Le cas du Mexique

Banc Public n° 148 , Mars 2006 , Frank FURET



Un ancien président de la République contraint de s’exiler à l’étranger, son frère en prison, de nombreuses personnalités politiques de haut niveau assassinées, le directeur de l’Institut National de lutte contre la drogue en prison, des centaines de policiers mis à l’écart: telle a été la face la plus spectaculaire du phénomène des stupéfiants au Mexique. Selon les auteurs d’une enquête journalistique de 1997, 250 familles contrôlaient, alors, depuis le Mexique, le trafic de drogues vers les USA.

En plus des productions locales comme la marijuana (vieille culture locale) et le pavot que l'on trouve sur le territoire des indiens Tarahumaras, le Mexique est le deuxième producteur continental d'opium et le plus grand producteur mondial de cannabis. Il est aussi un des plus importants carrefours de toutes les drogues (marijuana, héroïne, cocaïne, amphétamines, hallucinogènes divers) qui inondent le marché nord-américain, et notamment de la filière de la cocaïne fabriquée en Colombie dans les laboratoires des cartels colombiens - mais également transformée sur le territoire mexicain - si bien que, selon les autorités nord-américaines, entre 60 et 80 % de la cocaïne consommée aux Etats-Unis serait entrée dans ce pays par la frontière du Mexique.

Selon un rapport de 1994, le Mexique fournirait de 50 à 70% de la consommation de marijuana des Etats-Unis. Enfin, selon le Département d'Etat américain, 20 à 30% de l'héroïne consommée aux Etats-Unis était alors produite au Mexique.

Etat des lieux

Le territoire mexicain est un passage privilégié pour le transit et parfois la transformation, de la plus grande partie de la cocaïne andine destinée au marché nord- américain; on y produit aussi du pavot que l’on transforme sur place en héroïne; selon un rapport du ministère mexicain de la Justice (PGR), le Mexique était en 1996 le troisième producteur mondial d'héroïne après les pays du triangle d'or et du croissant. Les principales organisations de narcotrafiquants (et notamment celles de Tijuana et de Juàrez) sont également les plus importants fournisseurs de méthamphétamines; selon le directeur de la DEA, les organisations mexicaines de Tijuana et de Guadalajara se seraient même associées pour le trafic d'amphétamines et de méthamphétamines. Cette association entre les deux organisations leur aurait permis de contrôler 90 % de la production de méthamphétamines réalisée au Mexique. Les drogues synthétiques, et notamment la méthamphétamine, connue sous le nom le speed ou l'ice, aurait augmenté de 256 % entre 1991 et 1995, et de 500 % dans l'Etat de Californie. Elles peuvent être fabriquées sur le territoire mexicain, à partir de l'éphédrine; leur fabrication a permis aux trafiquants mexicains d'accroître leurs marges bénéficiaires.

Une organisation clanique

Parmi tous les clans répertoriés, 19 sont considérés comme d'envergure nationale avec des ramifications aux Etats-Unis, et cinq d'ampleur internationale, c'est-à-dire comme des organisations contrôlant les routes depuis les différents pays producteurs jusqu'aux lieux de consommation. Certains barons ont certes été emprisonnés mais leurs organisations peuvent toujours être actives et, s'ils n'ont pas été remplacés, ils continuent à les diriger depuis leur lieu de détention, soit directement, soit par personnes interposées.

La famille Arellano

La famille Félix Arellano (sept frères et quatre soeurs, assistés de leur oncle, dirige l'organisation de Tijuana, autrement dénommée du Pacifique, en contrôlant la route traversant les Etats du Michoacàn, Jalisco, Sinaloa, Sonora, Basse Californie Sur et Basse Californie). Ils ont vraisemblablement été les parrains les plus riches et les plus dangereux de la région. Ils auraient même, au faîte de leur gloire, dépassé les célèbres cartels colombiens, et relégué Pablo Escobar au rang de second couteau... Selon les services spécialisés, le gang de Tijuana aurait été le plus gros fournisseur mondial de cocaïne. Près de 70% de la poudre blanche transitant à travers le monde aurait été contrôlée directement ou indirectement par les frères Arellano Felix, qui inondaient le marché américain, le plus important de la planète...

