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Time is money(4): DE L'ECHANGE AU VITALISME
Banc Public n° 98 , Avril 2001 , Serge KATZ
Salut à toi, ô lecteur qui persévère à suivre cette série! Mais je te vois venir. Tu vas penser: "Il va encore m'emmerder avec un historique". Seulement, je ne fais pas d'historique parce qu'on me l'a appris à l'école, mais parce que cela me paraît nécessaire. Et pour cause: les concepts économiques de l'âge classique font furieusement penser aux avatars des sciences économiques néolibérales d'aujourd'hui. Il appert en effet que - d'une certaine manière- ce que l'on nomme société "post-industrielle" ou "post-moderne" pourrait bien, dans les savoirs qu'elle colporte, revenir à une conception pré-moderne de la science et de l'économie. Je dis toutefois: "d'une certaine manière", non seulement parce qu'il s'agit là non de pratique mais de concepts, mais surtout parce que, dans la mesure où il s'appuie sur des notions identiques à celles de l'analyse des richesses, le néo-libéral contemporain ne les perçoit pas du même point de vue ni ne les traite de la même façon. Bien que... il serait ironique autant que paradoxal si le néolibéralisme devait emprunter à une époque durant laquelle régna une économie particulièrement étatique et centralisatrice.
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Cela dit, revenons au mercantilisme.
Valeur et utilit
On sait maintenant que, pour la pensée classique, la valeur se forme dans le processus d'échanges successifs (1). Pourtant, pour qu'une chose en représente une autre dans l'échange, il faut bien qu'elles soient toutes deux comme déjà chargées de valeur. Comment est-ce possible? C'est que l'analyse des richesses ne connaît qu'une théorie, mais à double entrée et susceptible d'être lue en deux sens inverses. La première de ces lectures constitue l'analyse de la valeur à partir des objets du besoin selon leurs utilités. La seconde part de la naissance de ces objets dont l'échange définit ensuite la valeur.
On reconnaît là ce qui sépare la soi-disant "théorie psychologique" de Condillac de la prétendue "théorie de la production" des physiocrates. Selon cette dernière, l'échange n'est possible quà partir des biens nutritifs que livre gratuitement la terre. Mais pour chacune des deux écoles, les excédents ne deviennent des richesses que durant le temps où ils sont présents chez l'un et absents chez l'autre. La valeur se constitue toujours durant l'échange, c'est-à -dire le trajet qui amène les richesses chez le consommateur et les restitue à leur nature primitive de biens. C'est d'ailleurs là le sens exact du "time is money" attribué à Petty(2). Il désignait bien là la vitesse du transport.
Amener les biens au consommateur nécessite le commerce. Mais cette constitution de la valeur par le commerce ne se fait pas sans frais, c'est-à -dire sans soustraction de biens. Il en coûte pour que les biens soient transformés en richesses. A vrai dire, les biens ne constituent des richesses que dans le temps d'un éclair, dans l'instant de l'échange: "Si l'échange pouvait être fait immédiatement et sans frais, il ne pourrait être que plus avantageux aux deux échangeurs : aussi se trompe-t-on quand on prend pour le commerce même les opérations intermédiaires qui servent à faire le commerce."(3) Idéalement, l'échange est ramené au besoin dans le geste primitif du troc. Pour anticiper, on retrouve ici le fantasme "post-moderne" d'un échange immédiat censé réaliser la transparence naturelle du marché, mais curieusement aussi la naïveté d'un tiers-mondisme fondé sur la disparition des intermédiaires (4).
Quant à l'industrie, pour l'analyse des richesses, elle ne saurait non plus rétribuer le coût de la formation de la valeur. Comme l'écrit Cantillon, et encore aujourd'hui maints néolibéraux, le salaire correspond à la seule subsistance de l'ouvrier pendant le temps de travail. Il en va de même pour l'entrepreneur: l'accroissement de la valeur dû à la manufacture représente la consommation de ceux qu'elle rétribue. La valeur ne se forme ni ne s'accroît par la production mais bien par la consommation. Contrairement aux économistes actuels, les "économistes" de l'âge classique supposent que former de la valeur, ce n'est pas satisfaire des besoins plus nombreux. Au contraire, c'est sacrifier des biens dans l'échange qui fait naître les valeurs.
