Opération Liberté Immuable

Banc Public n° 293 , septembre 2021 , Frank Furet



Lancée sous le nom «Opération Liberté Immuable» en 2001, après que le gouvernement taliban de l’époque a refusé d’abandonner le groupe Al-Qaïda, responsable des attentats contre les tours jumelles, et soutenue initialement par une coalition de quarante pays, la guerre d’Afghanistan a dévoré d’énormes ressources humaines et monétaires.


Plus de 100.000 soldats afghans, pro-gouvernementaux ou pro-talibans, ont perdu la vie, tandis que plus de 3.500 soldats de la coalition et autant de “contractuels” (combattants engagés à titre privé) ont été tués. Des dizaines de milliers de civils afghans sont morts.

 

Un coût vertigineux

 

Le gouvernement américain a dépensé plus de 2.000 milliards de dollars pour cette guerre.

La moitié de cette somme a été consommée par le ministère de la Défense.

530 milliards de dollars sont allés aux banques en paiements d’intérêts sur l’argent emprunté pour payer la guerre. Ce dernier chiffre dépasse celui des dépenses consacrées à la formation des forces de défense afghanes (100 milliards de dollars) ou aux projets d’infrastructure, généralement payés à des entrepreneurs et ONG occidentaux (144 milliards de dollars).

Les États-Unis paieront aussi cette guerre sous la forme d’indemnités et de pensions pour les anciens combattants.

 

Effets pervers des subsides étrangers

 

L'Afghanistan, pays enclavé, a bénéficié au XIXe siècle des subsides britanniques. Puis sont venues les attentions soviétiques et, ensuite, américaines. Durant la guerre froide, les massives aides étrangères ont abouti à l'apparition à Kaboul d'une caste de privilégiés coupés des réalités des provinces.

 

Dans les années 1960, Soviétiques et Américains ont rivalisé de financements pour attirer l'Afghanistan dans leur zone d'influence. Des milliers de bourses d'études en URSS ont été offertes aux jeunes Afghans. Ingénieurs et officiers prirent goût à la vodka et aux blondes russes, ce qui était pour eux le comble de la modernité. Beaucoup se sont mariés sur place, et sont restés après 1980. Surtout, les Soviétiques ont fourni en armes l'armée afghane et ont gagné les officiers à leur cause. Ce sont ces officiers convaincus qui ont organisé le coup d'État de 1978.

Répressions contre les religieux et propriétaires terriens s'ensuivirent, conduisant à des révoltes populaires, vite contrôlées par des partis hostiles aux communistes dont les responsables s'étaient installés au Pakistan voisin.

 

Dans l'idée d'affaiblir l'URSS, les Américains ont fourni une assistance considérable à ces partis. Toute l'aide américaine transitait par les généraux pakistanais et leurs services secrets. Malgré les mises en garde des Occidentaux connaisseurs du terrain, ce sont les partis extrémistes et les plus anti-américains (à commencer par le Hezb-e-islami, "parti de Dieu") qui ont été les mieux financés.

 

Après le départ des Soviétiques en 1989, dépités de s'être fait surprendre par Ahmed Chah Massoud pour la conquête de Kaboul en 1992, ces partis extrémistes ont longuement bombardé la capitale et lui ont fait subir un blocus rigoureux.

 

En 2001, après les attentats du 11 septembre, les États-Unis se sont appuyés sur les commandants de la supposée "Alliance du Nord", aux intérêts déjà divergents. Des valises de dollars ont été distribuées pour inciter les chefs de guerre au combat.

 

Visions du monde incompatibles

 

Les talibans une fois tués ou repliés dans leurs bases du Pakistan, les États-Unis - et la communauté internationale, sous l'égide des Nations unies - se sont mis en tête de reconstruire l'État afghan, faisant du "Nation building».

