$startRow_categb = $pageNum_categb * $maxRows_categb; ?> La post-vérité est-elle en marche ? (10) Quelques impostures intellectuelles
La post-vérité est-elle en marche ? (10) Quelques impostures intellectuelles

Banc Public n° 266 , Mars 2018 , Frank FURET



Guy Debord constatait que «tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans la représentation» et que l'heure de la «société du spectacle généralisé» était venue. La vision "postmoderne" du monde actuel fait parfois songer à une vaste imposture. Le monde intellectuel n’échappe pas au phénomène: illustration en cinq exemples.


 

Affaire Sokal-Bricmont

 

En 1996, la revue de sciences humaines Social Text publia un recueil d'articles allant dans le sens des postmodernes, sous le nom Science wars. Mais le physicien Alan Sokal parvint à faire publier parmi ces articles une parodie d'article scientifique, volontairement absurde. Le canular l'ayant rendu assez célèbre, Sokal s'associa au physicien belge Jean Bricmont pour écrire un livre, un essai dont le but était d’apporter une contribution, limitée mais originale, à la critique de la nébuleuse postmoderne en mettant en évidence le niveau de l'imposture, à savoir l’abus réitéré d’une terminologie para-scientifique, de concepts et de termes provenant des sciences physico-mathématiques, que les auteurs visés par ce travail ne faisaient qu'utiliser sans trop se soucier de leur véritable signification.

 

Importer des notions de sciences exactes dans les sciences humaines sans donner la moindre justification empirique ou conceptuelle à cette démarche, exhiber une érudition superficielle dans un contexte où ils n'ont aucune pertinence, manipuler des phrases dénuées de sens et se livrer à des jeux de mots constituaient pour Bricmont et Sokal une véritable intoxication verbale, combinée à une indifférence pour la signification des termes utilisés. Y étaient visés Jacques Lacan et Bruno Latour notamment. La dispute portait sur la façon de parler des sciences, certains procédés rhétoriques s'apparentant à un usage détourné du prestige des sciences exactes, une forme d'extension de l'argument d'autorité qui permet de donner un vernis de rigueur à son discours. Pour Sokal et Bricmont, les auteurs attaqués ont cru que personne ne relèverait leur usage abusif des concepts scientifiques; leur but est justement de dire que le roi est nu. Leur objectif n’était nullement d’attaquer les sciences humaines ou de faire haïr la philosophie, comme quelques "prêtres séculiers" le leur reprochèrent à l’époque, mais de mettre en garde ceux qui y travaillent contre des exemples manifestes de charlatanisme, en montrant que si bon nombre de textes semblent incompréhensibles, c’est pour la bonne raison qu’ils ne veulent rien dire.

 

Les frères Bogdanoff

 

Après avoir animé l’émission Temps X, Igor et Grichka Bogdanoff se sont lancés dans les études et ont chacun décroché un doctorat à l'université de Bourgogne en 1999 et 2002: le premier en physique théorique, le second en mathématiques appliquées.

 

Mais leurs thèses consacrées aux origines de l'univers ont été vivement critiquées par une partie de la communauté scientifique. Un rapport écrit en 2003 par le Comité national de la recherche scientifique (CoNRS) estime alors que "ces thèses n'ont pas de valeur scientifique", "rarement aura-t-on vu un travail creux habillé avec une telle sophistication", peut-on lire dans le document. «Ces thèses étaient dénuées de valeur scientifique et le jury de thèse n'a pas fait son travail correctement. En conséquence, ils ne sont pas seulement les faux vulgarisateurs, ils sont aussi les faussaires d'une identité de scientifiques, avec la complicité de quelques physiciens et mathématiciens éblouis par la notoriété médiatique : télévisions et radios encensent ceux qui font panem et circenses avec succès, pas ceux qui popularisent la science telle qu'elle est.  La vulgarisation scientifique façon Bogdanov ne vise qu’à mystifier le public et à se faire admirer de lui en ne jouant que sur le spectaculaire et le clinquant».