Les valeurs constituent le négatif des biens. Néanmoins il existe un producteur invisible qui n'a besoin d'aucune rétribution. "L'agriculture est une manufacture d'institution divine"(5). La nature produit spontanément des biens, mais c'est l'échange qui transforme ces biens en valeurs avec dépenses et consommation. Dès lors l'utilité de l'âge classique semble fort différente de celle des marginalistes modernes. Ici aussi, physiocrates et "psychologistes" possèdent chacun un point de vue opposé mais complémentaire. Si Turgot a pu rester fidèle aux deux écoles, c'est qu'il y a deux formes d'utilité (6). D'une part, les hommes portent un jugement sur des choses qui leur paraissent utiles. C'est la valeur estimative . Mais, d'autre part, l'échange est en lui-même créateur d'utilité. Dans l'échange, ce qui est inutile pour l'un devient utile pour l'autre, de sorte que l'échange demeure équilibré par nature. Alors que la valeur estimative constitue le jeu entre un besoin et un objet chez un individu isolé, dans la valeur appréciative, "il y a deux hommes qui comparent et il y a quatre intérêts; mais les deux intérêts particuliers de chacun des deux contractants ont d'abord été comparés entre eux à part et ce sont les résultats qui sont ensuite comparés ensemble pour former une valeur moyenne" (7).
On n'échange pas utilité contre utilité, mais plutôt des inégalités, de sorte qu'au lieu de deux utilités immédiates, on en a maintenant deux autres qui, grâce au détour de l'échange, satisfont de plus grands besoins. Dans cette mesure, l'échange accroît les valeurs en faisant apparaître de nouvelles utilités. Mais il les diminue également les unes par rapport aux autres dans l'appréciation que l'on donne à chacune. L'un compensant l'autre, la monnaie vaut toujours comme la représentation exacte des richesses en circulation. Pour la pensée classique, l'ordre du discours est le même que l'ordre des êtres et des choses.
L'économie politique moderne
Adam Smith fonde l'économie politique moderne en introduisant le concept moderne de travail. Cantillon alléguait déjà la quantité de travail. toutefois, conformément à la pensée classique, celle-ci demeurait un simple instrument pour mesurer la quantité de nourriture nécessaire à la subsistance du travailleur. Le besoin mesurait les équivalences et la nourriture consommée mesurait le prix. Pour Smith, en revanche, le travail devient l'unité de mesure absolue et irréductible au besoin. Ce que représentent les richesses, ce n'est plus l'objet du désir, c'est le travail.
On objecte que le prix du travail varie. Mais, précisément, ce qui se modifie alors, ce n'est pas le travail, c'est le prix de la nourriture que l'on peut se procurer en un temps de travail. Or ce prix n'est que la conséquence du marché, tandis que "les quantités de travail sont toujours égales pour celui qui travaille"(8). On peut ausi remarquer que le perfectionnement des manufactures fait baisser la valeur d'échange des produits. Or Smith rapporte expressément la valeur d'échange à la quantité de travail. Mais dans cette diminution des prix, ce n'est pas le travail qui a changé, c'est seulement le rapport du travail à la production (9). Le travail, entendu comme journée, peine et fatigue demeure fixe. Seul le nombre d'objets produits varie. Smith conçoit pourtant toujours le besoin comme moteur de l'économie. Mais il distingue pour la première fois la raison de l'échange et sa mesure. On échange parce qu'on a des besoins, mais l'ordre des échanges est à présent défini par les unités de travail. Au niveau de la représentation, ce qui s'échange c'est ce qui satisfait un besoin. Mais pour l'économiste, ce qui circule dans l'échange, c'est du travail. Le domaine économique se fonde en dehors de toute représentation. Comme le travail est tenu pour une mesure absolue, il s'impose aux hommes comme de l'extérieur en dehors de tout besoin: c'est leur temps, leur peine, leur condition et, à la limite, leur rapport à la vie et à la mort. Les hommes échangent parce qu'ils ont des besoins, mais ils ne peuvent échanger et ordonner leurs échanges dans la seule mesure où ils sont immédiatement soumis en tant qu'hommes au temps comme à une grande fatalité extérieure à leurs représentations. De même, la fécondité du travail se fonde elle-aussi sur des conditions extérieures à la représentation: telles sont le progrès de l'industrie, la division du travail, l'accumulation du capital.
Comme elle assigne à l'homme une temporalité extérieure et irréductible, l'économie politique pointe vers une anthropologie qui questionne l'essence de l'homme, son rapport au temps, à la vie et à l'imminence de sa mort. L'homme devient un objet de science. L'analyse des représentations se bornera bientôt à n'être qu'une psychologie.