 

Une Constitution à l'américaine, avec un président (et non pas à l'européenne avec un président et un premier ministre), fut adoptée en 2004, et violée en 2014 par les Américains eux-mêmes, avec la création, non prévue et imposée par eux, d'un poste de "chef de l'exécutif", pour contenter le candidat malheureux aux élections tenues cette année-là, Abdollah Abdollah; ce chef tadjik, se présentant comme héritier du commandant Massoud, contrebalançait ainsi le président pachtoune Ashraf Ghani.

Dans un pays ultra-conservateur, les Occidentaux ont voulu imposer leur propre vision du monde; des ONG féministes scandinaves proposaient la parité hommes/femmes à tous les niveaux de conseils et de représentation, jusqu'aux villageois.

 

143 milliards ont été engagés pour reconstruire le pays, à travers des projets d'infrastructures ou de lutte contre le trafic de drogue. Des sommes qui n'ont pas toujours été bien utilisées : sous un gouvernement notoirement corrompu et inefficace, 19 milliards auraient été perdus entre 2009 et 2019, en raison de gaspillages ou de fraudes, d'après l'inspecteur général spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan.

 

Les députés n'avaient aucun pouvoir… sauf celui d'accumuler de l'argent le plus vite possible.

Une disposition de la Constitution imposait leur accord à la nomination des ministres. Ceux-ci devaient acheter le vote des députés, puis se dépêcher, par une intense corruption, de rentrer dans leurs frais.

 

Des ministères importants restaient des mois sans titulaire, faute de compromis.

Aucun des services de l'État ne fonctionnait.

Les États-Unis payaient les fonctionnaires et les corrompus. De fausses embuscades étaient lancées sur les routes pour que soient payées des sociétés de sécurité possédées par des ministres ou chefs de guerre.

Quelque 80% du budget de l'État afghan venait de l’étranger.

 

Dans ce cadre de désillusion et de corruption généralisée, les talibans ont vite repris des forces dans les campagnes, instaurant une administration qui, quoique dure, était vue comme préférable au chaos.

 

Des troupes afghanes inexistantes

 

Les Américains n’ont pas lésiné sur les moyens pour entraîner et équiper les soldats afghans, mais une fois le retrait américain annoncé, l'avancée des talibans a été fulgurante. Souvent, la paie des soldats du gouvernement de Kaboul était saisie par leurs officiers, l'équipement était déplorable, les soutiens logistiques absents. L'armée paraissait nombreuse, mais beaucoup de régiments n'existaient que sur le papier : les États-Unis payaient des troupes inexistantes.

 

Des notables du régime afghan ont acquis des résidences sur la nouvelle île artificielle créée à Dubaï, à partir d'un million de dollars, réglés en liquide. Tout cela aux frais des contribuables américains. Pourquoi les soldats afghans, mal payés et abandonnés, se seraient-ils fait tuer pour permettre à leurs supérieurs de continuer à mener grande vie?

 

Rapport du Pentagone

 

Dans un rapport du Pentagone extrêmement détaillé, publié le 17 août dernier, on peut lire que la perspective de bâtir un Afghanistan stable et pacifié était «irréalisable» dès le départ et que le gouvernement américain n'a jamais été «équipé pour une entreprise aussi ambitieuse dans un environnement aussi ingérable», quelles que soient les sommes d'argent investies.

Cette enquête tend à confirmer l'avis du président Biden d'après qui la mission était vouée à l'échec, cela sans que la durée de présence des troupes américaines ne puisse rien y changer.

 

Ce rapport est basé sur des interviews avec plus de 700 responsables ainsi que sur l'examen de milliers de documents. Il est également ''dans les tuyaux'' depuis de nombreux mois et c'est le douzième document «d'enrichissement par l'expérience» conduit par le Sigar –organe créé en 2008 pour surveiller le gaspillage, la fraude et les abus dans le cadre de la guerre en Afghanistan.

 

Cette étude conclut que la présence américaine a amélioré la situation en matière de soins médicaux, de santé des femmes et d'environnement, mais « pas franchement dans les autres aspects de la vie, et doute que les progrès qui ont été faits se maintiennent».

