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La Camorra
Banc Public n° 122 , Septembre 2003 , Frank FURET
La Camorra est le seul phénomène mafieux issu d’un milieu urbain : son lieu de naissance est Naples, la date environ au début de XIX siècle. Elle contrôle étroitement le territoire et est très intégrée dans le tissu social surtout dans les couches les plus pauvres. La Camorra compterait aujourd’hui 111 familles opérationnelles et environ 6700 affiliés. Les activités de la Camorra ("La protection ") sont innombrables : de l’usure à l’extorsion, du contrebande de cigarettes au trafic de drogue, à l’importation clandestine de viande, à la fraude à la Communauté Européenne. Sans oublier les deux secteurs « traditionnels » du monopole du jeu clandestin et de la production de béton en Campania.
La camorra traditionnelle
Les premières traces officielles de la camorra datent de 1819-1820. Ce phénomène est cependant enraciné dans les changements économiques et sociaux qu'a connue Naples au cours du XVIIIème siècle. Selon certains auteurs, la camorra est le produit du passage à l'acte illégal facilité par le relâchement de la discipline sociale provoqué par l'éloignement progressif de l'administration locale par rapport à la population. Selon d'autres auteurs, il s'agit plutôt d'un principe d'auto-discipline à l'égard de la violence provoquée par la misère. D’aucuns y discernent surtout une manifestation déviée de l'insatisfaction sociale, bien moins dangereuse pour les autorités qu'un soulèvement populaire. Car, à Naples comme ailleurs, le pouvoir du peuple s’était jusqu'alors manifesté par des explosions soudaines. Avec la camorra cette violence va être canalisée vers d'autres activités. La Camorra se pose alors en représentante des couches populaires bien plus légitime qu'un État imposant lui aussi de lourds prélèvements mais sans rien donner en contrepartie : elle est le seul moyen de relation et de représentation politique du peuple. Le contexte urbain dégradé, l'urbanisation massive, l'incapacité de la ville à subvenir aux besoins de sa population et l'industrialisation tardive, ralentie et marginale, ne permettant pas à la population de se constituer en classe ouvrière et de s'organiser par des représentations syndicales ou politiques. Dès le départ, la camorra se forme et fonde donc son activité sur le marché licite et illicite de Naples. Les camorristes commencent à organiser une vaste activité de contrebande et d'appropriation des taxes douanières en menaçant les fonctionnaires. Seulement, leur pillage des caisses publiques est tel que la réponse des autorités consiste cette fois en une répression massive. Simultanément, les camorristes débutent une carrière dans différents métiers, essentiellement commerciaux, et voient par conséquent leurs conditions de vie s'améliorer, ce qui les rapproche des classes bourgeoises. Dès lors le lien avec la population s'affaiblit. A partir de 1875, avec l'élargissement du suffrage électoral, la camorra commence à s'intéresser aux enjeux politiques ; cependant, son rôle est encore celui de prestations de service et d'offre de votes en échange de divers privilèges et facilités.
