?> Les organisations Italiennes
Les organisations Italiennes

Banc Public n° 113 , Octobre 2002 , Frank FURET



Avant d'être décrite comme une association de gens grossiers, lâches, malhonnêtes, hypocrites et brutaux en 1884 dans une pièce de Rizotto en 1884, le mot Mafia aura décrit les attitudes les plus nobles, les plus courageuses faces aux diverses sortes d'oppression qui ont pesé sur l'histoire; il aura aussi permis de synthétiser un ensemble de sentiments, d'attitudes, de manières d'être dispersés depuis des siècles dans la conscience populaire et qui seraient à la base du Sicilianisme qui s'associe parfois à une tendance au séparatisme. L'esprit de mafia incarne d'abord le courage de s'imposer en cas de besoin à la loi pour appuyer son destin personnel, son ascension sociale, perception renforcée par l'image du pauvre chevalier bandit ou du serf-bandit pouvant devenir un prince, la conscience populaire exprimant ici son besoin de mobilité sociale. Ce n'est que dans un rapport officiel des autorités judiciaires de Trapani en 1838, que " mafia " mot qui désignait jusqu'alors en vieux sicilien " grâce, allure, chic) sera citée par écrit pour la première fois en tant que société secrète dangereuse capable d'employer n'importe quel moyen pour atteindre ses buts .

 


Le lendemain de l'unité à Palerme accourent des déclassés, des petits combinards, de petits escrocs; la mafia urbaine se renforce et intervient de plus en plus dans la sphère économique, organise et impose contre dîme sa protection pour des risques dont elle est le maître: avertissements, menaces escalade de la violence. Dans la région du centre ouest de la Sicile aussi, les fonctionnaires du nouveau gouvernement vont se trouver confrontés à un phénomène inquiétant: la présence de groupes criminels violents qui ne sont pas isolés du reste de la société mais que les classes dirigeantes locales utilisent fréquemment pour satisfaire leurs intérêts politiques ou économiques (1).

La vie politique dans les communes se révèle alors comme une simple lutte de factions qui ne se réclament des partis politiques que pour profiter des opportunités offertes par la mise en place du nouveau système libéral; 10 préfets et 5 préfets de police se succéderont à Palerme entre 1860 et 1866, 6 procureurs généraux entre 1862 et 1868: succession qui prouve l'impuissance du gouvernement à trouver en son sein des individus capables de conduire une politique cohérente. Les riches emploient les plus fameux des chefs de bande, les paysans et les métayers trouvant un appui indirect dans cet état de chose parce qu'il supprime ou rend inefficace la surveillance des propriétaires timides, augmente leur liberté d'action et donc leurs profits. Seuls ceux qui bénéficient de la protection pouvent circuler librement dans les campagnes.

La police commence a nouer des contacts et la collusion se fortifie au cours des décennies suivantes: en échange de l'indulgence des représentants de l'état, les mafieux contribueront au maintien de l'ordre; personne ne réussira de ce fait à mettre fin à ces collusions.

Le suffrage universel renforcera les liens entre classe politique et mafia, capable de mobiliser le corps électoral et servant d'intermédiaires entre le territoire qu'elle contrôle et les représentants politiques tout en les utilisant pour enter en relation avec les institutions publiques et les collectivités locales, et lui permettre d'accéder aux ressources locales. L'homme politique offre en échange de la protection et de ses suffrages, la protection à la mafia, en utilisant à son avantage son pouvoir de contrôle sur les institutions et sur la distribution des ressources publiques.

Au glorieux 20ième

Après la 1ère guerre mondiale les jeunes entrent en conflit avec les vieux oncles et le sang coule ; la mafia nouvelle devient plus cupide, plus criminelle; dès 1925, le fascisme tente de la briser : un préfet se met à exiler et déporter à la fois mafistes et communistes. Mais rien n'y fait. Fin de la 2eme guerre mondiale, en Sicile, on trouve la mafia mêlée aux activités des services secrets américains préparant le débarquement dans l'île; elle flirtera ensuite avec les communistes et les séparatistes, mais sans lendemain. Stimulée par les rencontre avec les Italos Américains, les contacts de la Sicile et la diffusion de l'instruction elle évolue et le vieil esprit mafiste s'estompe. En Sicile, les militaires américains ont plus ou moins légalisé son rôle d'instrument politique occulte; parmi les interprètes et conseillers italo-américains de l'armée, il y a de nombreux gangsters qui introduisent les moeurs et ambitions de la Cosa Nostra . Stimulés par leurs cousins d'Amérique, les jeunes mafistes s'efforcent d'installer en Sicile une branche de la mafia criminelle internationale.

Héroïne et perception

La Cosa Nostra Sicilienne doit sa puissance actuelle aux profits énormes tirés du trafic d'Heroïne à partir des 70ies ; et si elle a pu se lancer dans cette activité, estime Philippe Arlacchi (2), c'est,
· d'une part en mobilisant les fonds publics non dépensés versés par l'état Italien à la région de Sicile, qui sont restés placés pendant des années dans les banques Siciliennes et ont constitué une réserve à la disposition de la mafia qui pouvait y avoir accès directement ou indirectement en activant ses réseaux clientèlistes et de protection.
· d'autre part grâce et aux recettes fiscales centralisées par les familles (qui prennent 10% des sommes encaissées) ayant obtenu de l'état l'adjudication des 350 perceptions de l'ïle. Ceci va permettre aux familles de disposer d'une trésorerie courante tout à fait confortable; ce système sera à l'origine de la constitution d'un lobby des percepteurs disposant de capitaux permanents s'élevant à plusieurs milliards de FB, lobby qui bénéficiera de l'appui des partis politiques locaux et qui prendra une large part au trafic d 'heroïne.

