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Après les barons...

Banc Public n° 147 , Février 2006 , Frank FURET



Les organisations criminelles affichent une étonnante  capacité de reproduction et à l'innovation quand il s’agit d’ accumuler du capital et de  défendre leurs intérêts. Durant les dernières décennies, le trafic illicite de drogue en Colombie s’est adapté aux avatars du marché international, et a supporté la répression ainsi que les différentes stratégies anti-drogues déployées par les Etats-Unis dans la région. Les grands cartels ont été dissous mais la production et le trafic de drogue en Colombie n’en ont pas souffert. L'époque  des grands barons de la drogue est  révolue, mais les affaires continuent. C’est par centaines que se comptent les laboratoires clandestins. Les grands barons tombés, il n’a pas fallu deux ans au système pour se transformer en une structure plus souple, décentralisée, du type  « triades chinoises ». Il n'y a  plus de «kombinat», plus de «roi de la coke», mais des groupes hétérogènes, marqués par une grande flexibilité dans la gestion du commerce, fonctionnant selon le principe  d’« entreprise en réseau ».


Actuellement, la culture et la production de la drogue appartiennent à une multitude de petites organisations criminelles, de guérillas et de paramilitaires coopérant avec un éventail de mafias et d'organisations criminelles internationales (Mexique, Russie, Afrique, Italie, République dominicaine, Espagne, etc.) qui tiennent les rôles d'intermédiaires et de distributeurs,  qui ont chacun leurs routes et leurs  réseaux. «Imaginez, dit un policier français détaché en Colombie, une coopérative laitière (qui fabriquerait de la coke et non pas des yaourts) fonctionnant comme une centrale d'achats. Une nuée de petites entreprises de base qui peuvent être indépendantes et vendre leurs produits à la centrale (disposant d'un secteur exportation et marketing). Ces PME de la coke peuvent aussi appartenir à la “coopérative” ou encore lui être associées. Tout fonctionne en souplesse.» Le cartel nouveau style se contente de jouer les intermédiaires entre les différents éléments du système et de fournir à ce «groupement d'intérêt économique» protection et renseignement.

Diversification des activités

D'abord trafiquant de marijuana et de cocaïne, les narcotrafiquants colombiens n'ont pas mis beaucoup de temps à diversifier leurs activités et leurs produits. Selon les autorités américaines, depuis 1993, l'offre d'héroïne en provenance de la Colombie a considérablement augmenté dans l'est des États-Unis. Les cargaisons transitent par bateaux et avions via des pays tiers comme le Costa Rica, le Panama ou la République dominicaine.  Les narcotrafiquants colombiens prennent lentement mais sûrement le marché de l'héroïne dans l'est américain en offrant à bon marché dans les rues des grandes villes une drogue d'une pureté très élevée (avoisinant les 90 %). Ce sont principalement les groupes criminels dominicains qui sont chargés de distribuer et de vendre pour le compte des Colombiens, dans les grandes villes comme New York, Philadelphie ou Miami.

Mais que fait l'état Colombien?

En liquidant les grands cartels dans les années 90, les forces antidrogue colombiennes et américaines n'ont absolument pas altéré l'offre de drogue:  ils ont contribué à la  morceler en cellules plus petites et plus nombreuses.
C’est que depuis une cinquantaine d'années, la Colombie souffre de l'incapacité du gouvernement à assurer le contrôle de son territoire national :  et ce en raison des nombreuses guérillas, qui tentent depuis des décennies de le renverser, et des paramilitaires, qui contrôlent de vastes zones de production de drogue. Nombreux, bien armés et structurés, paramilitaires et guérillas découpent le territoire colombien en une dentelle de petits duchés et de zones d'influence où la terreur et la violence ont force de loi auprès des habitants, qui n'ont généralement d'autres choix que de fuir, collaborer ou mourir.

En 2001, des dizaines de fonctionnaires gouvernementaux ont été tués, enlevés ou portés disparus. Même scénario pour les journalistes, les syndicalistes et les militants des droits de l'homme. Toute opposition sociale sérieuse aux visées des FARC, des groupes paramilitaires ou simplement du gouvernement est muselée, voire annihilée.

