|
|
|
|
Mafias dans le monde: prélude
Banc Public n° 112 , Septembre 2002 , Frank FURET
Avant d’être suicidé au capuccino-cyanure, Michele Sindona, banquier du Vatican et de la Mafia, hypermouillé dans le scandale de la banque Ambrosiano, déclarait très consensuellement qu’un des multiples mérites du blanchiment et de la parfaite complicité du réseau bancaire agissant sous la tutelle de gouvernements et d’organisations internationales peu enclines à bousculer la profession de blanchisseur, était de constituer un pont au dessus de l’abîme qui sépare la pègre du reste de la société.
A en croire Charles Thilly (1), la guerre fait les états : banditisme, piraterie, rivalités territoriales entre bandes, police et guerre s’inscrivent historiquement sur le même continuum. La période circonscrite au cours de laquelle les états-nations sont devenus des organisations dominantes dans les pays occidentaux voyant le capitalisme marchand et la construction étatique se renforcer mutuellement. Dépeindre ceux qui font les guerres et les états comme des entrepreneurs coercitifs et égoïstes correspond beaucoup plus aux faits que les images d’épinal généralement proposées à l’admiration des foules, comme l’idée d’un contrat social, d’un marché ouvert ou d’une société dont les normes et attentes appelleraient un certain type de gouvernement. De Machiavel à Hobbes, les penseurs du Politique reconnaissent que, quoiqu’ils fassent d’autre, les gouvernements organisent et, autant que possible, monopolisent la violence.
Protection
Le mot «protection» dans le vocabulaire américain a deux connotations: dans un sens, il renvoie à l’image d’un abri fourni par un ami puissant contre le danger, d’un autre, il connote le racket, consistant à obliger les commerçants à payer un tribut pour être protégé de dégâts que lui-même menace de causer. Celui qui fournit la protection nécessaire mais ne maîtrise pas l’apparition du danger a tous les traits du protecteur légitime. Mais un gouvernement qui invente des menaces imaginaires ou en induit par ses propres activités relève plutôt du deuxième genre: le racket. Les états qui simulent, fabriquent ou stimulent des menaces de guerre extérieures sont des racketteurs, mais disposent de plus de la légitimité du caractère sacré. Tout commence donc pour les détenteurs de pouvoir par la tentative de monopoliser les moyens de contrainte à l’intérieur d’un territoire délimité.
Vers un état mondial ?
Au début du processus de construction étatique, de nombreux groupes prennent le droit de recourir à la violence: des pirates aux bandits jusqu’aux rois en passant par les collecteurs d’impôts, les détenteurs de pouvoir régionaux et les soldats professionnels. Une frontière mouvante et incertaine entre violence légitime et violence illégitime va apparaître dans les cercles supérieurs du pouvoir. «Derrière la piraterie en mer, ce sont les villes et les cités-états qui agissent» déclare Fernand Braudel à propos du 16ème siècle (3). En période de guerre ou de conquête, les dirigeants d’états constitués recourent fréquemment aux services de corsaires.
Dans la deuxième phase, il s’agit de démilitariser: la concurrence dans le domaine de la protection conduisant à une augmentation des couts, la pacification, la cooptation et l’élimination des factions rivales du souverain, en plus d’apparaître comme une noble entreprise destinée à apporter la paix sera aussi l’occasion de réaliser d’importantes économies d’échelle. Les Tudor réussiront par exemple à affirmer le monopole royal sur la violence privée et publique en démilitarisant les grands seigneurs, en éliminant les bandes armées personnelles, en rasant leurs forteresses, en maîtrisant leur habitudes de recourir à la violence, en décourageant la coopération de leurs vassaux. En France, Richelieu commencera la grande entreprise de désarmement dans les années 1620, Louis XIII détruisant systématiquement les châteaux des seigneurs rebelles, condamnant les duels, la détention d’armes et l’entretien d’armées privées.
Tout ceci mène évidemment à poser la question, actuelle, de l’édification d’un état mondial, et à effectuer une translation dans le temps et à une échelle mondiale, à questionner sur la période actuelle d’interdépendance entre construction de l’état mondial et crime organisé.