Leurs ressources diverses vont permettre aux organisations Italiennes de financer la prise de contrôle totale ou partielle de nouveaux secteurs , ce qui va nécessiter la mise en place de réseaux locaux, nationaux et transnationaux comportant de nombreuses ramifications. La corruption va tenir dans ces réseaux une place centrale pour garantir la collaboration plus ou moins contrainte des décideurs politiques, des fonctionnaires ou de certains acteurs privés. Ce sont souvent les mêmes intermédiaires véreux, les mêmes professionnels douteux de l'import-export les mêmes transporteurs glauques, les mêmes établissements financiers frelatés qui apparaissent: dans la criminalité organisée, où on trouve de moins en moins de spécialisation et de plus en plus de polyvalence. ..

Dans le fromage européen…

Fin des années 70 une céleste manne devient l'objet de bien des convoitises: les fonds structurels Européens destinés à aider les régions les plus défavorisées; le Mezzogiorno est alors une des régions les plus aidées (un quart des aides du Fonds Européen de développement régional). La décentralisation de l'Italie aidant, les montants de l'aide sont négociés directement entre les services de l'UE et les régions concernées. La haute moralité de la région aura un mal fou à résister à la tentation, d'autant plus que l'effort de Bruxelles s'amplifie et que le FEDER a pour philosophie de soutenir vigoureusement l'équipement des zones industrielles Siciliennes sans trop se demander si équipement il y aura effectivement, mais avec la certitude réconfortante d'au moins faire tourner le secteur bâtiment des travaux publics, secteur de notoriété publique largement contrôlé par la mafia. Le déluge de subventions s'abattant sur le Mezzogiorno contribuera donc sans sourciller au renforcement des organisations criminelles et, pour beaucoup d'analystes, des pathologies les plus graves de ces régions.

Certains épisodes de l'histoire Italienne des 30 dernière années éclairent la puissance de la mafia et l'interpénétration entre secteur illégal et secteur légal sur les plans économique et financier. En matière agricole les organisations Italiennes ont pu s 'approprier des montants considérables d'aide Européennes, même si il semble difficile d'en faire une évaluation précise.

Les mafias Italiennes se sont depuis longtemps intéressées aux secteurs agricoles qui bénéficient des subventions du Fonds Européen d'orientation et de garantie Agricole : huile d'olive vin, blé dur , fruits et légumes , tabac , viande bovine…; à part l'élevage bovin, ces productions sont concentrées dans le Mezzogiorno , soit le berceau historique des différentes organisations (3). L'Italie étant le premier producteur Européen de fruits grâce à la Sicile (Oranges, citrons, mandarines) et la Campanie (pêches, tomates),les aides du FOGEA s'y élèvent à des dizaines de milliards de francs belges par an les organisations mettant tout en ½uvre pour s'en approprier la part la plus importante possible. Les filières d'olive et d'agrumes d'une bonne partie de la province de Reggio Di Calabre sont tenues par une des familles les plus puissantes et dangereuses de la Ndangheta: les profits tirés du trafic de stupéfiants et de bijoux, d'extorsion de fonds et d'enlèvement contre rançon sont souvent recyclés dans la construction d'installations de traitement et de conditionnement des olives. Concernant la viande bovine les importateurs installés dans les principales villes Siciliennes achètent plus de 50000 tonnes de viande Française par an, opérations servant souvent de support à des opérations d'escroquerie ; quand les acheteurs se déplacent sur les marchés au bestiaux Français, ils payent en liquide, les animaux sont ensuite revendus à des abattoirs qui eux payent par chèque. Dans le secteur du blé dur, les aveux d'un puissant chef de clan de la Camorra, en 1992, a provoqué la chute de responsables des deux plus puissants groupes céréaliers Italiens (Casillo et Italgrani). Chaque année, le FOGEA lui versait plusieurs milliards de francs Belges au titre de restitutions à l'exportation.

Les fraudes à la TVA sont devenues selon de nombreux spécialistes les opérations les plus rémunératrices: depuis 1993, le passage des frontières ne donne plus lieu à aucune perception; il suffit à l'importateur d'acheter les marchandises sans les déclarer à l'administration fiscale son pays, de les revendre TVA comprise à différents grossistes et distributeurs et donc d'encaisser la TVA sans la reverser à l'administration publique et de la partager avec les grossistes, les distributeurs, divers intermédiaires et, le cas échéant, quelques fonctionnaires corrompus. Pour contourner la législation Européenne, il suffit de ne pas avoir de numéro d'identification ou de cesser son activité après avoir réceptionné les marchandises. Un autre système consiste à déclarer l'exportation de marchandises en suspension de TVA puis de les faire revenir dans le pays d'origine, les marchandises étant alors revendues clandestinement sans que la TVA ait été payée. La mise en oeuvre de tels procédés requiert de gros moyens et de solides protections, la corruption de fonctionnaires étant une condition du renouvellement des fraudes.

 

Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

1) Paolo Pezzino, Mafia état et société dans la Sicile contemporaine, Politix N°49

 

2) Philippe Arlacchi, Mafias et compagnies, Presses universitaires de Grenoble, 1986

3) François. d'Aubert, Main basse sur l'Europe, Plon, 1994

 
     

     
   
   


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