Petites proses sans poésie (2)

Banc Public n° 110 , Mai 2002 , Yves le Manach



Victoire !
A la fin du mois d’avril le parti avait tellement perdu d’adhérents que la moindre dissidence l’aurait anéanti.
Pour parler franchement, il n’y avait plus que deux membres, le premier secrétaire et sa jeune soeur.
Dieu soit loué, il n’y eut pas de dissidence!

Pourtant la jeune soeur se maria et accompagna son mari au Venezuela où il possédait des puits de pétrole. Le premier secrétaire fut très surpris par cette union car il ignorait que le parti entretenait des contacts aussi lointains, dans une catégorie sociale aussi étrangère à sa base traditionnelle.
La jeune mariée ne prononça pas un mot. A l’aéroport de Zaventem, où il avait accompagné le couple, le premier secrétaire pu constater que la jeune femme portait toujours sa tenue stricte et arborait la mine triste qui seyait aux militantes. Il en déduisit que sa s¾ur demeurait fidèle à leur idéal, pourtant il crut deviner une lueur dans le regard de la jeune femme qui lui fit comprendre combien elle était heureuse de quitter l’organisation.
La soeur ne donna plus jamais de ses nouvelles.
A quoi bon, désormais, faire imprimer des cartes d’adhérents et des vignettes de cotisation ? A quoi bon faire graver des tampons? Cela ferait par trop bureaucratique pour un parti qui ne comptait plus qu’un seul membre et qui n’avait donc plus de section politique capable de contrôler de telles tâches.
Le plus astreignant, lorsqu’on est l’unique membre d’un parti, ce n’est pas tant de tenir des meetings – on n’en tient plus – que d’assumer les permanences.
Le premier secrétaire ne va plus aujourd’hui, tous les mercredi entre 17 et 19 heures, s’asseoir au fond de la Brasserie Sainte-Croix, place Flagey. Il reste chez lui, assis devant la fenêtre du premier étage, à relire son ancien Manifeste afin que l’étincelle demeure. De quoi se plaindrait-il? Le parti n’a-t-il pas, d’une certaine manière, réalisé son unité!

Le luxe

Il arrive parfois, aux changements de saisons ou au passage à l’heure d’été (à moins que ce ne soit au passage à l’heure d’hiver), que l’on éprouve un peu de fatigue passagère. Mais le rythme même de la vie active vous remet sur vos pieds. Coûte que coûte, il faut se lever, vite déjeuner, se laver, se raser. Et nous voilà bientôt, dans l’air frais du grand matin, marchant à grandes enjambées vers les transports en commun. Et la journée commence, trépidante, avec ses cadences, ses normes de production qu’il faut respecter et ses heures supplémentaires. Je ne prétends pas que le rythme du travail guérit de la mononucléose, mais il vient à bout des petits malaises saisonniers.

Il n’en va plus de même lorsqu’on est au chômage. Le rythme de la vie devient plus lent. On n’éprouve pas le besoin de se lever à 6 heures du matin pour se tenir au garde-à-vous en face du téléphone pour attendre un coup de fil de l’ORBEM. On prend son temps pour déjeuner, on fume une cigarette, on écoute les informations à la radio. S’il fait mauvais, on évite de faire le tour du quartier, on reste bien au chaud. Si bien que vivant au rythme de la fatigue, le petit malaise saisonnier s’infiltre en vous et ne veut plus vous quitter. Et l’on tombe malade pour de bon.

Il faut beaucoup de force, de courage et de volonté pour vivre dans l’oisiveté, pour échapper à la mélancolie et pour ne pas éprouver le désir de se suicider. Aujourd’hui je comprends ce que voulait dire Albert Camus lorsqu’il écrivait: “L’angoisse de la mort est un luxe qui touche beaucoup plus l’oisif que le travailleur.” Ainsi, par la grâce du chômage, il m’aura été donné de connaître la profondeur d’un sentiment aristocratique.


Le Général chinois et le petit poisson

On attribue au Général Zhu De cette maxime que je cite approximativement: “Si tu donnes un poisson à un homme, il pourra manger aujourd’hui. Si tu lui apprends à pêcher, il pourra manger toute sa vie.”
Dans notre époque de grande confusion, la sagesse de cette remarque appelle quelques commentaires.
L’homme qui a faim ne met pas longtemps à comprendre comment l’on attrape le poisson, l’homme qui a faim apprend d’autant plus vite à pêcher qu’il a des amis qui eux aussi ont faim, qu’ils peuvent échanger leurs expériences et pêcher en commun. Les uns, partant de l’amont, descendent la rivière en faisant beaucoup de tapage, chassant les poissons devant eux. Les autres attendent en aval où ils ont construit un barrage de pierres en un lieu peu profond de la rivière. Ils guettent les poissons rabattus et ils assomment à coup de bâton la quantité dont ils ont besoin.
En principe, quand un homme a faim, ce n’est pas parce qu’il ne sait pas pêcher, mais parce que le propriétaire de la rivière (ou les bureaucrates du Comité Central) lui interdisent l’accès à la rive, à la forêt et aux richesses naturelles du jardin.
Il se trouve, très souvent, que le poisson que tu donnes à l’homme qui a faim, c’est cet homme lui-même qui l’a pêché. Mais son travail ne le paye pas suffisamment pour qu’il puisse s’offrir le poisson qu’il pêche. C’est ainsi que l’on à pu voir à la télé, il y a quelques années, le spectacle affligeant de marins pêcheurs bretons allant chercher leur boite de sardine ou de filets de maquereaux aux restaurants du c¾ur.

