L'économie stupéfiante (2): fumées sur le chanvre

Banc Public n° 94 , Novembre 2000 , Frank FURET



La mise hors-la-loi spectaculaire de l'histoire a fait oublier l'esprit historique dans la société (1); et elle a permis de couvrir quelques éléments de l'histoire des nouveaux potentats: certains événements et mouvements de leur conquête du monde, entre autres. Nous mourrons de l'ignorance et de l'inintelligence de notre passé, du préjugé imbécile d'après lequel le temps marche, estimait Bainville (2) .
Et le spectaculaire intégré a largement contribué a diffuser cette ignorance, à faire respecter l'ineptie partout, ce, avec de nouveaux procédés, en opérant mondialement (1).

 

Depuis des siècles, les techniques de propagande n'ont cessé de se perfectionner et d'affiner leurs moyens de représentation, de chercher sans relâche à montrer les choses et les êtres de manière moins fidèle mais plus convaincante. "Nous vivons désormais dans un monde sans mémoire où l'image chasse continuellement l'image, ce qui est fort commode pour qui est aux affaires et sait y rester: la fin de l'histoire est un plaisant repos pour tout pouvoir présent"(1). Bref, il y a encore des leçons à tirer de l'histoire et quelques questions se posent à propos du chanvre, de son histoire, de celle de sa prohibition, d'un acharnement certain à le démoniser. Nombre d'interrogations concernant la prohibition du cannabis s'adressant inéluctablement à "l'état général des choses", à la manière dont on diffuse des modes de représentations et au comment-pourquoi sont légitimés puis posés certains choix politico-économiques, plaise au lecteur de trouver ici quelques munitions susceptibles d'alimenter sa vigilance générale.