20ème siècle
Au début du XXe siècle, on note une amélioration des conditions socio-économiques urbaines et des possibilités offertes à la population. La légitimité de la camorra s'amoindrit auprès des couches populaires, qui forment progressivement une classe ouvrière ; de plus la Cammorra rate en partie sa tentative d'intégration aux couches supérieures. Marginalisée, la camorra devient invisible jusqu'aux années 1950. Dans les années suivant la deuxième guerre mondiale, les phénomènes de pouvoir illégal ou de criminalité organisée ne correspondent pas encore à la camorra actuelle. Les bombardements, qui avaient détruit toute l'infrastructure moderne ainsi que les premières usines, réduisirent la vie de la population à un état précaire de survie, dans un environnement urbain dégradé. Un marché noir des biens et des aliments amenés par les troupes américaines se développe (essence, tabac, chocolat, ainsi qu'une reprise massive de la contrebande. Le tabac va devenir le moyen principal de survie, voire le seul, pour une partie importante de la population. La position centrale et l'importance du port de Naples en font l'une des plus importantes places d'importation illégale et de redistribution vers d'autres régions. Ainsi, à partir de 1948, " la contrebande commence à s'organiser industriellement et à se référer à une organisation capillaire. Au cours des années cinquante, la camorra s'intéresse à d'autres activités. Son rôle est principalement de médiation entre production agricole, conserveries, marchés nationaux et internationaux, ainsi que de régulation des relations commerciales dans la région de Naples. Elle contrôle bientôt, outre les marchés de gros, celui du bétail, de la viande et du lait, s'assurant la gestion du monopole des fournitures aux administrations locales. Elle développe aussi une activité commerciale directe, formant plus un ensemble de groupes indépendants qu’une organisation centralisée et hiérarchique. C'est à cette époque que la camorra entretient, pour la première fois, des relations avec la mafia, qui agissant en tant que fournisseur des marchés agricoles de la région napolitaine, utilise les créneaux commerciaux des camorristes . Le développement des échanges mondiaux, la hausse importante de la demande de tabac, l 'essor et l'internationalisation de la contrebande, ainsi que la présence en Campanie d'importants chefs mafieux font passer la camorra à un stade organisationnel supérieur d'accroît . Mais elle ne possède pas les capitaux nécessaires pour intervenir directement dans un marché de cette importance, elle doit donc s'allier à la mafia qui se trouve dans la nécessité de réinvestir les capitaux accumulés par sa participation à la spéculation sauvage, qui a eu lieu à Palerme dans le secteur du bâtiment. Mais la mafia se heurte aux clans marseillais et corses qui sont favorisés par une disponibilité financière plus élevée et recourent souvent à des investisseurs légaux. Dès lors se produit une situation d'oligopole, qui se conclura au début des années soixante-dix par une guerre gagnée par la mafia contre les Français. Durant cette période, la camorra garde son rôle d'organisation locale du trafic et de fourniture de main d'oeuvre, mais reste subordonnée à la mafia. Lors de l'intégration progressive du marché de la morphine et de l'héroïne à celui du tabac utilisant le même réseau font de Naples le principal centre de redistribution de l'héroïne provenant de l'Est asiatique vers les USA et le Canada, et de la cocaïne péruvienne vers les marchés italiens et européens.
Les facteurs de transformation : le trafic de stupéfiants et le tremblement de terre
Dans les années soixante-dix et quatre-vingts la Camorra a une structure plus définie, bien que non homogène. Les familles se réfèrent à deux types d'organisations assez différentes et qui entreront en conflit dans les années quatre-vingts : la "camorra-entreprise" et la "camorra-masse". La "camorra-entreprise" est composée par les familles qui se regrouperont dans la "Nouvelle Famille" et se distingue de la "camorra-masse", notamment par ses familles installées dans l'arrière-pays. Son type d'organisation, née du développement des relations avec le système politique local et du lien fonctionnel avec les distorsions et les illégalités qui le caractérisent, est moins lié à base sociale populaire et développe une activité importante et diversifiée dans le secteur économique légal. Liée au milieu financier campanien, elle entretient des relations de plus en plus intenses avec la mafia sicilienne et américaine, en prenant une dimension internationale croissante. La "camorra-masse"revendique une légitimité populaire forte. Organisation "capillaire" à base sociale très élargie, elle estime qu’elle offre aux jeunes, appartenant au sous-prolétariat urbain et recrutés dans les prisons ou les périphéries