 

La stratégie des États-Unis a échoué sur tous les plans, souvent pour des raisons soit propres au mode de fonctionnement de leur administration, soit liées aux limites sociales, politiques et économiques de l'Afghanistan. Ces échecs «mettent en question la capacité des agences gouvernementales américaines à concevoir, mettre en place et évaluer des stratégies de reconstruction» dans quelque pays que ce soit.

«Les projets qui visaient à atténuer les conflits les ont souvent exacerbés au contraire, et même, involontairement, ont financé les insurgés.»

 

Les auteurs soulignent que reconstruire l'Afghanistan «exigeait une compréhension détaillée des dynamiques sociales, économiques et politiques du pays mais qu'aussi bien les décideurs américains à Washington que le personnel sur le terrain opéraient constamment à l'aveugle ».

 

Conséquence: ils ont «maladroitement imposé des modèles technocratiques occidentaux aux institutions économiques afghanes, formé les forces de sécurité à la manipulation de systèmes d'armes sophistiquées qu'elles ne pouvaient pas comprendre et encore moins entretenir, imposé un État de droit formel à un pays dans lequel 80 à 90% des décisions se prenaient de façon informelle ». Dépourvus de ces connaissances du contexte, les responsables américains ont souvent donné tout pouvoir à des hommes d'influence qui s'en sont pris à la population ou ont détourné l'aide américaine afin de s'enrichir, eux et leurs alliés, et de prendre le pouvoir.

 

Le déversement de milliards de dollars en Afghanistan a amplifié la corruption. Les quelques fonctionnaires intègres du gouvernement afghan n'ont jamais pu apprendre à gérer leurs propres administrations et l'incapacité de Washington à placer les bonnes personnes aux bons postes au bon moment a suscité «l'un des échecs les plus significatifs de la mission».

 

Les États-Unis n'ont jamais rien mis en place pour contrôler et évaluer si leurs programmes avaient le moindre effet. L'enquête souligne que «l'absence de vérifications créait le risque de faire à la perfection exactement ce qu'il ne fallait pas : un projet où toutes les tâches requises effectuées étaient considérées comme une “réussite”; qu'il ait atteint ou contribué à des objectifs plus vastes et plus importants ne comptait pas».

 

Enfin, l'armée américaine n'a jamais établi un semblant de sécurité dans de nombreuses zones du pays, ce qui était indispensable pour remplir les objectifs sociaux, politiques et économiques de la mission américaine en Afghanistan. Dans la majorité des districts, les USA n’ont jamais entendu les vrais problèmes des gens, n'avaient tout simplement pas de modèle de stabilisation post-conflit qui fonctionne et ont improvisé.

Mécaniques de l’échec

 

En cause, la corruption des gouvernements successifs, leur incapacité, leurs divisions, leurs double-jeux, leurs complicités avec les talibans. Mais les gouvernements occidentaux ont largement contribué à tout cela, ignorant même la base: la particularité de la vie afghane, ses maillages locaux, ses groupes de solidarité locaux et régionaux propres aux tribus, clans, réseaux de villes des vallées, groupes religieux…

 

En plus de ça, les puissances occidentales ont inondé d’argent un pays appauvri sans contrôles adéquats, ce qui a entraîné une corruption de masse.

Non seulement cela a délégitimé le gouvernement, mais une grande partie de l’aide est tombée entre les mains des talibans.

 

Pour John Sopko, le responsable de l’audit des dépenses américaines en Afghanistan, «la fin de la chaîne d’approvisionnement américaine en Afghanistan, ce sont les talibans».

Si vous voulez savoir qui a armé et payé les talibans, la réponse est tout simplement : les Etats-Unis.


Frank Furet

     
 

Biblio, sources...