Au début était le chanvre


C'est vers - 8000 que le chanvre fait son apparition dans l'histoire humaine. Ce végétal très controversé est indubitablement une des plantes les plus anciennement connues de l'humanité (3), même s'il est difficile de déterminer avec précision l'époque où ses propriétés furent découvertes. Il fut sans doute initialement récolté pour ses fibres et ses graines, ses propriétés pharmacologiques se voyant exploitées ensuite pour des raisons religieuses et thérapeutiques. Originaire des versants himalayens, la plante se serait ensuite répandue vers la Chine et l'ensemble du sous-continent indien, c'est en - 2727 que la plante est pour la première fois citée dans la pharmacopée chinoise (4). En -1400 on constate un usage culturel et religieux du cannabis (nom savant du chanvre) le long du fleuve Indus. En -1300 les indo-aryens vantent les pouvoirs stimulants et euphorisants du cannabis dans leurs livres saints et achèvent de l'enraciner dans les civilisations du Moyen-Orient qui à leur tour introduiront la plante en Europe.
Elle se diffuse ensuite vers l'Ouest à la faveur de l'avancée des Scythes, vers les pays du Moyen-Orient (en - 450 Hérodote décrit les Scythes fabriquant du linge en chanvre); en - 350, Romains et Carthaginois se battront pour avoir le monopole de la route du chanvre et des épices en Méditerranée. L'an -100 voit les Chinois réaliser le premier papier à base de chanvre et de mûrier. Il se diffuse vers la vallée du Nil puis les pays du Maghreb. Mahomet interdira l'usage de l'alcool et autorise le cannabis. Vers 1150 Les Musulmans l'introduisent en Europe et le premier moulin à papier (à base de chanvre) sera installé à Alicante; le cannabis suivra les invasions Arabes, gagnant l'Afrique du Nord, l'Espagne, la France et les pays périméditerranéens. L'inquisition espagnole verra dans le cannabis une herbe diabolique mais l'église aura beau proscrire le chanvre dès le 12ème siècle, les mesures répressives envisagées ne réduiront guère son utilisation.
En 1450, Gutenberg imprime la première bible sur papier chanvre, et en 1484, le Pape Innocent VIII condamne l'usage du cannabis. En 1492, 80 tonnes de cordages et de voiles en chanvre donnent un sérieux coup de main à Christophe Colomb pour découvrir l'Amérique. L'agriculture de chanvre commence au Chili vers 1545 et en 1564, Philippe d'Espagne ordonne de le cultiver dans son empire qui s'étend de l'Argentine à l'Oregon. En 1619, la toute nouvelle colonie de James Town, en Virginie, pose la première loi américaine ayant trait au cannabis: ce jour là on donna l'ordre aux fermiers de planter du chanvre indien; par la suite des règles encore plus impératives seront mises en vigueur.
Le Massachusetts en 1631, le Connecticut en 1632, les colonies de la baie de Cheasapeake feront de même. On risquait même la prison si on n'en cultive pas: c'est ce qui arriva en Virginie entre 1763 et 1767 (5). Georges Washington et Thomas Jefferson cultivaient du cannabis dans leurs plantations. Le chanvre est utilisé comme monnaie d'échange à travers toutes les colonies d'Amérique. En 1776, la déclaration d'indépendance des USA est dressée sur papier chanvre. En 1850 le recensement évalue en Amérique du Nord à 8.327 le nombre de plantations de chanvre (à 80 hectares minimum). Chiffre qui ne comprend pas les dizaines de milliers de petites fermes qui cultivaient aussi du cannabis ni les centaines de milliers de chènevières familiales aux États-Unis (6). Le cannabis sert à fabriquer des étoffes, des toiles, et même des ficelles de coton; dans leur grande majorité ces plantations s'étendent dans les États du Sud, près des zones frontalières, pour une bonne raison: la main d'oeuvre y est bon marché jusqu'à l'abolition de l'esclavage en tous cas.
Ceci dit, 80 % de la consommation américaine de chanvre doit néanmoins être importée de Russie, de Hongrie, de Pologne et de Tchécoslovaquie. Franklin ouvre la première usine où l'on fabrique le papier à partir de fibre de cannabis. Les USA se forgent alors une presse libre. Les médecins prescrivent couramment des extraits de marijuana. Entre 1842 et 1890, c'est un des remèdes les plus employés, l'usage pharmaceutique légal se prolongeant jusqu'aux années 1930 pour soigner hommes et animaux.
Les fabriquants de produits à base de cannabis portent alors des noms respectables. La Ganjah Walah Hasheesh Candy Company commercialise dès 1860 des bonbons au sucre d'arbre et à la résine de cannabis, friandises non psychotropes qui auront beaucoup de succès. Pas une seule mort signalée ayant pour cause l'ingestion de cannabis, pas un seul cas d'intoxication ou de crise délirante à moins qu'on ne veuille compter les éventuels cas d'apathie ou d'agitation dont peut être sujet un utilisateur novice. Tandis que la Reine Victoria utilisait thérapeutiquement le cannabis ainsi que l'opium, le Docteur Louis-Aubert Roche, de retour d'Égypte, préconise l'administration de haschisch comme remède souverain contre diverses maladies contagieuses et les pays occidentaux utilisent le cannabis dans de nombreuses spécialités pharmaceutiques.
En 1839, William O'Shaughnessey dépose un rapport imposant à l'académie des sciences d'Angleterre et affirme que le cannabis a des propriétés analgésiques puissantes et constitue le remède antispasmodique le plus précieux qui soit. Les succès obtenus vont faire école en France et en Amérique, notamment, où il est indiqué dans la pharmacopée américaine dans le traitement d'une centaine de maladies. L'orientalisme en vogue de 1850 à 1900 verra, lui, se multiplier les salons et fumeries en Europe et aux States: rien que sur New York, il existait en 1880 plus d'un demi-millier de salons où on consommait du haschich et il en subsistait presque autant en 1920 au début de la prohibition.


Prohibition


Pourquoi le chanvre alors perçu comme un végétal tout à fait aimable et inoffensif, ne posant aucun problème à l'Occident et n'induisant aucune mesure de rétorsion, va-t-il dès lors se trouver prohibé en 1937 aux États-Unis? Les deux rapports de 1893 et de 1930 (rapport Silert) concernant le chanvre indien commandités par le gouvernement arrivaient à la même conclusion: la marijuana ne présente aucun danger et les rapports recommandaient que sa consommation ne soit pas punie. Elle entraînait autant de dépendance que le sucre ou le café, et n'ayant pas de conséquences sur la vie sociale ni intime, le gouvernement américain ne voyait aucune raison de l'interdire. Mais d'autres forces étaient en marche, et une série propice de facteurs convergents liés au contexte socio-économique de l'époque va conduire à une véritable machination débouchant sur son élimination politique, sociale et économique.