Jasmin en fleur

Ce n’est pas parce que nous sommes membres d’une catégorie sociale particulière, ni même d’une communauté d’esprit, que nous sommes nécessairement liés par des buts ou des projets communs. Ainsi les aspirations de la plupart des pauvres ne sont pas d’accéder à un Eden terrestre, mais de devenir comme les riches : accéder à un médiocre confort bourgeois. Quant à celui qui n’a rien, mais n’en est pas moins taraudé par l’esprit des Evangiles, il est plus seul que tout au monde. La solitude est le paradoxe que l’homme chrétien doit résoudre pour échapper au malheur. La quête du bonheur spirituel semble aussi vaine que celle du bonheur matériel.

Nous sommes aujourd’hui le premier janvier et les fleurs du jasmin qui ornent la cage d’escalier commencent à s’ouvrir, exaltant leur odeur suave. Est-il possible d’accéder à la paix de l’esprit en se livrant à ce genre de constatation prosaïque? Pouvons-nous nous contenter de constater l’existence mouvante du monde végétal pour retrouver la paix de l’âme?

Notre malheur vient du fait que nous sommes trop nombreux dans notre solitude, trop riches dans notre pauvreté, trop instruits dans notre bêtise... Les classes bourgeoises, en accédant au pouvoir, ont rompu le pacte antique qui voulait que l’on tienne caché les ressorts du pouvoir et les armes de la domination. Nous ne pouvons plus nous réfugier derrière le secret et nous sommes écrasés par notre propre lâcheté.

Les choses étaient plus simples autrefois. L’homme naissait dans une masure de paysan; dès qu’il avait suffisamment de force, il se penchait sur la terre et ne se redressait que pour entrer en elle. Le matin, le midi et le soir, la cloche de l’église nous conviait à la prière, courbant un peu plus l’échine, nos pensées simples mais ferventes, s’élevaient toutes droites vers la Vierge Marie. Le soir nous rentrions manger notre bouillie de blé noir. Les jours et les nuits se succédaient sans surprise. Le dimanche nous allions à la messe et mettions du lard dans notre bouillie, ce qui nous permettait, malgré tout, de croire au bonheur. Chacun, curé, artisan, seigneur, marchand, artisan ou laboureur, était à sa place et il y avait une place pour chacun. Ainsi nous n’avions pas à nous poser de question et personne n’éprouvait de frustration dans sa pauvreté, personne n’éprouvait le besoin d’en connaître davantage.

Moralement correct

A l’époque où Raymond Barre était Premier Ministre, il y a déjà pas mal d’années, le député républicain du département de l’Aube, Monsieur Raoul Honnet, s’était offusqué d’entendre sur les ondes, dans un message publicitaire, un gagnant du Loto déclarer: “Je n’aurais jamais pu gagner autant pendant toute une vie de travail!”, ce qui était insolent pour les patrons qui payent si mal et humiliant pour les ouvriers qui acceptent d’être si mal payés.
Mais l’ancien Premier Ministre, qui savait “écarter les revendications excessives et les surenchères néfastes”, reprit les choses en mains sur un ton parfaitement jacobin: “L’assurance peut être donnée que les services compétents du département de l’économie et des finances, ainsi que les organisations d’anciens combattants ou groupements mutualistes associés aux opérations de la Loterie Nationale, s’efforceront toujours de contenir de telles exagérations afin de maintenir la ligne raisonnable à laquelle le public est particulièrement sensible et qui a toujours caractérisé l’institution.”
Cela signifiait-il que l’on allait diminuer le montant des lots afin que Raoul Honnet ne s’offusque plus? Qu’on allait augmenter les salaires de façon de façon qu’on ne puisse plus les mettre en compétition avec les lots de la loterie? Qu’on allait tenir secret le montant des sommes gagnées ? Qu’on allait modifier la publicité de la loterie à la radio? De toute façon, la morale serait sauve.
Quelques années plus tard, Jacques Delors, qui avait parfaitement retenu la leçon de Raymond Barre et qu’il avait poussée à sa logique extrême, déclarait sur toutes les télévisions d’Europe qu’il fallait choisir entre être pauvre en étant chômeur ou être pauvre en travaillant. J’estime que cette morale est truquée.


Yves le Manach

     
 

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