Ramon Felix sera tué en février 2002 après une course-poursuite avec la police. Son frère Benjamin, sera interpellé dans sa résidence de Puebla, où, derrière la façade d’un doux père de famille amateur de cigares, se cachait un homme responsable de centaines de meurtres et qui n'hésitait pas, avec son frère, à recourir à la torture avant de broyer les corps mutilés dans des presses industrielles. La légende veut que l'un ait été le cerveau et l'autre le tueur.

Un secteur important de l’économie

Selon un rapport de 1996 des autorités mexicaines elles-mêmes (effectué sur la base des déclarations d'un général appartenant à l'état-major de la présidence de la République), les activités liées à la production (culture et transformation) et à la commercialisation (trafic et distribution) de la drogue fourniraient un travail direct à environ 350 000 personnes au Mexique Les activités de culture de drogues concernaient alors 130.000 paysans et journaliers -   85 % d'entre eux étant des jeunes gens mariés âgés de moins de 31 ans - dans les Etats mexicains où se trouve concentrée, sur une superficie clé plus de 60.000 hectares, la plus grande partie des cultures illicites de cannabis et de pavot. Ce qui n'inclut évidemment pas les emplois indirects induits par le blanchiment et le recyclage dans le commerce, les services ou l'industrie.


Désengagement de l’Etat

Le système d'intégration de cette économie parallèle, pratiquée au Mexique et dans de nombreux narco-Etats apparaît, pour Jean Rivelois, comme le produit d'un développement de substitution qui remet en cause le rôle de l'Etat: de la même manière que les activités liées à la drogue (culture, trafic, recyclage) procurent aux populations concernées des moyens de subsistance à la place des entreprises dont c'est la fonction, les associations (ONG humanitaires, associations de quartier...) deviennent des substituts de l'Etat qui ne dispose plus des ressources suffisantes pour mettre en oeuvre des services publics efficients ou développer des politiques sociales correctement ciblées. Un tel désengagement de l'Etat, dans des systèmes politiques où le clientélisme est encore fortement actif, a tendance, toujours selon Rivelois,  à pervertir les modes de représentation : plus les marges se développent en étant intégrées au système, plus sont affaiblies les revendications démocratiques, car les caciques locaux ont tendance à se retourner contre leur base sociale traditionnelle, en se mettant au service des narco-trafiquants qu'ils protégent. Dès lors, les formes de socialisation se trouvent elles-mêmes perverties par la banalisation de la violence et le nouvel usage d'une corruption qui - alors qu'elle permettait naguère d'assurer un complément de salaire aux caciques locaux et aux fonctionnaires - est désormais récupérée et détournée au service d'une autre fin : la protection des trafics criminels, ainsi que l'enrichissement personnel à grande échelle des représentants alliés des clans politiques et criminels. En fait, ce système clientéliste marginal permet de revitaliser certaines méthodes d'exercice du pouvoir, liées à l'Etat clientéliste populiste (encadrement social par les caciques, la pratique de la corruption et l'usage de la violence), tout en déchargeant l'Etat clientéliste libéral sur son flanc politique ; en effet, les régimes démocratiques, qui sont théoriquement associés au libéralisme économique, ne peuvent durablement se développer dans le cadre d'Etats qui demeurent clientélistes.
Canaliser les bénéfices des organisations de la drogue vers le soutien à des économies fortement touchées par la crise et s'accommoder très bien de la consommation de drogue dans les quartiers défavorisés permet de convertir une question politique de société en problème de sécurité publique, en légitimant une répression contre certains groupes défavorisés qui n'auraient pu, de toutes manières, être intégrés dans le nouveau monde libéral.