1.Bigoterie et apartheid

Au début du vingtième siècle l'image de la marijuana n'était pas encore détestable: rien dans cette substance (7) ne suscitait ni grande peur, ni grande haine. Mais pendant les années '30, la marijuana va devenir le support de terreurs semblables à celles associées à l'héroïne et à la cocaïne. "Les buveurs deviendront tôt ou tard des ivrognes": c'est par ce génial sophisme qu'avaient réussi à s'imposer les prohibitionnistes de l'alcool. L'échec du Volstead Act poussa les partisans de la prohibition à se recycler et ils trouvèrent dans "la drogue" un terrain de prédilection à leur bigoterie légiférante.
Dans les années 1920, les temps sont à la prohibition et tous les produits d'extase sont cloués au pilori, l'Amérique pourchasse l'alcool; les dérivés de l'opium sont interdits et par simple effet d'attraction, selon Bachmann (7), la marijuana va se trouver prise dans la spirale.
En 1926, le New Orleans Tribune lance une campagne de presse diffamante: les journalistes accusent des êtres pervers de vendre de la marijuana aux enfants les écoles et demandent à la police d'ouvrir une enquête; drogue-trafiquant-corrupteur-exploiteur de l'innocence enfantine: la formule est appelée à un bel avenir, quoique jamais elle ne sera requise médiatiquement en ce qui concerne l'industrie des sucreries par exemple. Toujours est-il qu'un an plus tard, la marijuana était interdite de séjour en Louisiane. Comme il fallait bien stigmatiser ces populations sur un point précis (le mystère de la pratique de l'opium), on avait interdit l'opium aux Chinois qui inondaient le marché du travail au début du siècle; ils en consommaient pour tenir à la douleur, supporter l'épuisement et se rendre la tâche plus intéressante. On avait aussi interdit la cocaïne pour réprimer et contrôler la communauté noire; dès lors on interdit la marijuana pour contrôler les Mexicains et les Noirs dans le sud-est. Lorsque la dépression a frappé dans les années 30 et que les jobs sont devenus peu abondants, les Mexicains sont apparus fort à propos à nombre de politiciens américains essayant de plaire à la classe des travailleurs blancs, comme une nuisance publique; on fit donc courir des bruits faux et imbéciles (les statistiques de l'époque le prouvent): les Mexicains se virent tout à coup élevés à la qualité de responsables d'une vague de crimes violents et la marijuana (le chanvre avait été rebaptisé "marijuana", qui évoquait une chanson des troupes du vilain Pancho Villa, par les torchons racistes de l'époque) fut durement blâmée; plusieurs États instaurèrent de sévères lois contre la consommation de cannabis dans les années '20.


Rôle d'une certaine presse


L'empire Hearst milita activement dans sa presse populaire pour interdire le chanvre: de 1916 à 1937, on trouve semaine après semaine le même article sur le même accident de voiture dont le responsable aurait été en train de fumer une cigarette de marijuana. De 1936 à 1938, on retrouve ce même pilonnage de l'accident de la route prétendument provoqué par la marijuana dans des films de propagande comme «marijuana assassin of youth» ou «refare madeness» (la folie du joint). Pendant les 30 ans qui suivirent la guerre hispano-américaine où Hearst avait perdu 400.000 hectares de forêts tombées aux mais des vilains fumeurs d'herbe de l'armée de Pancho Villa, Hearst donna du Mexicain l'image d'un paresseux fumeur de marijuana, image qui alimente aujourd'hui encore nos préjugés. De 1910 à 1929, la presse Hearst s'était distinguée en répétant à l'envi que la majorité des "nègres" coupables d'avoir violé une femme blanche avaient agi sous l'emprise de la cocaïne. Puis un beau jour, la même presse décida que c'était la marijuana qui poussait les Mexicains et les "nègres" à s'attaquer à la femme blanche. Elle donna libre cours à son hystérie en multipliant les titres dénonçant les méfaits de la marijuana chez les "nègres" et les "latinos". Bêtes féroces jouant une musique vaudou et satanique (le jazz), se vautrant dans l'abjection et le vice, le cannabis rendant les Noirs insolents ("ils prétendent alors valoir les Blancs et ils les regardent dans les yeux"), tout cela fleurait trop l'irrespect de la communauté blanche, lectorat distingué de ces gazettes.
A la Nouvelle Orléans, les blancs s'inquiétaient aussi de voir les musiciens noirs censés fumer de la marijuana répandre une nouvelle musique vaudou virulente qui poussait les femmes blanches à faire des claquettes, ma chère, et qui avait pour objectif ultime de les libérer des blancs, pas moins. Louis Armstrong sera arrêté à Los Angeles pour une cigarette de marijuana et restera 10 jours en prison, le temps d'accepter de quitter la Californie et ne pas y remettre les pieds pendant deux ans.