Les guérillas, les groupes paramilitaires et les diverses mafias contribuent et profitent   largement de la déstabilisation de l'État colombien. Plus il y a de guerre et de violence en Colombie, plus le narcotrafic y est prospère. Le  « gouvernement »,  depuis plus de 30 ans, est incapable de d'assurer le contrôle de son propre territoire. D’ailleurs,  qui voudrait d'un gouvernement contrôlant la situation et mettant fin au trafic? L'industrie colombienne de la drogue rapporte beaucoup trop d'argent pour être  détruite. Pour nombre d'observateurs, ce qui est recherché dans les diverses « actions de répression » c'est moins la destruction du marché de la drogue que son contrôle...

L’état des choses …

Cela fait 50 ans que la Colombie connaît  la  violence et la guerre civile. Un drame humanitaire lent et peu médiatisé qui, quotidiennement, implique victimes, enlèvements et  combats. Rien qu’en 1999, plus de 36 000 personnes ont connu une mort violente en Colombie. Des milliers d'enlèvements , dont celui d’Ingrid Bettancourt, ont lieu chaque année et près de trois millions de personnes ont été déplacées par les combats, les FARC ou les paramilitaires.

Comme dans toutes les régions du monde où la guerre sévit, la pauvreté et la famine s'abattent sans discernement : plus de 27 millions de personnes vivent sous le seuil de la pauvreté (67 % de la population), 10 millions souffrent de malnutrition.

Les 25 % les plus riches de la population ont des revenus 30 fois plus élevés que les 25 % les plus pauvres, La coca est avant tout une façon de survivre pour la majorité de ceux qui la produisent et la transforment. La coca ou le pavot, c'est très souvent la différence entre manger ou mourir de faim pour des milliers de familles que les problèmes de toxicomanie des États-Unis, principaux clients ne concernent guère.

La guerre antidrogue des USA...

La stratégie de lutte contre le trafic de drogues, menée par le gouvernement colombien et surtout par le Département d'Etat nord- américain, n'a pas atteint son but. Il y a eu des réussites partielles dans un certain nombre d'affaires importantes dont la réforme policière, des coups portés à la corruption et au démantèlement des cartels, par exemple. Mais malgré les milliards investis, les résultats de la lutte antidrogue entreprise par les States ont été pour le moins mitigés. En cause, notamment,  la corruption endémique des gouvernements locaux et le peu de sympathie pour la cause américaine dans cette région du monde. Pour une grande partie des ces populations, qui souvent vivent de la culture de la coca ou du pavot, le problème n'est pas chez eux, mais bien dans le mode de vie des pays riches qui consomment de façon aveugle et abusive des produits qu'eux ne font en fait que produire. Pourquoi s'attaquer à l'offre alors que le problème serait en fait la demande ?
L'ampleur des épandages d'herbicides est étonnante : en quatre ans, le gouvernement d'Andrès Pastrana a, à lui seul, fait arroser plus de 70 000 hectares de plantations de pavot et de coca. Mais dans les régions arrosées, les populations, déjà pauvres et démunies, font face à des taux élevés de cancers et de maladies respiratoires et cutanées,  maladies  provoquées par la contamination des nappes phréatiques et des produits agricoles, exposés aux pesticides et aux résidus des fumigations.  Conscient du désastre écologique en cours et des problèmes d'éthique engendrés par l'usage de tels produits, Washington incite aujourd'hui le gouvernement colombien à délaisser les pesticides et à se tourner plutôt vers un champignon pathogène (Fusarium oxysporum) sensé détruire les plantations beaucoup plus proprement. Mais ce champignon toxique ne détruirait pas que les cultures de coca et de pavot, il pourrait également s'attaquer aux cultures potagères, en plus de menacer la faune et la flore de par sa nature génétiquement modifiée.

