à-porter"

 

L'aphémie, rappelle Taibi Nidal, «se caractérise par la suppression ou la diminution du vocabulaire; le malade n'a à sa disposition que des phrases entières, au moyen desquelles il donne réponse à tout. » Et pour Nidal, la sphère médiatique, c'est-à-dire une grande partie des journalistes et des acteurs politiques, «serait un immense hôpital neurologique, contaminant toute la société de cette épidémie».

« "Je suis choqué", "moi, je suis pour la démocratie", "moi, je veux une société plus moderne", "moi, je suis pour plus de progrès et plus de justice" seraient des exemples des expressions prêtes, préparées, répétées en leitmotivs, devenues une sorte de réflexes pavloviens pour nombre d'acteurs médiatiques, peu importe la question qui leur est posée».

 

Dans les médias, il est des thématiques "dominantes" — qui au sein d'elles-mêmes comportent des positions admises, d'autres tolérables et d'autres diabolisées — et d'autres "dominées". Si, par malheur, un invité souhaite apporter dans le débat une question qui n'est pas déjà élaborée dans ce que certains théoriciens de la communication appellent l'agenda-setting, il n'aura comme réplique que des "ce n'est pas ça le sujet", "mais ce n'est pas ça la question", "mais ce n'est pas ça qui intéresse les gens" ou d'autres formules prêtes qu'ils emploient quand le sujet dérange.

 

Novlangue managériale

 

Pour l'anthropologue et sociologue Agnès Vandevelde-Rougale, nombre de discours médiatiques suscitent la confusion et empêchent de penser. Les mensonges font partie de la manipulation des populations. Le langage employé et les mots choisis par les politiques et les médias, la novlangue, les fausses infos, l'histoire revisitée dont parle Orwell dans son livre "1984", existent bel et bien.

 

"Grogne" est le mot utilisé par les médias quand une catégorie de la population exprime son mécontentement.

"Débat" : ce que les médias nomment "débat" n'est bien souvent qu'un spectacle où tout est fait pour alimenter la polémique plutôt que la réflexion.

 

"Modernisation" : c'est le mot employé par les politiques quand on veut nous faire accepter une réforme qui, en réalité, et souvent, est une récession.

Il n'y a que les archaïques qui sont contre la modernisation, n'est-ce-pas ?

 

"Troubles sociaux" : cette expression rejoint le mot "grogne" vu précédemment ; "troubles" fait penser à "troubles publics", donc à une forme d'insécurité. Ceux qui revendiquent sont encore une fois présentés comme des trublions dérangeants, alors que leurs revendications sont très souvent fondées et légitimes.

 

"Opinion publique" est un fourre-tout qui permet d'influencer la population. Il suffit de voir et d'entendre, par exemple, les fameux "micro-trottoirs": ainsi, les usagers sont toujours pris en otage lors d'une grève, n'est-ce pas? Quant aux sondages, nous savons tous combien il faut nous en méfier. Tout dépend de la façon dont la question est posée et comment les résultats sont présentés. Ainsi, dernièrement, le journal "Le Monde" titrait "un sondage montre que plus de 23 % des Français se désintéressent de l'écologie"... pourquoi ne pas annoncer plutôt: "près de 77% des Français s'intéressent à l'écologie" ?

 

"Crispation" fait penser à quelqu'un de coincé; ce mot est dans la même catégorie que "grogne" ou "troubles sociaux": il est utilisé pour présenter une situation de conflit de façon défavorable aux protestataires, mais jamais aux grandes entreprises.

 

"Corporatisme" est un mot qui ramène au Moyen-Âge, les corporatistes seraient donc des sectaires archaïques. Le secteur financier et celui du management ne sauraient évidemment relever de ce concept.

 

"Anti-américanisme" - les mots anglophones colonisent notre vocabulaire. Or, l'anglais américain est la langue des affaires, de la finance et du management. Il est difficile de lutter contre cet état de fait tellement il est prégnant. En être conscient est déjà important, car la langue influence l'esprit et vice-versa. Anti-américanisme, complotisme, anti-sémitisme sont bien souvent des prétextes pour faire taire critiques et contestations dérangeantes pour l'oligarchie.

 

"Usagers" se dit de l’adversaire potentiel des grévistes. «La grève […] s’annonce massive et dure. Dure surtout pour les usagers », pour le commentateur compatissant et soucieux de l’avenir des cheminots le 13 novembre 2007.

 

"Otages" est synonyme d’ "usagers". Terme particulièrement approprié pour attribuer les désagréments qu’ils subissent non à l’intransigeance du gouvernement, mais à l’obstination des grévistes. «Victimes » des grèves, les "otages" sont d’excellents "clients" pour les micros-trottoirs: tout reportage se doit de les présenter comme excédés ou résignés et, occasionnellement, solidaires. Parmi les «otages», certains méritent une compassion particulière. Nous vous laissons découvrir deux d’entre eux: un premier et un second.