 

Déjà dans «Dieu et la Science», compilation d’entretiens avec Jean Guitton, médiocre catéchisme accusé de plagiat par l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan, «le langage scientifique était juste une apparence derrière laquelle se cachaient une incompétence et une ignorance de la physique, même de base» jugeait Igniatios Antoniadis. Alain Connes, un des plus grands mathématiciens français, spécialiste de physique mathématique, déclarait lui : «Il ne m’a pas fallu longtemps pour m’assurer qu’ils parlent de choses qu’ils ne maîtrisent pas».

 

Bernard Henry Lévy et l'affaire Botul

 

Bernard-Henri Lévy, dit BHL, est un des derniers nouveaux philosophes, une espèce très médiatisée. Dans un livre intitulé "De la guerre en philosophie", il va commettre une erreur stratégique qui soulèvera pas mal de questions sur le sérieux de son travail.

 

Ce livre se présente comme le "livre-programme" de la pensée de BHL, un «manuel pour âges obscurs» où l'auteur «abat son jeu» et «dispose les pierres d'angle d'une métaphysique à venir» - rien de moins.

Son ultime plaidoirie, pour certains, face à une caste philosophique qui l'a depuis toujours tourné en dérision, de Deleuze à Bourdieu, en passant par Castoriadis.

 

Ambitieux, l'auteur se lance à l'assaut de quelques contemporains gauchistes renommés, mais aussi de Hegel ou de Marx, «cet autre penseur inutile, cette autre source d'aveuglement», notamment reconnu «coupable de ne pas donner les moyens de penser le nazisme». Sur sa lancée, il s'en prend aussi hardiment à Kant, «ce fou furieux de la pensée, cet enragé du concept». Et BHL d’agiter l’argument létal : les recherches sur Kant d'un certain Jean-Baptiste Botul, qui aurait définitivement démontré «au lendemain de la seconde guerre mondiale, dans sa série de conférences aux néokantiens du Paraguay, que leur héros était un faux abstrait, un esprit de pure apparence», «le philosophe sans corps et sans vie par excellence».

Seul problème, Jean-Baptiste Botul n'a jamais existé. Pas plus que ses conférences dans la pampa, auxquelles BHL se réfère avec prestance et autorité. Il n’est que le fruit de l'imagination de Frédéric Pagès, agrégé de philo et plume du «Canard enchaîné» qui a écrit «la Vie sexuelle d'Emmanuel Kant», pochade aussi érudite qu'hilarante, publiée en 1999 et rééditée en 2004 aux éditions Mille et une nuits, sous le pseudonyme de Botul.

« C'est un peu comme si Michel Foucault s'était appuyé sur les travaux de Fernand Raynaud pour sa leçon inaugurale au Collège de France», remarque Aude Lancelin.

 

Michel Maffesoli

 

Dans son numéro de mars 2015, la revue de sociologie Sociétés a été victime d’un canular commis par deux chercheurs dont l’objectif était de dénoncer le caractère «non scientifique» des travaux du fondateur de cette revue, le professeur Michel Maffesoli. Désirant «démonter de l’intérieur la fumisterie de ce qu’ils appellent le “maffesolisme”», les sociologues Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin ont soumis, sous un faux nom, un article à Sociétés. Consacré à l’Autolib’, la voiture parisienne en libre service, l’article, «une somme de sottises» selon les auteurs, a été publié par Sociétés. Avant d’être supprimé.

 

Michel Maffesoli est un habitué des polémiques. Ancien membre du conseil d’administration du CNRS et professeur émérite à l’université Paris-Descartes, il avait déjà été très contesté en 2001 après avoir dirigé la thèse, soutenue devant un jury de son université, de l’astrologue Elizabeth Teissier. Sa nomination à l’Institut universitaire de France, en 2008, avait de nouveau déclenché une polémique. Décidée par Valérie Pécresse, ministre de l’enseignement supérieur de l’époque, cette nomination s’était produite en dehors de toute concertation avec le jury ad hoc. En 2009, il avait été au cœur d’une autre polémique : celle de plusieurs promotions, dont la sienne, décidées au sein de la section de sociologie du Conseil national des universités. Ce qui avait débouché sur la démission de onze de ses membres.

