Un traité au dessus de tout soupçon

Banc Public n° 167 , Février 2008 , Frank FURET



«Vous avez le droit de voter, à condition de voter comme il faut»: telle est, en tout état de cause, ce qu’il est permis de déduire du tour de passe-passe que la classe politique française vient de jouer à sa propre population.  La révision, pour laquelle la majorité des deux tiers (445) des suffrages exprimés (741) était requise, a été approuvée par 560 voix contre 181. Sur les 907 parlementaires inscrits (577 députés et 330 sénateurs), 893 ont participé au vote. 152 parlementaires se sont donc abstenus, dont une majorité de socialistes qui ont ainsi exprimé leur désaccord avec la ratification du traité de Lisbonne par voie parle­mentaire.  Le Parlement français a également donné son feu vert définitif, dans la nuit de jeudi à vendredi, à la ratification du traité européen de Lisbonne, clôturant un chapitre politique douloureux qui a divisé partis et électorat, à cinq mois de la présidence française de l’Union Européenne.

Un traité à 90 pourcent identique

Au final, le nouveau traité est à 90 pourcent identique au traité constitu­tionnel de 2005 et dresse les plans du nouveau mécano institutionnel: le vote à la double majorité (population et pays), le Président permanent du Conseil, le Haut représentant pour la politique étrangère de l'UE, l'extension des pouvoirs du Parlement européen, etc.

Les déclarations de responsables politiques de toute l’Europe, confir­ment sans ambages que la Constitution européenne, refusée par les peuples français et néerlandais, a bien été «sauvée» dans le Traité dit modificatif signé à la mi-octobre à Lisbonne

Pour Valéry Giscard d’Estaing, «une dernière trouvaille consiste à vouloir conserver une partie des innovations du Traité constitutionnel, et à les camoufler en les faisant éclater en plusieurs textes». Les dispositions les plus innovantes feraient l’objet de simples amendements aux traités de Maastricht et de Nice. Les améliorations techniques seraient regroupées dans un Traité devenu incolore et indolore. L’ensemble de ces textes serait adressé aux parlements, qui se prononceraient par des votes séparés. Ainsi l’opinion publique serait-elle conduite à adopter, sans le savoir, les dispositions que l’on n’ose pas lui présenter en direct. L’ancien président français a d’ailleurs affirmé de ce traité de Lisbonne devrait amener les 16 millions d’élec­teurs qui ont voté non à descendre dans la rue, car c’est le même traité que le précédent, illisible, et s’il est compliqué, Giscard  estime que c’est pour rendre impossible le référendum. Giscard dit aussi que tout ce qui tenait à c½ur aux Convention­nels en 2004 se retrouve dans le traité de Lisbonne, mais dans un ordre différent.

«La substance de la Constitution est maintenue. C’est un fait» a déclaré Angela Merkel, tandis que pour Bertie Ahern, Premier Ministre de la République d’Irlande, «90% [de la Constitution] est toujours là… ces changements n’ont apporté aucune modification spectaculaire à l’accord de 2004».

Giuliano Amato, ancien Président du Conseil italien s’est lui aussi réjoui: «Ils ont décidé que le document devrait être illisible. S’il est illisible, c’est qu’il n’est pas constitutionnel; c’était là l’idée… Si vous parvenez à comprendre le texte au premier abord c’est qu’il peut y avoir matière à référendum, parce que cela signifierait qu’il y a quelque chose de nouveau».

Un totalitarisme doux

Une écrasante majorité d’Européens semblait, selon des sondages, vouloir un référendum sur le nouveau traité: un sondage Harris Interactive publié jeudi par le Financial Times, et sur lequel la presse française a été assez discrète, révèle que 76% des Allemands, 75% des Britanniques, 72% des Italiens, 65% des Espagnols et 63% des Français souhaitent un référendum sur le traité remplaçant la Constitution européenne.

