Dépression et littérature

Banc Public n° 101 , Juin 2001 , Yves LE MANACH



Je finissais le premier recueil de l’Anthologie du commencement en évoquant un état dépressif s’accompagnant d’un sentiment morbide de solitude et de peur, un sentiment que ni la nicotine ni l’alcool ne suffisaient plus à masquer, puisque c’est précisément le désir d’être libre, de ne plus dépendre du tabac et du vin (fatale erreur) qui avait contribué à révéler cet état dépressif
L’élan qui m’avait poussé à exprimer cette peur avait été impulsé par le livre que je lisais: Oui , de l’Autrichien Thomas Bernhard (Folio n° 2932), qui raconte les souffrances d’un écrivain qui n’ose plus sortir de chez lui, qui ne parvient plus à écrire et qui a enfermé ses manuscrits dans une pièce dans laquelle il n’ose plus entrer. Sa rencontre avec une femme âgée, la «Persane», personne également dépressive, lui apporte un soulagement passager qui lui permet de prendre la plume afin de fixer le souvenir de cette rencontre.

Pour le personnage de Thomas Bernhard, toute tentative d’écrire est vouée à l’échec, pourtant: «chaque fois qu’on a un sujet qui, sans cesse et sans répit, vous torture, qui ne vous laisse pas en paix, il faudrait malgré tout essayer.» « —nous devons, même au milieu de la pire incertitude et des pires doutes, entreprendre et poursuivre la tâche que nous nous sommes donnée. » « —c’est-à-dire vouloir continuer à exister—».

Ces réflexions me touchèrent car elles s’accordent à ce que je vis avec mes Artichauts. Même si elle est difficile à identifier, je sais combien il est important d’avoir une tâche, et cette tâche, ma tâche, passe, elle aussi, par l’écriture. Bien que je sois mal placé pour juger de l’échec et de la réussite d’une entreprise, depuis que je n’ai plus ma dose habituelle de nicotine, je sens bien que mes Artichauts sont pires qu’avant. Pourtant ils restent ce qui me rattache au monde, ce qui me structure et me fait exister, et je m’y accroche comme à une bouée.

Ce que je comprends de Bernhard, c’est que l’écriture, même si elle est toujours un échec, est une discipline qui exige un effort. Cette discipline, en nous structurant, nous permet d’exister, mais cet effort inutile peut nous décourager et nous plonger dans la dépression. La difficulté d’écrire n’est pas très différente de la difficulté de penser ou de la difficulté de parler, donc de la difficulté d’exprimer son humanité.

Mon état dépressif n’est pas du même ordre que celui du personnage de Thomas Bernhard qui subit une dépression irréversible. Pourtant, même si j’espère que mon état n’est que passager, je me reconnais dans certaines sensations éprouvées par ce personnage.

Thomas Bernhard n’attribuait pas la maladie de son personnage au seul fait que son travail littéraire l’écrasait, le dupait et, finalement, lui échappait, mais également au fait que les politiciens et les journalistes poursuivaient le but de le détruire et l’anéantir: «la situation politique révoltante dans ce pays qui est le nôtre, et dans toute l’Europe, avait peut-être été l’élément décisif qui avait déclenché la catastrophe (la maladie), parce que toute l’évolution politique allait contre tout ce dont j’avais la conviction que cela aurait été juste, et dont,maintenant encore, j’ai la conviction que ce serait juste. (—)
Les journaux parlaient un langage répugnant, ce langage répugnant qu’ils ont toujours parlé, mais qu’au cours des dernières décennies ils n’avaient au moins parlé qu’à mi-voix, ce à quoi ils ne se croyaient tout à coup plus tenus: presque sans exception, ils jouaient les assassins de l’esprit,comme le peuple et pour plaire au peuple.»

J’ai aussi le sentiment qu’il y a eu une rupture du consensus social qui s’était établi à la Libération, suite aux événements de la collaboration (entre le patronat et les nazis). La politique de plein emploi, pratiquée jusque dans les années soixante, semblait nous tolérer, mais elle a commencé à nous devenir visiblement hostile après les événements de 1968 et l’organisation du chômage.
Je ne pense pas que les journalistes m’en veulent personnellement, mais la manière futile dont les présentateurs bronzés de la météo considèrent le temps: en fonction du ski ou de la planche à voile, m’est insupportable et participe de ma solitude.
*
Choisir un livre au supermarché, entre le rayon des vins et celui du chocolat noir, n’est pas un signe de bonne santé. Pourtant, depuis des mois, je n’étais plus entré dans une librairie et le fait que je trouve la volonté d’acheter un livre au Delhaize annonçait peut-être une amélioration de mon état. Il s’agissait de Au crépuscule de l’Empire, un roman policier de l’Anglaise Dorothy L. Sayers, datant des années trente (livre de poche 14903).

