Time is money (2): PRESENCE ET SIMULTANEÏTE

Banc Public n° 96 , Février 2001 , Serge KATZ



On admettra que, quelles que soient leurs définitions, les sciences modernes - et partant les sciences économiques - nécessitent au moins deux différentes notions du temps: la première permet de classer les événements dans un ordre temporel. Le temps apparaît alors comme une suite unilinéaire continue à laquelle on peut appliquer des procédés de mesure. Comme il possède les mêmes propriétés que l'espace homogène, ce temps est dit réversible. Cela signifie que les relations entre les événements - les lois scientifiques - y demeurent inchangées dans le passé comme dans l'avenir.

La seconde notion consacre au contraire un temps irréversible. C'est l'idée de progrès ou - du moins - d'évolution.
La solidarité des possibilités de mesure avec les notions de progrès technique, scientifique et humain constitue notre modernité au point que l'on oublie fréquemment la contingence de ce lien. Cependant, comme on le verra, une polémique permanente entre ces deux conceptions témoigne de la double origine de notre civilisation.


Les Antiques ignoraient l'idée de progrès(1). Cette dernière n'apparaît guère qu'avec le christianisme. Le temps des Grecs demeure cyclique à l'instar du mouvement régulier des astres qui en constitue le modèle. Mais cela n'empêcha nullement la physique ancienne de mesurer le mouvement des corps terrestres.
Par ailleurs, de Saint Augustin à la Renaissance, l'idée de progrès demeure confinée à la temporalité psychologique de l'ascension de l'âme tendue vers Dieu au moyen de la foi.
Aussi distingue-t-on souvent le temps antique rivé au présent de la temporalité chrétienne orientée vers l'avenir.
Cette même observation permet également de développer deux triades qui décomposent ces deux notion de la temporalité.
Si la première notion consiste en un ordre temporel objectif, celui-ci englobe les concepts de simultanéité, de succession et de durée. (On nommera cette triade SSD). Ces concepts conduisent à assigner à chaque position spatiale une position temporelle selon une suite continue d'instants où l'on classe les événements afin d'expliquer leurs relations. La science privilégie cet emploi parce qu'il fait abstraction de la situation temporelle de l'observateur par rapport aux événements considérés.
Une première analyse du temps entendu dans cette acception nous est donnée par Aristote (Physique, Livre IV, 10-14). Aristote distingue le temps du mouvement uniforme céleste qui permet de le mesurer. Le temps aristotélicien demeure cependant lié au mouvement. Il n'est pas le mouvement en général, ni un mouvement particulier, mais "quelque chose du mouvement: le nombre du mouvement selon l'antérieur et le postérieur "(2)


Le temps serait donc la scansion du mouvement continu. Mais il n'est pas pour autant discontinu car, pour les Anciens, l'instant n'est que la limite entre l'avant et l'après, c'est-à-dire une simple apparence évanouissante (3). Le temps aristotélicien n'est ni continu, ni discontinu : c'est une structure du monde.
Aristote écrit bien que "sans l'âme, il est impossible que le temps existe " (Livre IV 223-226). Mais, sous peine de grave confusion, il faut entendre ici par "âme" l'âme du monde, c'est-à-dire une sorte de principe intellectuel qui articule le monde sublunaire (la terre) au mouvement régulier des astres. Le temps grec, comme celui de notre triade SSD, est toujours lié au monde. De même, dans le "Timée" de Platon, il est l'Yuvre du Démiurge qui le crée avec le monde sur le modèle céleste des idées. Le temps, en ce sens, n'a rien à voir avec l'âme individuelle chrétienne tendue vers Dieu (4).
En revanche, l'âme individuelle se trouve à la base de la seconde triade du temps, celle qui constitue l'expérience proprement humaine des événements. Les événements ne sont accessibles à l'homme que s'ils sont présents. Ils ne peuvent être remémorés que s'ils sont passés et peuvent être attendus ou anticipés dans la seule mesure où ils sont à venir. (On nommera cette triade PPA).
On ne peut accorder la même modalité d'existence au passé et à l'avenir comme on pourrait le faire des trois concepts de latriade SSD. Toutefois, le passé et l'avenir peuvent être envisagés ensemble puisque c'est dans le présent de l'expérience (et du discours) du sujet qu'apparaissent les perspectives du passé et de l'avenir. Ce présent n'est plus la pure limite des Anciens mais bien la Présence divine logée dans l'âme humaine (4). Le rôle constitutif du présent de conscience est en effet formulé pour la première fois par Saint Augustin dans ses "Confessions" (Livre XI). C'est bien dans la seule âme humaine que le temps passe. L'événement de l'attente y devient celui de l'attention, puis de la mémoire. Du mysticisme chrétien à la sécularisation de la Renaissance au travers des disciplines monastiques jusqu'aux techniques disciplinaires de normalisation pédagogiques, militaires et industrielles initiées, comme on l'a vu le mois dernier, au XVIIè siècle - c'est bien l'irréversibilité de ce temps existentiel qui a permis l'élaboration de l'idée de progrès (5).