Une question se pose: comment le président de la République peut-il décider seul, alors que le peuple français a juridiquement rejeté l’intégralité du traité, de faire cependant ratifier par voie parlementaire la majeure partie des dispositions qu’il contenait au motif que celles-ci «n’auraient pas fait l’objet de contesta­tions»? Chacun a pu constater, durant la campagne référendaire, que toutes les dispositions étaient criti­quées: les uns se focalisaient davantage sur la charte des droits fondamentaux et les politiques communautaires, les autres sur les transferts de compétence, le passage de l’unanimité à la majorité et le déficit démocratique, d’autres encore s’offusquaient des principes et symboles fédéraux.

La démarche du président de la République prétendant interpréter seul la volonté du peuple français semble arbitraire. Lorsque l’on sait que la Constitution californienne prévoit qu’une norme adoptée par référendum ne peut être par la suite abrogée ou modifiée que par une autre décision populaire et que la Cour constitutionnelle italienne adopte le même principe, on ne peut qu’être bouleversé par le coup d’Etat ainsi perpétré en France. Si le président a la conviction que les dispositions restant dans le traité modificatif ont fait l’objet d’une approbation implicite des Français, encore faut-il qu’il s’en assure en organisant un nouveau référendum tendant à obtenir leur accord explicite.
Nicolas Sarkozy déclarait pourtant, au lendemain du référendum sur le Traité constitutionnel européen, manifester son écoute et son respect à l'égard du vote des Français. Les affaires européennes sont-elles trop sérieuses pour être laissées au bon vouloir de l'opinion.

David Rockefeller ne déclarait-il pas en 1991 «Nous sommes reconnaissants au Washington Post, au New York Times, Time Magazine et d'autres grandes publications dont les directeurs ont assisté à nos réunions et respecté leurs promesses de discrétion depuis presque 40 ans. Il nous aurait été impossible de développer nos plans pour le monde si nous avions été assujettis à l'exposition publique durant toutes ces années. Mais le monde est maintenant plus sophistiqué et préparé à entrer dans un gouvernement mondial. La souve­raineté supranationale d'une élite intellectuelle et de banquiers mondiaux est assurément préférable à l'autodétermination nationale pratiquée dans les siècles passés».

Un regard critique…

Pour Etienne Chouard, professeur de droit, un acteur web important du non, «il faut lire trois mille pages maintenant pour savoir ce qu’il y a dans le traité de Lisbonne. C’est extrêmement compliqué. Il y a toutes sortes de renvois et tout ce qui était dans le traité de 2005 se retrouve ici. Même ce qu’ils ont dit vouloir retirer». Pour lui,  tout cela arrive parce que ceux qui écrivent les règles les écrivent pour eux-mêmes et qu’ils trichent: les citoyens ne comptent pour rien. Ils n’ont aucun moyen de résister contre les abus de pouvoir dans ces institutions.

Il y a beaucoup de rouages en ½uvre; il faudrait un gouvernement très déterminé. Cette situation de non-retour lui rappelle l’AGCS (l’Accord Général sur le Commerce des Services), d’où on ne peut pas sortir non plus: cet accord (négocié et signé sans en parler aux citoyens, dans le plus grand secret) a, selon Chouard, le même génome antidémocratique que l’Union européenne: ce sont les mêmes qui l’ont conçu, ce sont les mêmes intérêts qui sont servis: les multinationales et les banques. Chouard estime "être trompé par ceux-là mêmes qui prétendent partout  défendre leur population et a le sentiment d’être dans un piège contrôlé par des menteurs professionnels et des voleurs en bande. Et comme le citoyen lambda n’est pas du tout informé, il ne se sent donc pas concerné..."

Un peu d’histoire…

Concernant le référendum sur Maastricht, déjà,  on avait caché un enjeu essentiel: l’abandon total de la création monétaire aux banques privées, qui est pourtant, selon Chouard, une cause majeure de la dette publique qui asphyxie nos États et une cause importante du chômage endémique qui asphyxie nos écono­mies. Pour lui, le rouage essentiel de l’impuissance citoyenne c’est l’article 104 du traité de Maastricht (qui est devenu l’article 123 du traité de Lisbonne) qui dit  que«les États n’ont plus le droit d’emprunter auprès de leurs banques centrales». Les États ont abandonné une partie de leur pouvoir de créer la monnaie aux banques privées, et les banques ont obtenu des gouvernants, «très certainement par corruption», s’avance-t-il, le droit fonda­mental de créer la monnaie.

