Cosa Nostra et classe politique

Banc Public n° 118 , Mars 2003 , Frank FURET



Comme on l’a vu précédemment (1), fin du 19ème siècle, la vie politique dans les communes Siciliennes se révèle comme une simple lutte de factions qui ne se réclament des partis politiques que pour profiter des opportunités offertes par la mise en place du nouveau système libéral. L'homme politique offre en échange de la protection et de ses suffrages, la protection à la mafia, en utilisant à son avantage son pouvoir de contrôle sur les institutions et sur la distribution des ressources publiques.

Les débuts d’une proximité

La proximité entre la Cosa Nostra et la classe politique sicilienne n’est pas nouvelle. Dès le début du XXe siècle, Cosa Nostra fait et défat certaines élections locales en Sicile. Salvatore Avellone, député de Corleone de 1897 à 1913, fut l’un des premiers politiciens à dépendre complètement des votes mafieux avec Raffaele Palizzolo, élu député de Caccamo en 1882. (2)
En 1893, le marquis Emanuele Notarbartolo di San Giovanni assassiné par deux mafieux. Maire de Palerme de 1873 à 1876 puis directeur général de la Banco di Sicilia de 1876 à 1890, il s’opposait à Palizzolo au sein du conseil d’administration de la Banco di Sicilia, qui cherchait alors à utiliser cette banque pour renflouer la compagnie maritime Navigazione Generale Italiana (NGI) qu’il contrôlait avec des intérêts mafieux. Palizzolo , condamné en 1902 pour ce meurtre, parviendra à faire pression sur la justice milanaise grâce à un comité de soutien « Pro-Sicilia » fort de 200 000 adhérents et sera acquitté pour « insuffisance de preuves ».(2)

La démocratie Chrétienne et les autres

Pour Bellisario (2), l’étape décisive va être franchie entre 1943 et 1947, lorsque que pour favoriser le socle de la Démocratie Chrétienne face aux communistes, les troupes américaines promurent une génération de nouveaux élus, proches ou parfois même membre à part entière de Cosa Nostra. Dans les années 1960-70, on estimait que Cosa Nostra était en mesure de contrôler jusqu’à 15 % des voix à Palerme (3) . En mai 2001, Ignazio De Francisci, procureur de la république pour la province d’Agrigente, considérait que Cosa Nostra était toujours en mesure de mobiliser une frange importante de l’électorat au bénéfice des candidats de son choix estimée entre 5 et 10 % du corps électoral.
La proximité entre la mafia et la DC sicilienne n’est pas exclusive. Les autres formations politiques présentes en Sicile n’échappent guère aux pratiques corruptrices de l’organisation mafieuse. En 2002, Bobo Craxi, fils de Bettino Craxi, ancien chef du PSI, se soit présenté aux élections législatives à Trapani, en plein c½ur d’un des fiefs de Cosa Nostra. Les larges victoires électorales remportées en Sicile par Forza Italia (FI), un parti dont la base militante est pourtant essentiellement constituée de petits entrepreneurs du Nord de l’Italie plutôt hostiles au Mezzogiorno, font également suspecter la proximité de certains responsables siciliens de la formation politique de Silvio Berlusconi avec Cosa Nostra. Le député Forza Italia Gaspare Giudice est ainsi réputé être « le porte-parole politique de Bernardo Provenzano » (4)

Une grande affection pour les aides publiques

L’infiltration mafieuse de la classe politique sicilienne répond à un impératif criminel simple : profiter au maximum des appels d’offres, des adjudications de marchés publics et des projets d’infrastructures (transports, télécommunications, grands équipements collectifs) sur lesquels les responsables politiques siciliens et italiens ont une influence. Des aides peuvent aussi être versées sous la forme de « crédit-impôt », d’ « allégement fiscal », d’ « octroi d’une garantie », d’une « participation au remboursement du capital d’un emprunt » ou d’ « une bonification d’intérêts ».
De ce fait, comme on l’a déjà vu (1), la manne des aides publiques au Mezzogiorno, et les marchés publics qui en découlent, constituent une cible criminelle stratégique pour les différents clans de Cosa Nostra. Cet intérêt se traduit par une corruption politique et administrative endémique. Au mois d’avril 1995, le parquet de Palerme a d’ailleurs inculpé 32 personnalités politiques, dont plusieurs anciens ministres, pour corruption et prévarication (5).
En Sicile, le secteur de la construction et du BTP a toujours été au c½ur des affaires politico-mafieuses. L’effort de reconstruction après 1945, et notamment l’aménagement urbain de Palerme, a scellé des liens d’affaires et de corruption inextricables entre Cosa Nostra et la classe politique sicilienne. C’est en effet sur ce secteur d’activité que se concentrent les montants d’aides publiques les plus importants et où la classe politique sicilienne est la plus directement concernée pour les démarches et procédures administratives. Le lecteur voudra bien remarquer, par ailleurs, qu’à Bruxelles, la Fédération de l’Industrie Européenne de la Construction (FIEC) est présidée depuis l’année 2000 par le romain Franco Nobili, 75 ans, ancien P-DG du groupe de BTP Cogefar et du groupe public IRI, très proche ami de Giulio Andreotti.