La première triade SSD est majoritairement utilisée en science exacte et consacre un temps réversible semblable à celui des physiciens déterministes. Elle constitue un temps isotrope (6) semblable à un espace homogène où chaque événement est considéré comme un point. En revanche, la triade PPA pose un temps irréversible et anisotrope qui sera longtemps considéré comme purement subjectif, même à l'époque où il sembla nécessaire à l'évolutionnisme darwinien.
Et pourtant...les remarques anticipatives suivantes montrent que l'opposition des deux notions n'est pas tranchée...
Les sciences en effet, et particulièrement les plus déterministes, supposent néanmoins dans leur idéologie métascientifique un progrès cumulatif le plus souvent imputé, soit à la perfection croissante des procédés de mesure, soit à la découverte déductive de nouvelles lois.


D'autre part, les techniques disciplinaires constitutives des notions de progrès humain et technique quant à leur but et méthode éducatifs, nient cette même irréversibilité lorsqu'il s'agit de chronométrer les mouvements et gestes de leurs objets humains.
Par ailleurs, autour de 1900, on a vu une augmentation de la contestation de la triade SSD par la critique du rabattement indu de l'anisotropie du temps sur l'isotropie spatiale. Cette contestation s'est faite au nom de l'unité organique de la matière sur le modèle des sciences psycho-biologiques (Bergson), tandis que, jusque là et durant tout le XIXè siècle, le temps irréversible était considéré comme un simple "présent psychique". (On verra plus tard la relation entre cette problématisation du temps et les changements de domination économique à la même époque.)


D'autre part, la thermodynamique pose un temps irréversible et pourtant objectif que l'on trouve également en théorie des probabilités. On observe encore aujourd'hui l'opposition de deux physiques, l'une déterministe, fondée sur un temps réversible (SSD) qui veut expliquer les relations entre les événements, l'autre indéterministe, dégageant une temporalité irréversible, qui aspire à prévoir les événements qu'on ne saurait expliquer. (Prigogine bergsonien versus Thom aristotélicien)(7).
Enfin, les "sciences humaines" (dont les sciences économiques), pourtant constitutives de l'idée de progrès et malgré leur objet commun (le sujet humain) aspirent toujours plus à ressembler aux sciences exactes et à leur temporalité déterministe afin d'asseoir leur validité scientifique.
On remarque par là qu'en fait d'opposition, on rencontre bien plutôt une articulation de ces deux notions du temps. Or, comme on le verra, cette articulation n'est pas étrangère à la "subjectivation" de l'homme à l'époque moderne. Elle permet en effet à une temporalité tenue pour objective d'intégrer le corps humain sous le couvert d'une présence préalable subjective qu'il s'agit de faire évoluer. Fortes de l'élaboration des méthodes statistiques (8), les techniques modernes de gouvernement visent à constituer une "population". Cette population n'est plus seulement une masse de créatures corvéables à merci - le "peuple" - mais une composition de corps constitués en sujets à la fois moraux et organiques, juridiques et naturels (9). Le temps disciplinaire doit être à la fois décomposable et progressif parce que son objet doit être individuel et normalisé: ce que l'on nomme, en effet, un "sujet". Si le temps disciplinaire prend cet aspect génétique, c'est que - pensons-nous - l'espace disciplinaire est survolé par un regard impersonnel dont la perception simultanée d'une population d'hommes considérés comme objets (et éléments SSD) est rapidement confondue avec la présence divine dans le chef de ces mêmes hommes considérés cette fois comme sujets (et sujet d'une évolution PPA). Sans cet imbrication de la simultanéité et de la présence, nulle science ne saurait être humaine et nulle conception de l'homme en tant qu'homme, scientifique.


Genèse anthropologique

Bien que les deux triades citées comportent une certaine validité historique, un rapide aperçu de la genèse anthropologique de la temporalité nous conduit à en relativiser la portée. Aussi bien, rien ne nous contraint de croire que SSD et PPA apparaissent comme deux structures a priori, l'une objective et l'autre non. Dans cette mesure, c'est bien l'action (incluant l'affectivité) qui initie la pensée du temps.
Quant aux actions primaires qui asurent la survie, il est certain que le bébé acquiert les notions temporelles de succession et de durée avant même de prendre conscience de son moi (10). La simultanéité n'est pas une relation temporelle primitive bien qu'elle devienne essentielle chez l'adulte. Ce n'est qu'avec l'apparition du symbolisme linguistique que l'enfant parvient à distinguer la suite des jours et à ne plus confondre "hier" et "demain" dans l'ailleurs temporel. La représentation du temps prend ainsi une première consistance. Le passé et l'avenir se distinguent, mais la notion de présent s'intègre difficilement dans le symbolisme approprié. Il faut attendre la perception du spectacle du monde (cosmos), en particulier les rythmes végétaux et astronomiques, avant que, par l'établissement d'un calendrier, l'homme atteigne une connaissance protoscientifique du temps (11).
Cela montre que la simultanéité et la présence ne sont pas des notions primitives, mais cela ne nous dit rien sur la nature objective du temps, pour autant que celle-ci existe. Il nous est encore difficile de juger le degré d'objectivité respectif des biorythmes animaux et du temps de la physique de Newton. Mais on peut au moins remarquer que seul le second se veut objectif.