Avec Ricardo, le travail n'est plus seulement une mesure absolue, il devient la source de toute valeur. Smith confondait encore le travail comme activité et le travail comme marchandise. Cette confusion reposait sur la supposition classique que la quantité de travail nécessaire à la production d'un bien égale la quantité de travail que ce bien peut acheter dans le processus d'échange. Pour Ricardo, ce qui s'achète et se vend chez l'ouvrier, c'est sa force, sa peine et son temps qui sont l'origine de toutes valeurs. Le travail ne peut plus être analysé en journées de subsistance, il devient une activité de production irréductible à tout ordre discursif. La preuve? La valeur des choses augmente avec la quantité de travail et non avec les variations de salaire. La théorie de la production précède désormais celle de la circulation. Le travail acquiert une causalité propre et dépend à présent des seules formes de production: la division du travail, les outils, le capital disponible et le capital investi.
Dès lors apparaît le temps cumulatiff de la production. L'économie moderne rompt avec les déterminations réciproques et successives de l'âge classique. Par suite, on voit l'économie s'articuler sur l'histoire. Il ne s'agit plus de l'espace simultané des échanges successifs, mais du temps des productions accumulées dans leur succession. La carence alimentaire au fondement du besoin fait place à une rareté beaucoup plus profonde. Pour la pensée classique, la carence venait de ce que les hommes se représentent des objets qu'ils n'ont pas mais la nature pourvoyait en richesses infinies. Désormais le travail (économie), la vie (biologie) et le langage constituent ensemble les positivités observables d'une finitude originaire que manifeste la béance du temps à l'intérieur de l'homme. Tel est le postulat anthropologique des temps modernes. Ainsi, pour Ricardo, le travail est nécessaire parce que les hommes sont trop nombreux. Toute population , si elle ne travaille pas, est vouée à la mort. Or, plus les hommes travaillent, plus les travaux sont difficiles et moins immédiatement féconds. La menace de la mort s'intensifie avec le travail. C'est dans ce conflit permanent entre la vie et la mort que l'économie, désormais, trouve son principe. Par un commun postulat anthropologique, l'économie se rapporte aux propriétés biologiques de l'espèce humaine et, partant, la science des valeurs à celle de la vie. Malthus n'est pas loin...
Si la pensée classique rapporte l'économie à l'art de gouverner entendu comme "droite disposition des choses" et, dès lors, des populations (10), c'est bien l'époque moderne qui initie une véritable bio-politique. Cela n'est pas sans conséquence sur la notion d'histoire. Pour Ricardo, la nature est essentiellement avare. Avec l'augmentation de la population, le travail agricole devient moins rentable, les coûts de production s'accroissent et il faut labourer des terres toujours plus pauvres (11). A mesure que la rente foncière augmente, le profit de l'entrepreneur ne peut que diminuer jusqu'à une limite où la population stagnera. Alors l'histoire prendra fin et la finitude de l'homme sera définie pour un temps indéfini. Voilà qui est paradoxal: c'est l'historicité cumulative introduite par Ricardo qui permet la fin de l'histoire. La pensée classique concevait un temps économique toujours ouvert mais qui demeurait en vérité un agrandissement de type spatial. Le nombre d'éléments pouvait croître, mais sur un même plan augmentant en surface: succession et simultanéité. Désormais, le temps cumulatif de la production dramatise toujours plus l'histoire. Plus l'homme avance dans la possession de la nature, plus il est pressé par sa propre finitude et plus il s'approche de sa propre mort. A la fin de l'histoire, la vie et la mort seront exactement posées l'une contre l'autre. Alors la nudité anthropologique nous sera révélée. Ce sera la vérité de l'homme. Marx et les utopistes sociaux de son époque ne disaient pas autre chose...
Constitution du sujet moderne (I) : de la manufacture à la fabrique
Le grand chamboulement que l'on vient de voir dans le domaine épistémologique se manifeste également dans le domaine social, car si l'homme apparaît dans ses positivités à l'époque moderne, c'est aussi et surtout parce que des dispositifs matériels l'ont produit comme tel. Pour ce faire, il fallait que la temporalité du traitement des corps passe également de la succession spatialisée de l'âge classique au temps abyssal de l'époque moderne. C'est ce que montre Marx, je le rappelle, à partir du même postulat anthropologique que Ricardo. Car là où l'homme surgit en sa nudité comme sujet de production, il devient aussi un objet et un objet de science. Telle est sa duplicité comme les deux versants de la profondeur temporelle où il apparaît comme irréductible aux autres êtres.
