Jean Peyrelevade (passé de la banque publique à la finance privée, et de François Mitterrand à François Bayrou) expliquait en 2005 : « Le capitaliste n’est plus directement saisissable. (…) Rompre avec le capitalisme, c’est rompre avec qui ? Mettre fin à la dictature du marché, fluide, mondial et anonyme, c’est s’attaquer à quelles institutions ? » Et de conclure : « Marx est impuissant faute d’ennemi identifié »
Les médias dominants, remarque Geoffrey Geuens,  relaient cette image désincarnée et dépolitisée des puissances d’argent.
« Si les dirigeants socialistes européens n’ont désormais pas de mots assez durs pour dénoncer la toute-puissance des  ‘marchés financiers’, la reconversion  des ex-ténors du social-libéralisme s’opère néanmoins sans trop les indigner. »  L'ancien premier ministre des Pays-Bas, Wim Kok, a rejoint les conseils d’administration des trusts néerlandais ING, Shell et KLM. L’ex-chancelier allemand Gerhard Schröder, s’est lui aussi reclassé dans le privé en tant que président de la société North Stream AG ( coentreprise (joint-venture) Gazprom - E.ON - BASF - GDF Suez - Gasunie), administrateur du groupe pétrolier TNK-BP et conseiller Europe de Rothschild Investment Bank. Plusieurs anciens membres de son cabinet, membres du Parti social-démocrate allemand (SPD), ont également troqué le costume d’homme d’Etat pour celui d’homme d’affaires : l’ex-ministre de l’intérieur Otto Schily conseille à présent le trust financier Investcorp (Bahreïn), où il retrouve l’ex-chancelier autrichien conservateur Wolfgang Schüssel, le vice-président de la Convention européenne Giuliano Amato ou encore  Kofi Annan, l’ancien secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU). L’ancien ministre allemand de l’économie et du travail,  Wolfgang Clement, est associé de la société RiverRock Capital et administrateur de Citigroup Allemagne. Son collègue, Caio Koch-Weser, secrétaire d’Etat aux finances de 1999 à 2005, est vice-président de la Deutsche Bank. Enfin, le ministre des finances du premier gouvernement d’Angela Merkel, le SPD Peer Steinbrück, est administrateur de ThyssenKrupp.
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Les héritiers de Margaret Thatcher et d'anciens dirigeants du Parti travailliste  ont eux aussi fait allégeance à la haute finance : l’ex-ministre des affaires étrangères David Miliband conseille les sociétés VantagePoint Capital Partners (Etats-Unis) et Indus Basin Holdings (Pakistan) ; l’ancien commissaire européen au commerce, Peter Mandelson, travaille pour la banque d’affaires Lazard ; quant à Tony Blair lui-même, il cumule les postes de conseiller de la société suisse Zurich Financial Services et de gestionnaire du fonds d’investissement Landsdowne Partners avec celui de président du comité consultatif international de JPMorgan Chase, aux côtés de K. Annan et d’ Henry Kissinger.
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Les mondes de la finance et de la politique se plaisent à paraître comme distincts — sinon opposés —, mais, estime Geuens, « l’identification des agents doubles est pourtant nécessaire à la bonne compréhension du fonctionnement des marchés financiers. » Ainsi, et contrairement à une idée en vogue, la finance a bien un, ou plutôt des visages. Non pas celui du retraité de Floride ou du petit porteur européen complaisamment dépeint par la presse, mais plutôt ceux d’une oligarchie de propriétaires et de gestionnaires de fortunes. Cette minorité spécule sur le cours des actions, de la dette souveraine ou des matières premières grâce à une gamme presque illimitée de produits dérivés créés par l’inépuisable inventivité des ingénieurs financiers.
Les « marchés » constituent le fer de lance d’un projet dont les économistes Gérard Duménil et Dominique Lévy observent qu’il fut « conçu de façon à accroître les revenus des classes supérieures » : le monde compte désormais près de 63.000 « centamillionnaires » (détenant au moins 100 millions de dollars), qui représentent une fortune combinée d’environ 40.000 milliards de dollars (soit un an de produit intérieur brut mondial).
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Figure imposée de la communication politique, la dénonciation des « marchés financiers », aussi virulente qu’inoffensive, est jusqu’à présent demeurée  lettre morte. Barack Obama a accordé la grâce présidentielle aux responsables américains de la crise, et les dirigeants européens auront mis bien peu de temps à pardonner les excès des  spéculateurs « avides » qu’ils vouaient aux gémonies.
Et, comble de culot, pour redorer le blason souillé des dignes représentants de l’oligarchie, on les a  nommés à la tête de commissions chargées d’élaborer de nouvelles règles de conduite. De Paul Volcker (JPMorgan Chase) à . Mario Draghi (Goldman Sachs), en passant par  Jacques de Larosière (AIG, BNP Paribas), lord Adair Turner (Standard Chartered Bank, Merrill Lynch Europe) ou encore le baron Alexandre Lamfalussy (CNP Assurances, Fortis), tous les coordinateurs chargés d’apporter une réponse à la crise financière entretiennent des liens étroits avec les plus importants opérateurs privés du secteur. Les « irresponsables » d’hier, comme touchés par la grâce, se sont métamorphosés en « sages » de l’économie, encouragés par des médias et des intellectuels qui, peu de temps auparavant, n’avaient pas de mots assez durs pour dénoncer la suffisance et l’aveuglement des banquiers.
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Les spéculateurs, conclut Geuens,  ont tiré profit des crises qui se sont succédé ces dernières années, cela  ne fait désormais plus de doute. Mais l’ opportunisme et le cynisme dont ils ont font preuve ne doit pas faire oublier qu’ils ont bénéficié, pour réaliser leurs objectifs, de relais aux plus hauts sommets de l’Etat. Ainsi,  John Paulson a, après avoir gagné plus de 2 milliards de dollars dans la crise des subprimes, dont il est le principal bénéficiaire, engagé l’ex-patron de la Réserve fédérale,  Alan Greenspan — déjà conseiller de Pacific Investment Management Company (Pimco, contrôlé par Allianz), l’un des principaux créanciers privés de l’Etat américain. L’ancien président du National Economic Council (sous M. Obama) et ex-secrétaire au Trésor de William Clinton,  Lawrence Summers, a été directeur exécutif de la société D. E. Shaw (32 milliards de dollars d’actifs); le fondateur du groupe Citadel Investment, Kenneth Griffin, originaire de Chicago, a financé la campagne de l’actuel président des Etats-Unis ; George Soros s’est, lui, payé les services du travailliste lord Mark Malloch-Brown, ancien administrateur du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD)…
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