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Bénie soit l’UE

Banc Public n° 277 , Avril 2019 , Frank FURET



Les élections européennes du 26 mai vont être difficiles à vivre pour les partis politiques traditionnels. Les dernières projections de sièges publiées par le Parlement européen prédisent un net recul des grands partis en faveur des partis eurosceptiques. Ce sont donc essentiellement des partis hostiles à l’Union Européenne qui devraient le mieux tirer leur épingle du jeu, même s’ils n’ont aucune chance de former une majorité.


 

Sur le fond, aucune élection au Parlement européen, dont la fonction est surtout de donner une légitimité démocratique à l’UE, ne peut en elle-même faire évoluer quoi que ce soit en Europe. Cependant, il semble clair qu’une percée des partis eurosceptiques serait prise comme une nouvelle alerte, après les référendums en France, en Hollande, en Irlande et en Grèce, sur lesquels la classe politique pro-UE s’était "assise" sans états d’âme.

 

Les médias ont beau dégouliner de bienveillance à l’endroit de l’Union Européenne et embrayer sur les slogans de la lutte contre le populisme, de plus en plus d’électeurs sont dubitatifs. Concernant l’Union, zone de dumping social, on se souviendra qu’en pleine campagne du référendum français de 2005 avait été évoquée la menace du plombier polonais… Véritable fantasme, avait-on dit!

La question des travailleurs détachés n’a toujours pas été résolue.

 

Cette Europe où les pays se battent entre eux, car il n’y a eu aucune harmonisation de l’impôt, des salaires etc., pose problème sur le plan social, culturel et du travail. Pire, l’Europe s’est embarquée dans des guerres et des tensions ( Lybie, Syrie, Ukraine) qui nous reviennent en pleine figure.

 

Le silence des gouvernements devant l’initiative de la Commission et du Parlement européen consistant à engager une grande négociation transatlantique afin de pousser les feux vers le libéralisme mondialisé, au moment même où celui-ci parait discrédité par la crise financière et écologique, a quelque chose de surréaliste. En 1997, Jacques Chirac et Lionel Jospin avaient courageusement mis fin à la négociation de l’AMI (Accord multilatéral sur l’investissement), qui était pourtant sur le point d’aboutir. A cette époque, il était déjà question d’autoriser les multinationales à attaquer juridiquement les États. Le vote récent du CETA est à cet égard pour le moins alarmant.

 

Le marché des droits à polluer, instauré pour faire face au réchauffement climatique, est le symbole d’une politique totalement inefficace car reposant sur des mécanismes de marché et non sur une taxe carbone européenne. Rien n’a été fait pour corriger ces errements, alors même que les rapports alarmants se multiplient.

 

Une architecture discutable

 

L’UE, remarque David Cayla, ce sont deux traités principaux: le Traité sur l’Union Européenne (TUE) et le Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), des institutions politiques ( la Commission, le Conseil européen, le Parlement européen…) ou administratives ( la Banque Centrale Européenne, la Cour de Justice de l’Union Européenne…), une monnaie ( l’Euro et ses règles de fonctionnement), et tout un arsenal de textes et de directives qui sont mis en œuvre dans les États membres et à l’échelle européenne.

Or, cette architecture n’est absolument pas neutre politiquement. Elle favorise un marché fondé sur la concurrence, sur la circulation des marchandises, de la main d’œuvre et du capital. Elle pousse à la concurrence non seulement les entreprises mais aussi les États et les systèmes sociaux. Elle contraint les pays les moins favorisés à pratiquer des stratégies de dumping social et fiscal pour s’en sortir économiquement face aux pays les plus efficaces sur le plan industriel. Enfin, elle organise la concurrence à l’échelle internationale en négociant des traités de libre-échange avec de nombreux pays sans y intégrer la moindre harmonisation sociale et environnementale.