 

"Pagaille": se dit des encombrements un jour de grève des transports. Par opposition, sans doute, à l’harmonie qui règne en l’absence de grèves.

 

"La réforme": la novlangue néolibérale a littéralement réussi à coloniser le terme «réforme». Les réformes sont toujours nécessaires, inéluctables, indispensables, essentielles, urgentes, fatales, voire vitales et inévitables. Qu’il s’agisse de la réforme des pensions, de l’accès aux soins de santé ou d’autres conquêtes sociales, il s’agit en fait de maquiller une régression sociale en un progrès.

 

Ce discours n’est pas fait pour convaincre mais pour imposer et en imposer; il n’est pas argumentatif mais performatif ( il souhaite faire advenir ce qu’il annonce), et se nourrit et se construit d’évidences qu’il voudrait tellement indiscutables ( les réformes nécessaires et les efforts, voire les sacrifices à consentir ) «qu’il s’exonère lui- même de l’argumentation et surtout de l’analyse des causes ou des alternatives».

 

"Les experts": les réformes sont toujours complexes et exigées par des experts (pensons par exemple à la réforme imminente des pensions qui repose sur un rapport de comité d’experts). Cette béquille des experts en soutien aux réformes vise à se passer de l’avis du peuple et présente en outre l’avantage de techniciser des décisions idéologiques, voire politiques. En effet, derrière des décisions présentées comme techniques, rationnelles et incontournables se cachent en réalité des choix politiques, idéologiques et économiques, qui ne s’assument pas et pour lesquels chaque fois une alternative est possible.

 

"Le changement", forme incantatoire de la régression: d’usage fréquent en campagne électorale ( le changement, c’est maintenant, a change you can believe in, sans oublier "de kracht van verandering"), force est de constater que, souvent, il reste incantatoire et que, lorsqu’il est joint aux suspects habituels du néolibéralisme ( la réforme, la modernité…), il devient vite synonyme de régression. L’inversion de sens induit donc aussi une inversion de modèle et un changement de perspective.

 

Empêcher de penser les choses telles qu’elles sont

 

«La novlangue part de l’idée, lancée par les structuralistes français, que les mots véhiculent des valeurs et qu’en changeant le sens des mots on réussira à changer la réalité des choses», explique Michel Geoffroy : «La novlangue a donc pour but d’empêcher de penser les choses telles qu’elles sont. Il s’agit d’une désinformation qui a pour finalité de jouer sur les perceptions du sujet qui utilise ces mots».

 

Certains sont des «mots trompeurs», d’autres des «mots subliminaux», d’autres encore des «mots sidérants», d’aucuns des «mots tabous», selon sa classification.

 

Les «mots trompeurs» sont des mots qui ont souvent changé de sens et finissent par désigner le contraire de ce qu’ils prétendent signifier. Des mots orwelliens par définition («La liberté, c’est l’esclavage», dit le slogan du roman).

Les «mots subliminaux», suscitent un réflexe pavlovien. L’emploi du «mot subliminal» a ceci de pervers que celui qui l’emploie sait que le temps de celui qui le lit est compté, qu’il ne va donc pas prendre le temps de l’analyse, ni même celui de la réflexion, ni a fortiori prendre connaissance des propos incriminés dans leur entièreté.

 

Les «mots sidérants» sont de même nature mais en plus puissant. «Ce sont des mots terroristes, car ils sont destinés à empêcher toute pensée critique en imposant une association d’idée conditionnée». Ils peuvent être répulsifs ou positifs, désigner le camp du Bien ou le camp du Mal. Dire que quelqu’un est d’ «extrême-droite» suffit par exemple à disqualifier tous ses propos, quand bien même traiteraient-ils de la météo. «Raciste» remplit la même fonction. En revanche, affubler n’importe quelle opération farfelue des adjectifs «éthique», ou «environnemental», ou «humanitaire», ou «équitable» suffit à lui donner ses lettres de noblesse et à rendre quasi impossible, par avance, toute critique la concernant.

 

Un projet prémédité ?

 

Si la mise en place de la novlangue, dans le roman d’Orwell, est préméditée par les autorités et les politiques du pays, il ne faut pas tomber dans le piège des théories du complot les plus fantasmatiques ; mais, pour Taibi Nidal, la novlangue est néanmoins aujourd'hui la réalité d'une pathologie sociale indéniable.

 


Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

1984, de George Orwell, paru en 1949, est un roman qui décrit un futur où le Parti règne sur l’Océania en réinventant une grammaire et un vocabulaire nouveaux, qui rendent impossibles la pensée critique et les idées politiques «non orthodoxes».

"Dictionnaire de novlangue", Michel Geoffroy, Jean-Yves Le Gallou et Polémia, Éditions Via romana, septembre 2015

"L'actualité de "1984": symptômes de la novlangue dans la société et les médias", Taibi Nidal, Blogue

 
     

     
 
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