Le sujet et son "sens intime"


On peut raisonablement affirmer que toute la pensée occidentale moderne s'est évertuée à fonder objectivement le temps de la physique newtonienne. La théorie newtonienne d'un temps fluide et absolu permettait d'inclure tout ordre temporel relevé empiriquement. Mais ce temps demeurait à la fois mythique et mathématique. C'est pourquoi Kant entreprit de le fonder en toute objectivité comme temps physique. Or chez Kant, si le temps constitue une forme de l'intuition, ses concepts corrélatifs - la triade SSD - appartiennent aux catégories du seul entendement. C'est le passage de l'une à l'autre des facultés qui fait problème - passage que le philosophe croit trouver dans le "sens interne". Mais qu'est-ce que ce sens interne? Non pas une cinesthésie (12) organique mais bien l'existence indiscutable de notre moi (Ich) fréquemment identifié à notre esprit (Gemüt = âme, esprit, conscience). Kant ne saurait fonder le temps des physiciens ailleurs que sur une présence intérieure qui forme l'individu. Néanmoins, c'est le temps kantien plutôt que le temps newtonien que les scientifiques choisirent comme référence jusqu'à la fin du XIXè siècle.


C'est à cette époque, précisément, que l'antikantien Bergson entend fonder sa durée cosmique sur la conscience individuelle participant à l'esprit du monde. Par ailleurs, il considère comme allant de soi la simultanéité universelle entre le cours de la conscience et celui des choses où règne un temps spatialisé (13). Un peu plus tard, Husserl ne peut éviter de doter son "impression originaire" d'une situation temporelle contingente ni d'en faire le critère d'une simultanéité universelle (14).
Que veut-on montrer par ces exemples? D'une part que la pensée moderne a toujours utilisé le sentiment intuitif de la présence d'une âme individuelle pour fonder un temps immédiatement objectif. D'autre part que c'est bien à partir des notions confondues de présence et de simultanéité que ces différentes fondations ont été tentées.
On retrouve bien là les techniques de constitution de notre sujet moderne. On peut alors d'ores et déjà se demander ce que deviendra ce sujet dans la présentification du temps, caractéristique de notre époque soi-disante "post-moderne". Cependant, accompagnant le déclin du christianisme, l'abandon progressif des absolus scientifiques a permis aux sciences d'éluder le problème en se contentant d'absolus simplement méthodologiques. Mais c'était compter sans un autre héritage plus tenace de la religion, héritage lui-aussi constitutif du sujet moderne: les notions d'infini et d'éternité.



Serge KATZ

     
 

Biblio, sources...

(1) Ce qui n'empêche pas les anthropologues évolutionnistes de qualifier la civilisation grecque d' "historique". Dans la mesure où on la perçoit non en relation avec la présence de l'écriture mais au sens de la perception du temps, l'opposition sociétés historiques/anhistoriques semble caduque. Ce sont alors plutôt les sciences historiques héritées des deux derniers siècles qu'il faut questionner dans leur rapport avec l'idée de progrès.
(2) Par "nombre", les Grecs anciens entendent les seuls nombres entiers. Il faut attendre l'introduction en Occident des chiffres arabes et la naissance corrélative du calcul numérique pour des motifs commerciaux avant d'étendre cette notion de "nombre". Par ailleurs, comme on le verra, cette révolution ne sera pas sans effet sur la notion d'égalité (apparition de l'équation), ni sur une conception du temps que permet le calcul infinitésimal.
(3) D'où le célèbre mot du sceptique Simplicius: "Le passé n'est pas puisqu'il n'est pas encore, le présent n'est rien puisqu'il n'est déjà plus et l'avenir n'est pas encore, donc le temps n'existe pas".
(4) Contrairement aux interprétations militantes chrétiennes thomistes qui jouent sur l'homonymie du terme " âme ".
(5) Cf. M. Foucault et les BP de l'année dernière.
(6) C-à-d. semblable dans toutes les directions.
(7) Cf. "La querelle du déterminisme", coll. "Le débat", Gallimard, 1990.
(8) Voir BP du moi dernier
(9) Voir BP de l'année dernière
(10) Cf; Piaget, A. Freud, R.A. Spitz, S. Lebovici.
(11) Comme nos Grecs
(12) Sensation interne
(13) "Essai sur les données immédiates de la conscience". "Matière et mémoire".
(14) "Leçon pour une phénoménologie de la conscience intime du temps"

 
     

     
   
   


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