 

Pour David Cayla, l’Europe telle qu’elle a été construite est une Europe du capital, où l’austérité tous azimuts a été érigée en principe quasi-constitutionnel. Mécaniquement, et en raison des structures qui ont été choisies, cette Europe ne peut être que celle de la déflation salariale sans fin. En effet, privés de tout levier d’action économique (plus de politique monétaire ni de politique de change possibles avec l’Euro, plus de relance budgétaire possible dans le cadre du nécessaire respect des "critères de convergence", plus de politique commerciale possible puisque la politique commerciale est une "compétence exclusive" de l’Union), les États membres n’ont plus d’autre possibilité d’ajustement macroéconomique que le "coût du travail", appelé à baisser indéfiniment tant que les traités demeureront ce qu’il sont.

 

Changer le président de la Commission européenne ou la majorité au Parlement européen ne permettra pas de modifier cette architecture institutionnelle, car elle ne dépend pas des élections. Elle est inscrite dans les traités qui fondent l’Union européenne. Or, ces traités échappent justement à l’emprise du débat démocratique, comme le soulignait d’ailleurs très justement Jean-Claude Junker au moment de la victoire de Syriza en Grèce : "Il ne peut y avoir de démocratie contre les traités européens".

 

Fracture

 

Coralie Delaume analyse les raisons de la fracture qu'elle observe entre les «élites», une classe minoritaire de privilégiés, et la masse qui n'a pas accès aux études prestigieuses ou qui n'a pas son mot à dire dans les orientations économiques de l'Union européenne. La coupure est de plus en plus prononcée entre le peuple et les «élites». Une coupure tant économique et matérielle qu'éducative et intellectuelle, dont résulte le repli sur eux-mêmes des privilégiés. Ces derniers ne parlent plus qu'à leurs pareils, c'est-à-dire non seulement à ceux qui bénéficient d'un même niveau de richesses, mais également à ceux qui partagent le même niveau d'instruction.

 

Le dépérissement du cadre national permet, pour elle, aux «élites» de vivre de plus en plus dans une sorte d'alter-monde en suspension.

 

Le dégraissage concerne d'ailleurs l'ensemble de l'appareil d'État et des services publics. Pour leur régler leur compte, les pays européens membres de l'UE ont inventé un prétexte ingénieux et unique au monde: la nécessite de respecter les «critères de convergence» de Maastricht. Notamment celui des 3% de déficit public, et c'est en son nom que les gouvernements détruisent ou vendent tout le patrimoine collectif.

 

Un outil de déresponsabilisation

 

Trop idéaliser l'Europe, à la considérer comme un projet d'Union avec un seul État, une seule nation, est non seulement complètement irréaliste, mais aussi dévastateur pour son avenir, indiquait Donald Tusk.

Le désaveu dont souffre le projet européen est aussi à mettre au compte des États, trop souvent coupables, selon ces dirigeants, de réflexes purement nationaux quand les défis sont globaux. Mais Donald Tusk mettait en garde: "les États ne doivent pas être les boucs émissaires. A Bruxelles, l'opinion commune est que les problèmes viennent toujours des États membres. Dans la capitale de l'Europe, on a tendance à penser que «la vie serait beaucoup mieux sans les États membres», c'est une opinion dangereuse".

 

D'une manière générale, la construction européenne est un formidable outil de déresponsabilisation des "élites" nationales, notamment des élites politiques. Celles-ci, toutes ointes qu'elles sont de la légitimité offerte par le suffrage universel, n'en assument pas pour autant les vraies charges. La capacité à faire les grands choix a été massivement transférée au niveau supranational, qui lui ne rend pas de comptes. Les dirigeants de la Banque centrale européenne ne rendent pas de comptes pour la politique monétaire qu'ils conduisent. La Commission de Bruxelles ne risque pas d'affronter une grève pour s'être mêlée d'un peu trop près, dans le cadre du «Semestre européen», du contenu des budgets des États membres. La Cour de Justice de l'UE ne risque pas la sanction des citoyens pour les jurisprudences de dérégulation économique qu'elle pond à la chaîne. De toute façon, en «constitutionnalisant» les traités européens de sa propre initiative via des arrêts datant des années 1960, la Cour a très tôt permis que ces traités et tous les éléments de politique économique qu'ils contiennent se situent au-dessus des lois dans la hiérarchie des normes des États-membres. C'est-à-dire hors de portée des Parlements, donc des électeurs.