Les anciennes corporations, on le sait, restaient entourées d'un halo de mysticisme concernant les secrets de fabrication, le tour de main, la tradition immémoriale d'un métier incarné par le maître thaumaturge. Celui-ci détenait comme les signes déposés par Dieu au commencement de la création (12). Dans la "coopération simple", un grand nombre d'ouvriers sont occupés par le même capital dans le même atelier. La productivité s'accroît par ce simple rassemblement spatial. Chaque travailleur fait la marchandise entière en exécutant l'une après l'autre les opérations et en continuant à travailler à l'ancienne (13). Dans la manufacture, en revanche, "au lieu de faire exécuter les diverses opérations par le même ouvrier les unes après les autres, on les sépare, on les isole, puis on les confie chacune à un ouvier spécial et toutes ensembles sont exécutées simultanément et côte à côte par les coopérateurs " (14).
Petty, comme on l'a vu, préconisait la décomposition des gestes pour enseigner les diverses opérations de travail selon la spécialisation de chacun. On a vu ausi que c'est l'art militaire qui initia cette décomposition-articulation des gestes et composition des forces pour la création des premières armées nationales au XVIIè siècle (15). Or, cette analytique des gestes est caractéristique de l'époque classique. Il s'agit d'analyser le mouvement afin de le composer en opérations successives et sans reste en un tableau général. Aussi, de même que l'histoire naturelle classe dans sa taxinomie les diverses espèces ordonnées selon leurs caractères visibles successifs, de même les mots de la grammaire générale remplissent l'ordre du discours selon ce qu'ils représentent, de même enfin les échanges successifs et ordonnés mènent fatalement à des prix ajustés aux besoins selon le tableau primitif du troc.
Ici encore, dans la manufacture, "les diverses opérations successives dans le temps deviennent simultanées dans l'espace "(15). On crée une opération continue à partir des opérations successives. Dès lors, les interruptions pour changer d'outil disparaissent et la productivité augmente par ce gain de temps. L'intensité du travail augmente et les instruments, comme les hommes, se spécialisent. La manufacture "transforme le corps en organe exclusif et automatique de la même opération simple"(15). La manufacture, dit Marx, est "un organisme de production dont les membres sont des hommes"(15) Tandis que la production était jadis dépendante de la demande, la livraison d'une quantité définie de produits donnés en un temps donné de travail devient une loi technique du processus de production lui-même. Toutefois les opérations différentes exigent des temps différents. "Le rapport organique de la manufacture crée un rapport mathématique fixe qui règle le nombre d'ouvriers dans chaque fonction particulière"(15). Dès lors, tout l'organisme se trouve paralysé quand il lui manque un membre. La "multiplication de ces organismes" ne résoud pas leur limite intrinsèque: la main d'oeuvre reste le principe régulateur de la production sociale (15). La division du travail repose encore sur les particularités naturelles des hommes. La division sociale n'est pas encore fondée dans la production mais dans les spécialisations "naturelles". De même, dans la pensée classique "nature" et "nature humaine" s'opposent, mais communiquent dans leur opposition. Elles jouent avec des éléments identiques que sont le continu, la différence imperceptible et la succession sans rupture. C'est pourquoi en se redoublant la représentation retrouve la nature.
Ce ne sera plus le cas à l'époque moderne. Si les spécialisations manufacturières représentent des dispositions naturelles (15), le capital ne saurait s'emparer de tout le temps disponible des ouvriers. "Malgré les avantages que présente la manufacture combinée, elle n'acquiert néanmoins une véritable unité technique tant qu'elle repose sur sa propre base. Cette unité ne surgit qu'après la transformation de l'industrie manufacturière en industrie mécanique"(15).
On cherchera ici à comprendre le passage à l'industrie moderne à travers des termes qui apparaissent également en biologie. Dans sa description de la manufacture, au chapitreXIV du "Capital", Marx nomme chaque ouvrier parcellaire "organe" d'un "organisme" de production constitué d'un groupe d'ouvriers reposant sur la division du travail en opérations successives. Dans la mesure où ils sont "organes", c'est-à -dire liés à des fonctions déterminées, les travailleurs demeurent le principe régulateur de la production sociale. D'autre part il est fait mention du "corps" de l'ouvrier. "La manufacture estropie le travailleur (...) en activant le développement factice de sa dextérité de détail, en sacrifiant tout un monde de dispositions et d'instints producteurs (...) l'individu est morcellé et métamorphosé en ressort automatique d'une opération exclusive, de sorte que l'on trouve réalisée la fable absurde de Manennius Agrippa représentant un homme comme fragment de son propre corps". (15) Mais de quel "corps" s'agit-il ici? Non pas du corps biologique mais du métier que l'ouvrier, "originairement portait dans ses mains", c'est-à -dire de la corporation. Dans la manufacture, il n'est plus dépendant de ce corps mais d'autres organes réunis en un même milieu par le capital.