J’y trouvai à peu près la même idée que chez Thomas Bernhard: « Elle ouvrit donc le journal pour s’informer des derniers événements survenus en Rhénanie; Hitler posait désormais ses conditions. Elle sentit son malaise s’accroître alors qu’elle parcourait les articles. La frayeur diffuse causée par les incertitudes de l’avenir pouvait-elle rendre les gens malades?»

Dorothy Sayers n’accusait pas les journalistes mais elle sentait, à la lecture des journaux, que l’avenir était déjà rempli des certitudes des imbéciles et de leurs héritiers, et cela pouvait rendre les gens malades.

Ce livre achevé, et bien que je n’aie pas noté une amélioration sensible de mon état, j’en achetai un autre, toujours au supermarché: Ressusciter les morts de Joe Connelly (Pocket n° 11010). Je pensais qu’il s’agissait d’un polar et le titre optimiste me laissait envisager un délassement salutaire. En réalité il y est question d’un ambulancier de nuit qui sombre dans la dépression à force d’être confronté à des situations extrêmes face auxquelles il se sent impuissant.

Joe Connelly faisait dire à son héros: «La plupart des maladies sont les effets secondaires d’autres problèmes: la peur de devenir fou, l’anxiété d’être seul au milieu de tant de gens, la respiration coupée d’avoir entr’aperçu sa propre mort. Appeler le 911, c’est un moyen rapide et gratuit de percevoir dans le monde un ordre bien plus solide que votre désordre personnel. En quelques minutes, quelqu’un va arriver à votre porte et vous demander si vous avez besoin d’aide, quelqu’un qui a été témoin de beaucoup de cas bien pires que le vôtre, et qui sera heureux de vous le dire. Quand votre seau d’angoisse sera rempli, il essaiera de le vider.»

Je trouvais encore une fois cette idée de peur, de solitude, de folie, d’angoisse, de mort et de désordre de nos existences. Et l’ordre artificiel que l’on nous offre est impuissant: les ambulanciers eux-mêmes ne sont pas bien portants.

*
Thomas Bernhard écrivait: «Si nous avons au moins la volonté d’aller jusqu’à l’échec, nous pouvons aller de l’avant, et, pour chaque chose et en tout, nous devons avoir chaque fois au moins la volonté d’aller jusqu’à l’échec, si nous ne voulons pas sombrer tout de suite...»
Pour lui l’échec était une condition normale de l’existence, il vaut mieux entreprendre et échouer, mais exister, que de ne pas entreprendre du tout et se suicider.

Le héros de Joe Connelly disait de son côté: «Depuis mon premier échec, j’avais intubé Rose des dizaines de fois, et ça finissait toujours de la même façon. Rose meurt, voilà,on n’y peut rien (...). Si on voit ça et qu’on le comprenne, on comprendra ce qu’il y a de plus terrible au monde, et on mourra aussi, car savoir c’est mourir.»

Même s’il considérait l’échec (la mort des malades) négativement, le héros de Connelly finissait par accepter cette mort comme le moment ultime de la connaissance. Que nous soyons Prix Nobel ou chômeur, la mort, véritable égalité des chances, nous fait accéder au même savoir.

En abordant ma souffrance, j’espérais la conjurer. Pourtant, la lucidité qui accompagne la dépression, ainsi que la nature des sujets sur lesquels cette lucidité s’exerce, ne faisaient qu’accentuer cette souffrance.

Ainsi que l’écrit Michel Tournier dans Le Roi des Aulnes (Folio 656): «Ce qu’il y a de redoutable dans ces états de dépression, c’est la lucidité — du moins apparente — qui les accompagne et les renforce. Le désespoir se donne irrésistiblement comme seule réponse authentique au non-sens de la vie. Toute autre attitude — passée ou future — paraît relever de l’ébriété. La vie n’est tolérable qu’en état d’ébriété. Ebriété alcoolique, amoureuse, religieuse. Créature du néant, l’homme ne peut affronter l’inconcevable tribulation qui lui advient — ces quelques années d’être — qu’en se saoulant la gueule.» Cyrrhosé ou déprimé, il faut choisir.