La « révolution urbaine » version Salvio Lima

Au début des années 1960, Salvo Lima, chef de la Démocratie Chrétienne sicilienne depuis 1954 engage la « rénovation » urbaine de Palerme avec la complicité d’un groupe de promoteurs immobiliers et d’entrepreneurs du BTP « agréés » par les différentes familles mafieuses (6)
En 1964, le préfet Bevivino rédigea un rapport sur la restructuration urbaine de Palerme où il s’étonnait que cinq prête-noms aient pu obtenir 80 % des permis de construire proposés par la ville. Jugé trop proche des familles palermitaines « perdantes », Salvo Lima fut remplacé à la tête de la ville de Palerme par Vito Ciancimino. Originaire de Corleone, Vito Ciancimino était entièrement dévoué à Salvatore Riinà. Dans l’ombre de Lima, il était responsable des projets d’aménagement et d’urbanisme de la ville. Ciancimino parvint à se faire élire maire de la ville en 1971 , non avoir manbifstement dynamité la demeure de Nello Martellucci, qui avait voulu contester sa candidature au sein de la DC. Officiellement retiré de la vie politique palermitaine, Vito Ciancimino continua à exercer une mandature « invisible » sur Palerme et à gérer les avoirs mafieux au travers des sociétés romaines Inim et Raca
Graziano Verzotto, sénateur de la Démocratie Chrétienne de Sicile entre 1965 et 1975, président de l’Office Minier Sicilien, incarna la mainmise d’intérêts mafieux sur les grandes industries siciliennes. En 1975, sa carrière politique fut ruinée par le dévoilement de ses activités d’intermédiation entre des familles de Cosa Nostra et l’Ente Minerario Siciliano (EMS), la principale entreprise d’extraction et de commercialisation du soufre de Sicile, société connue de longue date pour attirer l’intérêt des familles mafieuses. Dans les années 1920-1930, un cartel s’était constitué sur le marché mondial du soufre entre la société sicilienne et des financiers britanniques. Verzotto a également contribué au détournement de subventions pour le développement de l’industrie soufrière sicilienne et participa à des adjudications de marchés publics arrangés. Réfugié à Beyrouth à la fin des années 1970 pour échapper à la justice, Verzotto fut par la suite en relation d’affaires étroite avec Michele Sindona, le banquier utilisé par Cosa Nostra pour ses opérations de blanchiment. A la fin des années 1960, Verzotto utilisait également les services de Giancarlo Paretti (7) comme homme de paille pour ses investissements dans le secteur de l’hôtellerie. Paretti s’illustra ultérieurement dans l’affaire du Crédit Lyonnais lors de la reprise financièrement catastrophique des studios de cinéma de la Metro Goldwin Mayer (MGM).

Un parasitisme bien compris

Bien souvent, la présence mafieuse parasite la conduite des projets d’aménagement et de développement, y compris lorsqu’il s’agit de programmes majeurs. L’exemple le plus emblématique sur ce point est le projet de construction du pont entre la Sicile et la Calabre. En 1968, un concours avait été organisé pour la construction d’un lien fixe routier et ferroviaire entre le continent et la Sicile et en 1971, la société à capitaux publics Società Stretto di Messina s’était vue confier la mission de mener à bien cet important projet d’infrastructure. Il fallut attendre vingt-cinq ans pour que la Società Stretto di Messina indiqua ses 9 préférences parmi les 147 projets de réalisation envisagés. Quatre années supplémentaires furent nécessaires pour la définition précise des spécifications techniques. C’est seulement en 1992 qu’un schéma directeur fut adopté. Ce schéma ne reçut l’aval du conseil supérieur des travaux publics italien qu’au mois d’octobre 1997, soit 29 ans après le lancement du programme.
Tergiversations qui resteraient inexplicables si on omettait que, durant toutes ses années, environ 700 millions d’Euros furent dépensés en frais divers au profit de bureaux d’études sous influence mafieuse. Pour ce projet, l’organisation mafieuse contrôle en outre la distribution et la commercialisation du ciment nécessaire pour l’édification de l’ouvrage
Angelo Siino, surnommé le ministre des travaux publics de Cosa Nostra, devenu un repenti suite à son arrestation en 1997, avait mis en garde les autorités judiciaires italiennes au sujet du projet de pont du détroit de Messine, en soulignant que ce chantier constituait, un objectif prioritaire pour Cosa Nostra . Au sein de Cosa Nostra, Siino était chargé entre 1985 et 1993 des affaires de corruption dans le cadre des adjudications marchés publics. Ses dépositions devant la justice permirent de préciser la répartition des commissions : pour un marché public donné, Cosa Nostra prélève 2/3 des commissions perçues, les 4/5 restants sont versés aux formations politiques et le solde est destiné à la corruption des administrations de contrôle des appels d’offres. Les familles mafieuses de Messine étaient tenues à l’écart des versements de commissions (tangente ). En cas de litige, c’était directement Benedetto Santapaola et ses hommes de Catane qui intervenaient. A Messine, les appels d’offres étaient selon Siino téléguidés et se négociaient avec les entreprises directement à l’échelon politique national comme pour la construction du stade de San Filippo. Les entreprises qui n’acceptaient pas de verser les commissions étaient systématiquement écartées des appels d’offres.
En juillet 2000, le gouvernement italien décida d’adopter un schéma directeur des transports prévoyant un investissement de plus de 100 milliards d’Euros sur dix ans. Sur les 7 autoroutes prévues par ce schéma, quatre étaient situées dans des régions sicilienne et calabraise connues pour leur très forte infiltration mafieuse (autoroutes Salerne-Reggio di Calabria, Messine-Palerme, Messine-Siracuse et Cagliari-Sassari) (8). Bellisario, (2) Sans vouloir nier le fait que ces projets visent à faire rattraper au sud de l’Italie son retard en matière d’aménagement du territoire, note que la priorité donnée aux grands contrats avec le sud par le ministère italien des Transports s’accompagne d’une infiltration de longue date de cette administration par des intérêts mafieux, à l’exemple de Calogero Mannino (9).