Or, au chapitre suivant - machinisme et grande industrie - tout a changé, y compris le vocabulaire de Marx. C'est que, précisément, l'industrie moderne dépasse les "limites organiques"(16) de l'homme et de son outil. Dès lors les termes d' "organe" et d' "organisme" n'ont plus aucun lien avec le corps humain. L'organisme de production est totalement machinique. Il se compose des "organes d'opération", de la transmision et de la force motrice. Quant à l'ouvrier, il est devenu selon le mot célèbre "un appendice de la machine". C'est que "organe" et organisme" demeuraient dans ces chapitres des métaphores, du moins d'un point de vue moderne. Pour la pensée classique, en revanche, l'animal et le corps humain constituent en effet des machines. Les organes exhibent leurs fonctions selon leurs conformations et caractères. "Corps" est aussi ici une métaphore biologique puisqu'il se rapporte au métier. C'est pourquoi c'est la machine qui dispose à présent d'organes et d'organisme.
Toutefois, c'est aussi ici qu'apparaît la distinction entre "travail vivant" et travail mort". L'ouvrier s'oppose donc comme du "vivant" à un organisme "mort" dans la mesure même où il perd ses "organes" et son "corps". C'est que, pour la biologie moderne, les fonctions organiques ne sont plus apparentes. La vie s'est enfoncée dans la profondeur du vivant en forces invisibles qui conduiront bientôt au vitalisme. Tant que la vie était un attribut de certains êtres, la plante demeurait l'archétype du vivant. A présent, la vie possède son propre domaine irréductible au domaine des êtres non-vivants et à la représentation. Par suite, la modernité redécouvre l'animalité comme image de la vie. Bien plus: le non vivant est comme de la vie retombée. De même, ici, l'ouvrier s'est départi de ses fonctions visibles, il est "rendu a ses fonctions animales" (16). Il est devenu même de la "matière humaine"(16), mais de la "matière vivante" opposée à l'organisme mort de la machine, travail vivant retombé en travail mort. Or, c'est dans cette seule mesure que l'homme devient sujet de l'histoire. L'ouvrier est devenu universel parce qu'il manifeste l'irréductibilité de la vie aux organes et fonctions visibles. Partant, il est devenu multifonctionnel, n'étant plus lié ni à une spécialisation, ni à un métier. La vitesse de la force motrice peut bien supprimer tout les "pores" temporels liés à la personne du travailleur grâce au "perpetuum mobile" machinique. Cette vitesse n'est plus limitée par l'organe, mais par la substance même de la vie, celle là même que vend l'ouvrier dans son temps de travail. C'est justement parce que le travailleur devient impersonnel, inorganique et qu'il ne possède qu'une "fluidité de fonctions" qu'il est absolument objet de l'organisme industriel, mais sujet universel de l'histoire. Devenu matière vivante, il devient également l'objet de la santé publique. Mais surtout: c'est parce qu'il est réduit à cette matière que l'homme apparaît - pour quel regard? - dans sa nudité anthropologique.
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Serge KATZ |
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Biblio, sources...
(1) Voir BP de février dernier. Je tiens à préciser, si cela n'est pas encore apparu clairement, que j'entends par "époque" ou "économie classique" la période mercantiliste qui précède Smith et Ricardo tandis que les économistes actuels considèrent comme "classiques" précisément Smith et Ricardo, les fondateurs de l'économie politique moderne. (2) Voir BP de janvier 2001 (3) Saint Péravy "Journal d'un agriculteur" (4) Ce qui était aussi par ailleurs, la première motivation du Boerenbond (5) Mirabeau "Philosophie rurale" . On peut comprendre aussi ici les relations entre les écologistes belges et le christianisme (6) Turgot "La formation et la distribution des richesses" et "Valeur et monnaie" (7) Turgot "Valeur et monnaie". La notion de "moyenne" montre que Turgot fut un grand précurseur des statistiques qu'il appliquait à tout. Toutefois, sa "psychologie statistique" se refère à l'utilité classique et demeure fort éloignée de notre psychologie. (8) A. Smith "Recherche sur la richesse des nations" (9) La "productivité par unité de travail" dira-t-on plus tard. On y reviendra (10) De la Perrière, "Le miroir politique, contenant diverses manières de gouverner et policer les républiques", 1555 (11) Voir BP de janvier 2001 (12) K. Marx "Le Capital", livre I, section 4, chap. XIV (13) Ibidem (14) Voir BP de janvier 2001 et BP's de l'année passée (15) Marx, op. cit. (16) Marx, op. cit., section 4, chap XV
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