«Les États-Unis savaient que leur mission afghane était vouée à l'échec, révèle une enquête»,

Fred Kaplan, slate.fr, 19/08/2021

 

«Afghanistan: pourquoi les talibans ont repris si rapidement le pouvoir», Bernard Dupaigne, le Journal du Dimanche (JDD), 20/08/2021

 

«En Afghanistan, la débâcle américaine est bien pire que celle de l’URSS», Paul Robinson, Arrêt sur info, 21/08/2021

 

«2261 milliards de dollars, le coût vertigineux de l'intervention américaine en Afghanistan», Philippine Robert, L’Express, 17/08/2021 

 
     

     
 
International

Le Sahel en rupture avec la France
HAUT-KARABAGH Assassinat en silence
GABON Une révolution de palais
Intelligence artificielle : la Chine devant les États-Unis
Opération Liberté Immuable
Adrian Zenz et la démographie ouïghoure
Libye
La Syrie et l’axe des «droits-de-l’hommistes»
Pillage généralisé au Congo
Sans l’anglais, svp !
Trumperie sur la marchandise
Etats-Unis : les limites de Bernie Sanders
LES SITES DE RESEAUX SOCIAUX, LEURS CONDITIONS ET LA VIE PRIVÉE
ETUDIER LE TERRORISME
Optimisme
Doubles jeux
UNE AUTRE CULTURE ARABE
COMPRENDRE LE TERRORISME
FMI, inégalités et croissance
Démographie aux Etats-Unis
SANS MA FILLE
LUTTE DES PLACES
Michel Rocard et les crises de l'Occident
Ukraine
La chanson des Pussy Riot
Florence Cassez, innocente
L'Inde nouvelle s'impatiente
Pétrole, Europe et Etat islamique
L’INDE DEVANT SON AVENIR
Ukraine : les gentils Européens à la rescousse...
L’HISTOIRE RECENTE DE L’UKRAINE
LA DECONFITURE DU PARTI QUEBECOIS
Syrie : principes élémentaires de la propagande de guerre
Egypte
Bizarre, bizarre...
TUNISIE  de l'apolitisme au politisme ou de l'enthousiasme à la violence
Mort étrange
CAP CARTHAGE: Un pays sous perfusion
Quand identité et honnêteté s'étiolent
Sabres et goupillons, un peu d'histoire
QUEL FUTUR POUR DJERBA ?
QUEL FUTUR POUR DJERBA ?(II)
Les banquiers sont sympas…
L’Equateur et sa dette
Profil gauche
LE MONDE A GOUVERNER
AMENAGEMENT DU TERRITOIRE : « le pire des scandales de Ben Ali »
MENACE SUR L’ETAT DE DROIT
TUNISIE (3e partie): L’IMPOPULARITE DE BEN ALI
TUNISIE (2e partie): AUX SOURCES DE LA COLERE
JASMINS DE LA MONDIALISATION
Communication et festivités d'entreprise en Chine….
ISRAEL PALESTINE: Aux sources de la paix… la révolution laïque
Move your money
Energie et économie
Les Indiens d’Amérique latine
Par ici, les terres agricoles...
Etat du monde
Palestine
Pays des ïles
Le siècle de l’Inde ?
Benazir Bhutto, l’exceptionnelle * (2)
Benazir Bhutto , l’exceptionnelle * (1)
Le monde dans tous ses états: DJERBA: LES DERNIERS REMPARTS DE l’ILE
SOUDAN: «L’isolement salvateur»
Devinette Libanaise, acte 2: Le temps des doutes
Lula
Gestion politico-administrative d'un village chez les luba-lulua au Kasaï
Rafic Hariri: A qui profite le crime ?
La Honte
Stratégie mondiale
Edito février 2004
En français dans le Monde
DEMOCRATIE PARTICIPATIVE A PORTO ALEGRE
Relativité de l'économie
La cour pénale internationale
La loi de compétence universelle
ONU SOIT QUI MAL Y PENSE
OCALAN
FLIPPER PLANETAIRE
SHAKE HAND
Brèves
MEXIQUE, LA STRATEGIE DE LA TENSION
 
   


haut de page

Banc Public - Mensuel indépendant - Politique-Société-environnement - etc...
137 Av. du Pont de Luttre 1190 Bruxelles - Editeur Responsable: Catherine Van Nypelseer

Home Page - Banc Public? - Articles - Dossiers - Maximes - Liens - Contact