Jusqu’à une période récente (1974 en France), les États partageaient encore avec les banques privées le droit de créer la monnaie: quand un État avait besoin d’argent pour créer des voies ferrées, des logements ou des hôpitaux, il empruntait auprès de sa banque centrale (qui créait cette monnaie pour l’occasion) et, au fur et à mesure que l’État remboursait cet emprunt, la banque centrale détruisait cet argent, mais sans faire payer d’intérêts à l’État. C’est pour lui un point crucial du changement des rapports de force entre le monde du capital et celui du travail.

Depuis 1974, l’État  s’est interdit à lui-même d’emprunter auprès de sa banque centrale et il s’est donc privé de la création monétaire. Donc, l’État (c’est-à-dire nous tous !) s’oblige à emprunter auprès d’acteurs privés, à qui il doit donc payer des intérêts, et cela rend évidemment tout beaucoup plus onéreux.

Or, précisément depuis 1974, la dette publique ne cesse d’augmenter et le chômage aussi. Pour Chouard, cela est lié. Et ce n’est pas fini: depuis 1992, avec l’article 104 du traité de Maastricht, cette interdiction pour les États de créer la monnaie a été hissée au plus haut niveau du droit: international et constitutionnel. Irréversible, quoi, et hors de portée des citoyens. Or, cela n’a pas été dit  clairement: on a dit qu’il y avait désormais interdiction d’emprunter à la Banque centrale, ce qui n’était pas honnête, pas clair, et ne permettait pas aux gens de comprendre. Si l’article 104 avait dit  «les États ne peuvent plus créer la monnaie, maintenant ils doivent l’emprunter auprès des acteurs privés en leur payant un intérêt ruineux qui rend tous les investis­sements publics hors de prix mais qui fait aussi le grand bonheur des riches rentiers, propriétaires de fonds à prêter à qui voudra les emprunter», le référendum sur Maastricht aurait sans doute eu plus de mal à passer. Ce sujet devrait être au c½ur de toutes les luttes sociales, le fer de lance de la gauche et même de la droite républicaine, mais au lieu de cela, personne n’en parle… Chouard estime que ce hold-up scandaleux coûte à la France environ 80 milliards d’Euros par an et ruine le pays année après année, sans qu’on puisse y faire quoique ce soit.

Pluralisme d’opinion….

Il y a bien des gens qui se battent. Comme Maurice Allais, pourtant libéral, ancien prix Nobel d’économie, qui tempête énergiquement contre la création monétaire abandonnée aux banques privées,  affirmant que c’est une honte, que les banques privées se comportent (parce qu’on les y autorise) comme des faux monnayeurs et que cela nous ruine. Maurice Allais estime aussi que les multinationales qui nous imposent ce grand marché dérégulé sont malfaisantes et dénonce la «chienlit laisser-fairiste» de l’Union européenne. Allais développe une idée majeure: pour lui, il faut rendre la création monétaire aux États, à une banque centrale indépendante, il faut que la banque européenne (BCE) récupère la création monétaire en la reprenant aux banques privées.

Mais Maurice Allais, qui a voué une grande partie de sa vie à l’étude de la monnaie et qui a probablement reçu tous les honneurs et toutes les médailles du monde est interdit de tribune dans les grands médias, il n’arrive plus à publier ni dans Le Monde, ni dans Le Figaro.


Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

«La boîte à outils du traité de Lisbonne», par Valéry Giscard d’Estaing, Le Monde du 26 octobre 2007.

«’’Traité simplifié’’, haute trahison ! » par Anne-Marie Le Pourhiet, réseau Voltaire

«Les traités européens servent les intérêts de ceux qui les écrivent » par Etienne Chouard, réseau Voltaire, 14/12/ 2007

«Constitution bis: les dirigeants européens se réjouissent»

 
     

     
 
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