 

La nature et la convertibilité des compétences des nouvelles élites les affranchissent très concrètement de leur propre nation. Dès lors, la montée de ce qu'on appelle «les populismes» correspondrait avant tout à une quête de loyauté. Il correspond à un désir de plus en plus profond, de la part des peuples, de «rapatrier» leurs classes dirigeantes, afin qu'elles ne se "défilent" plus. Afin qu'il redevienne possible d'exiger qu'elles assument leurs devoirs. Enfin, et concernant le personnel politique, son «rapatriement», et le fait de refaire coïncider les mandats nationaux avec la conduite effective des politiques, est le seul moyen de rendre à nouveau possible l'exercice d'un contrôle démocratique normal. Le moins que l'on puisse dire est que pour l'heure, on n'en prend pas le chemin.

 

Un ersatz de messianisme?

 

Régis Debray estime pour sa part que les européistes et nos dirigeants ont beau jeu de s’affirmer laïcs et clairvoyants, reste qu’ils adhèrent à un grand culte séculier, quoique non déclaré: l’européisme. Car «les grandes religions séculières ne se font pas enregistrer au bureau des cultes du ministère de l’intérieur», observe Debray, d’autant plus que cette religion n’est plus partagée que par les classes dominantes et les élites.

 

Pour Debray, l’européisme est donc «l’opium de nos élites, expression de leur détresse politique et protestation contre cette même détresse». C’est-à-dire leur maladie, mais aussi leur remède contre cette même maladie. D’où l’impasse politique actuelle, et cette métaphore du fantôme: un spectre toujours là, qui hante les esprits sans jamais s’en aller.

C’est d’ailleurs pour cela, selon Debray, qu’on voit reparaître systématiquement l’injonction à refaire l’Europe, à l’autre Europe, à relancer l’Europe. Pour nier le réel en s’enfermant dans des visions plus confortables. Choses que Debray désigne par le «caractère juvénile des illusions de la refondation et du nouveau départ», rappelant l’immaturité politique de la pensée européiste, qui fait preuve d’une totale indifférence à l’égard du "principe de réalité" qui doit animer normalement toute politique. Quant à la construction européenne en tant que telle, elle est pour Debray un processus contre-nature: son institutionnalisation est le principe même de son anéantissement. «Lorsque l’Europe rayonnait sur le monde, elle n’existait pas comme institution ou confédération».

 

 

 

 

Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

Sources

 

L’européisme est l’opium de nos élites”, Régis Debray, Critique de la raison européenne, 5 avril 2019

"La sécession des «élites» ou comment la démocratie est en train d'être abolie", Coralie Delaume, 20/04/2018 à 15:20

"Faire l'Europe par le marché et par la monnaie, c'était à l'évidence faire une Europe de classe – Entretien avec Coralie Delaume", Vincent Ortiz, le vent se lève, 5 décembre 2018

"Les sept raisons européennes d'un cri de colère", Jean-Michel Naulot, BLOG Mediapart, 27 mai 2014

"L'Europe est une promesse qui n'a pas été tenue vis-à-vis de générations contraintes à des sacrifices pour «sauver des banques», a déploré jeudi à Rome le président du Parlement européen Martin Shulz", AFP , 05/05/2016

"L’Europe contemple son implosion", Jurek Kuczkiewicz, Le Soir, 27/06/2018

"Les élections européennes ne changeront pas la nature des politiques européennes", Kévin Boucaud-Victoire, 20/03/2019

"Les Européens de plus en plus critiques face à l'UE", EURACTIV France avec agences, 8 juin 2016

 
     

     
   
   


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