 

Les deux chercheurs qui ont fait paraître un article canular dans sa revue, Sociétés, attaquent violemment l’école de sociologie qu’il réprésente. Selon eux, elle ne serait pas fondée scientifiquement et relèverait davantage de la «mauvaise philosophie» que de la sociologie.

 

Michel Maffesoli répondra que la sociologie n’est pas une science, mais une «connaissance». Une connaissance bien sûr rigoureuse, mais dont le paradigme n’est pas la mesure et qui s’intéresse à une autre forme de connaissance : une sociologie qui fait appel à l’intuition, à la compréhension. Cette discipline utilise des formes d’observation plus empathiques, s’intéresse aux figurations du monde, aux images, aux œuvres littéraires, etc.

 

Quant à la charge de la preuve, Maffesoli estime que «les théoriciens actuels de la science disent qu’une hypothèse est scientifique si elle est réfutable et que les hypothèses qu'il fait et que font les chercheurs qui travaillent avec lui sont discutables et discutées, donc réfutables, mais également pertinentes». Beau joueur, il ajoutera que «le canular est, dans son outrance même, légitime. Son côté potache témoigne d’une vitalité juvénile qu’il faut encourager».

 

Élizabeth Teissier

 

Ancien mannequin et actrice devenue astrologue, Elizabeth Teissier crée en 1975-1976 sur la chaîne française Antenne 2 le premier horoscope télévisé quotidien. En 1981, elle lance l'émission télévisée Astro Show en Allemagne.

 

Élizabeth Teissier écrit régulièrement qu'elle situe son taux de réussite à 80%, voire 90% de ses prédictions. Le Cercle Zététique du Languedoc-Roussillon a comparé vingt-deux prévisions réalisées avec la méthode d'Élizabeth Teissier pour l'année 2000 à vingt-deux prévisions réalisées par un groupe utilisant un raisonnement de bon sens, et vingt-deux prévisions réalisées par un ordinateur choisissant des dates aléatoires.

 

Méthode aléatoire: 8 réussites;

Méthode «Teissier»: 7 réussites;

Méthode «bon sens»: 7 réussites.

 

Le protocole concluait à l'absence totale de don particulier chez Élizabeth Teissier et à l'équivalence entre ses analyses et une méthode utilisant le sens commun, ou même le hasard.

 

L'attribution à Élizabeth Teissier du titre de docteur en sociologie à l'issue de la soutenance de sa thèse «a créé une vive polémique au sein de la communauté [scientifique], et a conduit plusieurs sociologues à intervenir pour en remettre en cause la légitimité». La thèse a immédiatement suscité de nombreuses critiques dans le milieu de la sociologie.

 

Les aspects scientifiques, philosophiques et sociologiques de sa thèse ont été étudiés par un collectif de scientifiques issus de plusieurs disciplines, dont des membres du Collège de France. La thèse a ainsi été analysée en détail par un groupe composé d'astrophysiciens et d'astronomes, de sociologues, d'un philosophe et de spécialistes des pseudo-sciences.

 

D'après cette analyse, la thèse n'était valide d'aucun point de vue, ni sociologique, ni astrophysique, ni épistémologique, au vu de ses multiples références à des mécanismes célestes et par la revendication permanente de la légitimité académique et scientifique du discours astrologique. L'expertise collective conclut ainsi que le travail d'Élizabeth Teissier ne remplissait pas les exigences de rigueur scientifique d'une recherche de doctorat, quelle que soit la discipline considérée, et qu'il s'agit tout au plus d'un plaidoyer pro domo pour l'astrologie.

 

Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

"La société du spectacle", Guy Debord, 1967, Editions Gallimard

 

"Impostures intellectuelles", wikipedia

 

'BHL en flagrant délire: l'affaire Botul", Aude Lancelin, nouvelobs.com, 8 février 2010

 

"Victime d’un canular, Michel Maffesoli dénonce un «règlement de comptes» entre sociologues", Le Monde.fr, 18 mars 2015

 

"Les frères Bogdanov: science ou fable?", Suzy Collin-Zahn, Sciences & Pseudo Sciences n° 313, juillet 2015

 

"Élizabeth Teissier", wikipedia


 
     

     
 
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