Julia Kristeva écrivait de son côté, dans Soleil noir (Folio 123): «Absente du sens des autres, étrangère, accidentelle au bonheur naïf, je tiens de ma déprime une lucidité suprême, métaphysique. Aux frontières de la vie et de la mort, j’ai parfois le sentiment orgueilleux d’être le témoin du non-sens de l’Etre, de révéler l’absurdité des liens et des êtres.» Dommage qu’une telle lucidité se paye au prix de la perte de la volonté.

*

Ginette et Elvis semblaient catastrophés:
— Mais vous sabotez Cradoc’h! Où est passée l’Anthologie du Commencement dans ce texte où il n’est question que de la peur de l’avenir et de la dépression?
— Vous avez raison, en abordant le passé, je cherche un refuge contre l’avenir. Ainsi que l’écrivait Richard Llewellyn dans Qu’elle était verte ma vallée: «Pourquoi, lorsqu’il est question du Temps à venir, notre coeur se déchire-t-il ainsi, pourquoi une épée semble-t-elle s’enfoncer douloureusement en nous, je me le demande? Est-ce de nous sentir brusquement dépouillés de notre jeunesse, sans l’apaisement qu’apporte le glissement des années?» Se réfugier dans le passé constituerait une lâcheté qui disqualifierait mon travail si je n’avais le courage d’envisager la peur de l’avenir. C’est pourquoi il est indispensable que l’anthologie du commencement devienne aussi une anthologie de l’avenir (de la mort). Pour marquer ma bonne volonté je vous propose cette citation d’Herman Melville tirée de Mardi: «Mais alors, nous mourrons tout vivant? Et si nos pères morts vivent quelque part, de quelque manière, pourquoi pas nos fils encore à naître ? Car en delà et en deçà de nous s’étend la même éternité et nous fûmes déjà ce rien que nous redoutons de devenir.»
Melville exprimait en quelques lignes l’idée de la similitude entre la vie et la mort, l’en delà et l’en deçà, entre les pères et les fils, entre le rien et le quelque chose. Et cette similitude, comme Blanqui (art.54), il la nommait l’éternité.

— Commencement ou fin, avec vous, c’est toujours la déprim’, commenta Elvis.

Avant même que ma compagne ne tombe gravement malade, en janvier 1999, j’éprouvais déjà la peur de la solitude. J’ai commencé à ressentir cette peur quand j’ai participé aux réunions des anarchistes ou des comités Chiapas. Ces réunions étaient organisées de telle manière que le pouvoir de la réunion se trouvait toujours autre part, dans une autre réunion. J’ai alors reporté mes espoirs sur l’Atelier emploi. Or cet atelier était organisé d’une manière encore plus inacceptable. C’est la Ligue francophone des Droits de l’homme qui a contribué à me rendre malade.

J’ai créé Ginette et Elvis en février 1998, pour compenser la déception que la Ligue m’avait procurée. Je les ai créés de la même manière qu’on pousse un cri: j’en avais marre de ne parler qu’à mes chats en attendant que ma compagne rentre le soir. Il fallait que je trouve des êtres disponibles. J’ai donné vie à Ginette et à Elvis dans un réflexe de survie, pour échapper à la dépression qui commençait à me ronger.

Je me contentai de répondre à Ginette et à Elvis
— «Anthologie du commencement», c’est un titre. En réalité, ce n’est pas une anthologie, c’est un roman autobiographique!
En formulant ces mots, je ne savais plus à qui je m’adressais: à Ginette et à Elvis, qui étaient des fictions, où à moi, leur créateur? Cette identification pathologique présentant un caractère d’automatisme était plus grave qu’un simple drame de la solitude, il s’agissait d’un détriplement de la personnalité. Qu’importe, je n’étais plus seul et j’étais momentanément soulagé...

Ginette et Elvis me regardaient. Je lus dans leurs yeux qu’ils pensaient que je voulais les exclure du débat. En réalité je ne pouvais plus me passer d’eux.


Yves LE MANACH

     
 

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