Difficile de nier l’imbrication actuelle des organisations criminelles et de l’économie, la relation étroite entre la dette mondiale, le commerce illicite et le blanchiment de l’argent sale.Les relations existant entre circuits mafieux et économie d’un pays sont indubitables: de hauts fonctionnaires politiques ou militaires peuvent collaborer ensemble, intervenir ou faciliter le commerce de stupéfiants et le blanchiment de l’argent de la drogue, effectuer des détournements de fonds, de la contrebande: pirates d’aujourd’hui, ces organisations mafieuses se sont progressivement structurées dans les rangs des forces armées, cette mafia gérant discrètement l’industrie de la contrefaçon, le trafic illégal de la drogue et le blanchiment des narcodollars; l’économie illégale qui se développe et se fortifie au cours des années permettant au dictateur et aux généraux du pays de s’enrichir grassement, contrefaçon et blanchiment des narcodollars constituant une partie importante du PIB; l’économie de la drogue, par exemple, serait selon Interpol et nombre d’observateurs la 10ième économie mondiale, états y compris. Le crime organisé, dans un gigantesque partenariat appuyé, pour beaucoup d’observateurs, par les pouvoirs publics et les multinationales de la finance et des affaires, pénètre progressivement tous les secteurs de l’économie mondiale, imposant des systèmes de corruption, en se jouant du contrôle des états; les mafias effectuent des investissements significatifs dans les grandes banques commerciales qu’elles contrôlent en partie, les sociétés de courtage et les grands cabinets juridiques; les banques acceptent de blanchir l’argent pas très net en échange de lourdes commissions; les syndicats du crime ont progressivement gagné en respectabilité en se comportant de plus en plus en entreprises ordinaires: l’ouverture des marchés, la déréglementation de la finance et du commerce international ayant fort commodément favorisé la croissance des activités illicites et l’internationalisation d’une économie criminelle concurrente.
Son taux est devenu tellement élevé qu’il est évident qu’aucune stratégie n’a réussi à la neutraliser. Certaines organisations ont réussi à s’institutionnaliser. Les états, premiers responsables, ont ouvert leurs portes aux négoces criminels. Certaines organisations internationales et régionales se sont impliquées dans des crimes douteux, soit en faisant le moins de réglementations contraignantes possibles, soit en supprimant celles qui existaient, allant même jusqu’à empêcher des enquêtes et alléger certaines sanctions, afin de protéger les criminels. On retrouve ces opérations dans tous les grands secteurs d’activité et sur tous les marchés : armement, pétrole, travaux publics, aviation civile, transports aérien, ferroviaire et maritime, télécommunications, banque et assurance, chimie, agro-alimentaire...
Le poids économique des organisations criminelles va croissant: le cartel de Cali a la haute main sur des pans entiers de l’économie colombienne: élevage bovin, marché de la viande, immobilier et construction, laboratoires pharmaceutiques, transport, sociétés financières, cabinets comptables. La masse d’argent noir dans l’économie mondiale va grandissant, les bénéfices réinvestis produisant à leur tour des profits: elle représente, selon Thierry Cretin, « un risque de contamination de l’économie » (4)
Coups de pouce structurels
Chaque pays abrite ses milieux criminels. Les principales organisations et les plus anciennes actives se trouvent dans les pôles du capitalisme: aux États-Unis (Cosa Nostra), en Europe (Mafia sicilienne), en Asie (triades chinoises et Yakusas japonais). D’autres se sont développées au cours des dernières décennies, tels les cartels colombiens et mexicains ou les mafias russes.
La libre circulation des capitaux sans contrôle d’un bout à l’autre de la planète a favorisé l’explosion d’un marché de la finance hors la loi, moteur de l’expansion capitaliste et lubrifié par les profits et la criminalité: gouvernements, mafias, compagnies bancaires et multinationales prospèrent, avec de temps en temps quelques opérations poudre aux yeux. La criminalité financière actuelle est d’abord un système cohérent intimement lié à l’expansion du capitalisme moderne et fondé sur l’association de trois partenaires: gouvernements, entreprises transnationales et mafias: les affaires sont les affaires.
Les grandes organisations criminelles ne peuvent assurer le blanchiment et le recyclage des fabuleux profits tirés de leurs activités qu’avec la complicité des milieux d’affaires et le laisser-faire du pouvoir politique. Les psaumes néo-libéraux n’ont plus grand chose à voir avec ces «tournois de preux chevaliers contés par les enlumineurs de la chanson de geste libérale où touché par la grâce du Marché, le meilleur l’emporte» (5); la panoplie des armes est moins jolie: ententes et cartels, abus de position dominante, dumping et ventes forcées, délit d’initiés, spéculation, absorption et dépeçage des concurrents, faux bilans, manipulations comptables, fraude et évasion fiscales par filiales off shore et sociétés écrans, détournements des deniers publics et marchés truqués, corruption et commissions occultes, enrichissements sans cause et abus de biens sociaux, surveillance et espionnage, chantage et délation, violation des réglementations en matière de droit du travail, de liberté syndicale, d’hygiène et de sécurité, de cotisations sociales, de pollution et d’environnement (4): tandis que les organisations criminelles intégraient les grands principes de l’économie de marché, l’économie se criminalisait. Prochains épisodes: généalogie et actualités des grandes organisations criminelles transnationales.
Frank FURET |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Biblio, sources...
(1) “Guerre et construction de l’état”, Charles Thilly, Politix n°49, éd. Hermes Science, 2000
(2) “Constructing social Theories”, Stinchcombe, éd. Brace and World, 1968
(3) “La Méditerrannée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II”, Fernand Braudel, éd. Arnaud Colin,1966, tome 2
(4) “Mafias du monde”, Thierry Cretin, éd. PUF, 1997
(5) “états mafias et transnationales comme larrons en foire”, Christian de Brie, Le Monde diplomatique, avril 2000
|
|
|
|
|
|