De ce fait se trouve ainsi désamorcée toute contestation politique, en réservant aux exclus l'enfermement soit dans les paradis artificiels, soit dans les ghettos urbains, soit dans les prisons, selon leur degré de dangerosité face à la "nécessaire" reproduction du système dominant. Cette tolérance signifie l'intégration des trafiquants au système.

Bien sûr des saisies «historiques » ont été annoncées par le gouvernement mexicain, comme quelques arrestations d'assez haut niveau; mais , le Mexique reste l’un des principaux centres mondiaux du narco-business. Et il est probable que,estimait l’observatoire géopolitique des drogues, que, production, trafic et blanchiment resteront indispensables à l'économie du pays et, impunité aidant, continueront à y financer des activités politiques, surtout à l'intérieur du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) au pouvoir depuis des dizaines d’années. Aucun changement de fond durant les deux dernières années: ni dans la contrebande de drogues en direction des États-Unis, qui se maintient à des niveaux extrêmement élevés; ni dans les liens organiques entre pouvoir politique et narcotrafic, ni dans la stratégie antidrogues mise en ½uvre conjointement par Washington et Mexico qui, malgré quelques réformes, traverse une grave crise de crédibilité.

Menaces sur la presse

Francisco Javier Ortíz Franco, éditorialiste de l’hebdomadaire Zeta, a été assassiné par une cellule du cartel de Tijuana. Les autorités judiciaires fédérales mexicaines, qui traitent les affaires liées au crime organisé, étaient sur la piste des trafiquants depuis le mois d’août 2004. Francisco Ortiz Franco a été assassiné le 22 juin 2004, devant ses deux enfants, alors qu’il s’apprêtait à rentrer chez lui. Il était connu pour ses articles et reportages sur la corruption et le narcotrafic.
Le 18 août 2004, lors d’une conférence de presse à Tijuana, le sous-procureur général de la République, José Luis Vasconcelos, et le procureur général de Basse Californie, Antonio Martínez Luna, ont annoncé que l’assassinat du journaliste Ortiz Franco était imputable au cartel de la drogue des frères Arellano Félix. L’enquête a donc été confiée aux autorités judiciaires fédérales mexicaines qui traitent les affaires liées au crime organisé. Deux mois après la mort du journaliste, aucun suspect n’a été désigné par le parquet local. Le 22 juillet, l’hebdomadaire Zeta avait dressé une liste des personnes soupçonnées d’avoir "organisé ou ordonné l’assassinat d’Ortíz Franco", au sein de laquelle figurait Jorge Hank Rhon, élu le 1er août 2004 maire de Tijuana. Selon José Luis Vasconcelos, bien que la piste du narcotrafic soit privilégiée, l’élu reste suspect. .Le parquet de l’Etat enquête par ailleurs sur la possible implication d’agents de la police dans le meurtre du journaliste. Selon Jésus Blancornelas : "il existe encore au sein de la police de Tijuana des agents de police liés au Cartel Arellano Félix ou à d’autres narco-traficants".
Depuis le meurtre de Francisco Javier Ortíz Franco, deux médias de Tijuana ont été menacés. Dans la nuit du 23 juin, le quotidien Frontera avait reçu des menaces de mort par téléphone. Le lendemain, l’hebdomadaire Cicuta recevait ce message: " Vous êtes les prochains sur la liste."


Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

Etat des luttes contre le crime organisé mafieux

Entretien exclusif avec le Professeur Umberto Santino, "Giuseppe Impastato", Palerme, réalisé par Chistian Pose, Tokyo/Palerme, 12 avril 2006

Les tueurs-nés de Tijuana
par Roger-Louis Bianchini, Laurent Chabrun, L'Express du 01/08/2002

Trafic de drogue : une affaire d’État Bulletin de l’Association d’Études Géopolitiques des Drogues

La crise de crédibilité de la politique antidrogue Laurent Laniel La Géopolitique mondiale des drogues, 1998/1999, rapport annuel, Paris, 2000.

Drogue et pouvoirs Du mexique au paradis, Jena Rivelois, 1999

 
     

     
 
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