urbaines dégradées, une légitimation et des buts. Elle monopolise ou contrôle, l'ensemble des activités illégales de la métropole napolitaine et organise souvent son activité à partir de la prison. Elle gère ses activités selon des critères d'entreprise mais ne développe pas d'activité d'entreprise légale. La contrebande de cigarettes permet à la camorra d'accumuler assez d'argent pour commencer à parler d'égal à égal avec la mafia, l'accélération de l'accumulation provoquée par le réinvestissement des capitaux dans le trafic de stupéfiants, la poussant à resserrer les liens avec la mafia et renforçant l'imbrication de leurs intérêts mutuels. Il s'en suivra des changements substantiels dans l'organisation et dans les activités de la camorra, changement provoqués par le développement du marché des stupéfiants et par le tremblement de terre de 1980. Le trafic de stupéfiants Le marché des stupéfiants va devenir la première véritable source d'accumulation de capital pour la Camorra et lui permettre de s'affranchir de la dépendance à l'égard de la mafia et de celle du pouvoir politique. Le développement important de ce marché début des années soixante-dix, et son déplacement de Palerme vers Naples, va multiplier les relations avec la mafia et déterminer alors un renforcement de l'organisation camorriste et son évolution vers le modèle mafieux. La camorra sort de Campanie et devient une organisation de cadres criminels d'une certaine consistance". Quatre ou cinq familles camorristes contrôlent, en liaison avec la mafia, la plupart des importations et de la vente en gros de la morphine et de l'héroïne transitant par la Campanie, gèrant aussi l'activité de contrebande et le trafic d'armes (surtout la Nouvelle Famille). La Nouvelle camorra Organisée se spécialise plutôt dans le trafic de cocaïne, qui n'est pas encore investi par la mafia dans les années 1975-1980. Début des années quatre-vingts, la camorra a accumulé assez de capitaux et de légitimité pour pouvoir traiter avec la mafia sur un pied d'égalité. Un véritable accord aurait alors été conclu entre les deux organisations, attribuant le contrôle du marché de l'héroïne à la mafia et celui de la cocaïne à la camorra, tout en établissant des liens logistiques étroits. Le trafic de stupéfiants permet aux distributeurs intermédiaires de s’enrichir facilement mais pose problème. L'attitude des couches populaires change, elles acceptent moins l’introduction des drogues illicites. Selon Isaia Sales, le trafic aurait provoqué une rupture partielle du consensus de la base sociale camorriste, qui aurait recommencé à développer les marchés parallèles de biens non dangereux, en voyant que l'usage d'héroïne se répandait parmi les jeunes, notamment dans les couches défavorisées. On assiste ainsi au retour d'une partie de la population à des activités illégales ou informelles - plus traditionnelles et légitimées. Le choix de la Nouvelle camorra Organisée, plus liée à la base populaire, de se spécialiser dans le trafic de cocaïne pourrait avoir été aussi une manière de conserver cette légitimité, cette substance étant consommée dans les milieux bourgeois plutôt que dans les milieux défavorisés et jouissant ainsi d'une moins mauvaise réputation.
Rôle social
Mais une mobilité sociale accrue (les capitaux issus du trafic de stupéfiants commencent à être investis dans d'autres secteurs) vont entraîner une diversification des activités de la camorra, sur les marchés informel et officiel. Les profits du marché des stupéfiants sont énormes et l'activité de la camorra ne s'exerce pas uniquement sur ce marché. L’implication dans les autres activités économiques illégales et ses investissements dans les secteurs informels et officiels, l'organisation offre de plus en plus d'emplois et opère des redistributions de revenus. Elle développe aussi, selon la tradition, des activités à la fois redistributives et de solidarité : fortes dépenses dans les commerces des quartiers défavorisés, aides aux familles en difficulté, financement d'activités sportives. Elle n offre pas seulement, à ses affiliés, un enrichissement facile, mais aussi des possibilités de mobilité sociale: et même les seules possibilités pour des individus qui, n'ayant aucune chance au départ (chômeurs, de déshérités…) qui vont devenir en quelques mois commerçants, propriétaires d'auberges, de cafés, ou de restaurants". La faiblesse de la vie associative citadine a aussi de la camorra la principale organisation qui garantisse la satisfaction des besoins essentiels pour une partie importante de la population. La Commission parlementaire d'enquête s’inquiétant du fait que le pouvoir de la camorra s'élargisse jusqu'à comprendre la tutelle des droits civils des citoyens, à cause du "marasme actuel de la justice civile"
Frank FURET |
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