Les plantations de coca peuvent se déplacer provoquant des lésions de plus en plus graves à l'écologie du poumon que constitue l'Amazone. On ne sait pas ce qui peut se produire avec les déplacés. On ne sait pas non plus quelle sera l'issue du « processus de paix », entravé par le problème du trafic de drogues, ni quel sera le destin de centaines de guérilleros et de paramilitaires qui ont connu de près le rôle financier de la drogue. Si quelque chose alimente la guerre en Colombie ce sont les millions de dollars que génère la production et l'exportation de narcotiques. La seule chose qui semble claire, c'est que le crime organisé national et international saura s'adapter à ces conditions en déployant de nouvelles initiatives, en produisant des changements et des systèmes

Ambiguité des Etats-Unis...

Cela fait 30 ans que les militaires américains pourchassent les trafiquants et les plantations Colombiennes, qu'ils localisent  à l'aide de satellites espions et de détecteurs thermiques ultra-sophistiqués. Des troupes colombiennes et américaines au sol étant ensuite dirigées vers ces zones, parfois également arrosées de pesticides pour en assurer la destruction.

Toutes ces opérations de lutte antidrogue constituent une activité très intéressante pour les stratèges et les généraux du Pentagone qui, avec cet ennemi permanent à combattre, n'ont pas trop de difficulté à convaincre le Congrès américain de leur octroyer les milliards de dollars nécessaires à la poursuite des opérations et au développement d'armes et de technologies toujours plus sophistiquées. L'État colombien, en raison des nombreuses guérillas et des trafiquants présents sur son territoire, constitue également un très bon client pour la vente d'équipements militaires. Les 79 hélicoptères américains, dont 16 Black Hawk, achetés dans le cadre du Plan Colombie en témoignent. Le pays constitue également une manne pour une foule de sociétés américaines de toutes sortes que la présence de milliards de dollars américains et les richesses naturelles du pays attirent.

Quant au plan d’aide aux cultivateurs de coca, sur le milliard de dollars octroyé  par le Congrès des États-Unis, seuls 860 millions se sont réellement rendus en Colombie. De cette somme, les trois quarts ont été consacrés à l'achat d'équipement militaire américain et à l'entraînement de soldats et de policiers. Après que certains politiciens colombiens eurent financé leur campagne électorale et que des officiers colombiens eurent détourné plusieurs millions à des fins personnelles, il ne restait  de ce milliard de dollars américains que 67 millions (moins de 8 %) pour venir en aide aux paysans colombiens et les inciter à migrer vers d'autres cultures que la coca.

Evolutions

La réalité colombienne est complexe vu les multiples acteurs et scènes d'action. Pour  certains observateurs, le problème du trafic de drogues n'a d’ailleurs pas encore été traité de manière satisfaisante, l'attention ayant davantage porté sur ses conséquences que sur sa structure et ses contenus sociaux..  Une chose semble sûre, néanmoins: les actions nord-américaines en matière de lutte contre le trafic de drogues se sont concentrées sur les « cartels » et les narcos colombiens, mais elles ont permis à d'autres acteurs de prendre possession du commerce. Demeure une lutte acharnée entre les divers acteurs en vue de s'approprier des ressources générées par le trafic…

Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

Etat des luttes contre le crime organisé mafieux

Entretien exclusif avec le Professeur Umberto Santino, "Giuseppe Impastato", Palerme, réalisé par Chistian Pose, Tokyo/Palerme, 12 avril 2006

Plus de grands cartels :désormais, on se fait discret , Radio Canada, Dossier Colombie

« Plan Colombie, passeport pour la guerre », Maurice Lemoine,Le Monde diplomatique, août 2000

Comité canadien de soutien à Ingrid Betancourt

Ingrid Betancourt : la Don quichote de Colombie , Dossier de l'émission Zone Libre

« L'Amérique latine à l'heure colombienne »,Mari-Sophie Keller, Le Monde diplomatique, 2001

Les organisations du trafic de drogues en Colombie Diana Marcela Rojas Rivera et Adolfo León Atehortua Cruz, Culture et conflits

 
     

     
   
   


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