Racisme ordinaire


Les politiques et la police décideront d'ignorer que la marijuana fumée sous forme de cigarettes ou de pipes par les moricauds et les chicanos n'est qu'une version à plus faible teneur en cannabis que nombre de médicaments familiers et n'inquiéteront pas les petits blancs friqués fumant du cannabis concentré dans les salons chics et autres somptueuses fumeries de haschich. Le racisme blanc inspirera nombre d'articles et fera passer des lois municipales ou d'État en ignorant cet état de fait en raison de "l'insolence vicieuse des 'nègres' et des Mexicains sous l'influence de la marijuana". Il arrivait de fait que les Noirs refusent d'aller s'asseoir au fond du trolley quand des Blancs y montaient, refusent de changer de trottoir quand y croiser un Blanc était inévitable; bref, il admiraient avec moins de zèle la race supérieure et négligeaient à l'occasion de sacrifier aux usages interclasses hérités de l'histoire des USA; cette «insolence vicieuse «, vaudra entre 1884 et 1917 à 4.600 Noirs d'être lynchés par les Blancs: regarder une femme blanche à deux reprises, marcher sur l'ombre d'un blanc, regarder dans les yeux pendant plus de 3 secondes, etc., étaient des signes infaillibles de ces petits camouflets infligés aux Blancs par l'espèce inférieure. Nombre de musiciens Noirs remontant jusqu'à Memphis, Saint-Louis et Chicago pour échapper à la xénophobie sudiste, les notables de ces villes s'empressèrent de faire passer eux aussi des lois locales contre la marijuana "afin d'arrêter la mauvaise musique" et d'empêcher les femmes blanches de tomber dans les griffes des "nègres". La Californie et l'Utah feront passer des lois d'État interdisant la marijuana pour les mêmes raisons, mais dirigées contre les Chicanos à travers la presse Hearst. Les législateurs citèrent même les abus de l'armée de Pancho Villa dont la drogue de prédilection était censée être la marijuana, ce qui ne signifie d'ailleurs qu'une chose: qu'elle aurait aidé à renverser un des régimes les plus répressifs et malfaisants qui aient été; mais ce n'était pas vraiment la manière dont l'Amérique bien pensante voyait les choses. Pour maintenir les lois, attitudes et institutions bigotes, ignorantes ou cyniques, choisissez, il fallait, se plaisait-on à penser, arrêter l'extension de la consommation de marijuana.
Les Mexicains exigeaient en effet, sous son influence sans doute, d'être traités en êtres humains, regardaient les Blanches et demandaient une éducation pour les enfants pendant que les parents récoltaient la canne à sucre: impensable. La consommation de marijuana allait permettre aux Blancs de recourir à la force et de justifier leur violente répression. Ce racisme du joint continue encore de nos jours, et pas seulement en Amérique. En Afrique du Sud, on autorisait encore en 1911 les Noirs à fumer, car cela les rendait plus productifs, mais on se mit à proscrire la marijuana pour les mêmes raisons qu'en Nouvelle Orléans: pour mettre un terme à l'insolence des Noirs; l'Afrique du Sud prit même pour un temps la tête, à la Société des Nations, du combat international pour déclarer la marijuana illégale dans le monde entier, la convention de Genève en 1925 faisant du cannabis un stupéfiant à sa demande expresse (3).


2. L'institution criminelle


Les mafias, selon Debord (1), ont trouvé un champ nouveau dans l'obscurantisme de la société du spectacle: avec la victoire totale du secret, la démission générale du citoyen, la perte complète de la logique et les progrès de la vénalité et de la lâcheté universelles, toutes les conditions favorables furent réunies pour qu'elle devienne une puissance moderne et offensive. Le spectacle, tabernacle du présent perpétuel, ne signale plus guère que les premières guerres de la drogue (guerres de l'opium) ont été engagées et gagnées par le plus grand trafiquant de l'histoire contemporaine, la couronne d'Angleterre en l'occurrence; de cette époque date l'ère moderne de la drogue-marchandise, produit essentiel du commerce mondial, rouage du système économique et financier international, instrument de la politique des États. Restait à en fixer les règles; sous l'impulsion jamais démentie des États-Unis (8), les grandes puissances, de la convention de la Haye en 1912 à la convention unique sur les stupéfiants de 1961, imposeront au plan mondial les mesures prônées par l'équipe Ansliger (voir plus loin).
La prohibition américaine avait, pendant une décennie, exercé la gestion du commerce de l'alcool; une fois enrichie, la grande criminalité se liera à la politique électorale, aux affaires et au développement de certains détails de la politique internationale. L'alcool redevenu légal, il sera remplacé par les stupéfiants qui constitueront la marchandise vedette des consommations illégales. Les institutions criminelles vont ensuite prendre une importance considérable dans l'immobilier, les banques, la grande politique et les financiers mondiaux, l'industrie stupéfiante serait la dixième puissance économique du globe (États y compris).
Une mutation lente a eu lieu au sein du capitalisme (9); un nouveau type de gestion a pris la place de la bourgeoisie traditionnelle: la création d'une couche de réalisateurs insérés de façon spécifique dans la production ayant été nécessitée par l'accumulation de capital. Pour Dominique Christian (9), nous sommes contemporains d'un capitalisme auquel la nécessité de trouver des sources d'approvisionnement en capital au dehors du système classique a impulsé sa dynamique.