La santé Sicilienne


Autre exemple flagrant de détournements de fonds, l’obtention de subventions et de prêts pour la construction d’hôpitaux et de cliniques fantômes est une grande spécialité sicilienne. Sur les 134 hôpitaux fantômes identifiés en 2000 par une commission parlementaire italienne (10), pas moins de 50 établissements de ce type étaient fictivement domiciliés en Sicile. Le montant global des détournements de fonds relatifs à ces hôpitaux s’élèverait pour la Sicile à environ 2 milliards d’Euros. Un eenquête en 1999 mettra en évidence l’implication d’une dizaine d’excellences (personaggi eccellenti), les soutiens occultes de la Mafia dans la classe politique et la société civile.

Ca ne coûte rien de s’inquiéter

En dépit de plusieurs directives européennes et de l’adoption de la Loi Merloni en 1994 par le Parlement italien, qui tend à modifier les règles et les procédures des marchés publics, la criminalité organisée est toujours plus présente dans ce secteur de la vie économique. Face à l’ampleur du phénomène, un groupe de travail de la Direction générale Justice et Affaires Intérieures de la Commission Européenne s’est inquiété ouvertement en 1997 de la forte présence mafieuse dans le secteur des appels d’offres et des marchés publics communautaires. Cosa Nostra, comme souvent, fut l’organisation criminelle pionnière en la matière.


Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

(1)Mafias et organisations criminelles (2)
(2) Evolution et développement de la Cosa Nostra, Mémoire présenté dans le cadre du Diplôme d’Université (D.U.) de 3e Cycle. Analyse des Menaces Criminelles Contemporaines par Claudio BELISARIO, sous la direction de M. Xavier RAUFER
(3) L’Espresso, Peter Gomez et Marco Lillo, juin 2001.
(4) « Provenzano : il grande vecchio di Cosa Nostra » par Fabrizio Fea, Narcomafie, octobre 2000.
(5) Dépêche AFP du 11 avril 1995.
(6)Mis à l’écart par les Corleonesi, Salvo Lima se fit élire en 1979 député au Parlement européen. Il fut assassiné le 13 mars 1992 par Francesco Onorato, né en 1960, interpellé le 27 novembre 1993. Ce dernier agissait pour le compte des Corleonesi qui souhaitait faire pression sur les responsables de la Démocratie Chrétienne pour obtenir la fin des poursuites judiciaires à leur encontre.
(7) Les plans du sicilien » in Les dossiers du Canard Enchaîné , N°64, juillet 1997. Giancarlo Paretti était associé avec l’affairiste Florio Fiorini, ancien responsable des finances de l’ENI, directeur de la Société Anonyme Suisse d’Exploitation Agricole (SASEA) à Genève, une société financière fondée par le Vatican en 1893, qui fut mise en faillite par Fiorini.
(8) L’Italie adopte son schéma directeur des transports », Le Moniteur, N°5046 du 11 août 2000.
(9) L’appartenance mafieuse de Calogero Mannino, ancien ministre des Transports et de l’Agriculture, a été établie à la suite de révélations faites par des repentis de Cosa Nostra .
(10) Dépêche AFP du 25 juillet 2000

 
     

     
 
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