Développement du trafic

Dès 1925, douaniers et policiers avaient donné l'alerte; le trafic de stupéfiants prend de l'ampleur et sa technicité s'affine: escalade de l'ingéniosité trafiquante, ronde des cachettes étranges, représentants de commerce d'un genre nouveau. Les temps changent et la drogue devient une affaire comme les autres. Il faut alors investir, diversifier, faire fructifier les dividendes. Certains se contentent d'exploiter à fond un domaine, d'autres se lancent dans des stratégies verticales et s'efforcent de tenir toute la filière d'amont en aval ou tout au moins une partie. Autour de ces grands professionnels, un petit monde se met à grouiller: producteurs, grossistes chimistes dévoyés ou laborantins de fortune, personnel des bateaux, de wagons-lits ou des wagons-restaurants, expéditeurs de petits paquets par la poste, pilotes d'avions laissant tomber des colis en certains endroits soigneusement repérés, troupes de petits revendeurs perdus: chacun ignore pour qui il travaille et chacun réclame son dû, espérant trouver son compte.
Les moments de crise comme la dépression des années '30 favorisent l'expansion des empires illégaux; les banalités généralement proposées en guise de rationalité, évoquent la détresse des populations les poussant à rechercher des substances de rêve et d'oubli. Mais cette explication est insuffisante. En plus du plaisir lié au produit,y a une opportunité économique que l'on se doit aussi de gérer (7); dans les périodes troublées les entrepreneurs de la drogue perfectionnent leur organisation et parfont leurs techniques, d'immenses édifices clandestins se construisent brique par brique; la demande de drogue ne se manifestant jamais spontanément, comme pour n'importe quel produit d'ailleurs, il faut créer le marché et la prohibition rend les démarcheurs beaucoup plus motivés, imaginatifs et efficaces: ce n'est plus la consommation individuelle qui en dernière analyse détermine la production, mais au contraire le phénomène de production et de diffusion de la marchandise qui détermine le mode de résolution des besoins individuels (9).


3. La police nous protège


La prohibition de l'alcool, officiellement initiée par l'éthique protestante puritaine, fit donc éclore un énorme marché noir où cet alcool était troqué à des prix extrêmement élevés. Puis les milieux criminels s'organisèrent pour contrôler le trafic et se mirent à se battre pour savoir qui vendrait l'alcool et où il serait vendu. Le crime organisé devenait une institution de plus. Dans le but de combattre le crime, on forma donc une élite de policiers qui gonfla remarquablement jusqu'à ce que le gouvernement décide de laisser tomber la prohibition de l'alcool pour faire concrètement face à la situation. Un grand nombre d'agents se retrouvèrent sans emploi, alors que durant la prohibition, être un policier était une bonne affaire: bon salaire, respect, immunité partielle par rapport aux lois, opportunités de bakchich et autres suppléments intéressants. Beaucoup rechignaient à quitter ce mode de vie somme toute valorisant lors de temps difficiles. Et c'est à cette époque que le bureau fédéral des narcotiques fut reformé: un certain Harry Ansliger fut nommé à la tête du F.B.N.D.D. (Federal Bureau of Narcotics and Dangerous Drugs, ancêtre du D.E.A., Drug Enforcement Agency) par son oncle par alliance, Andrew Mellon, alors banquier de son état et secrétaire au ministère des finances des USA. Et il le restera 30 ans. Parangon d'efficacité bureaucratique, Ansliger est aussi le produit d'un mode d'organisation: pour se développer, ne serait-ce que pour survivre, la structure devait faire preuve de son efficacité, de son activité et de son indispensabilité devant le congrès.
Avec Ansliger à sa tête, le Narcotics Bureau devient une entité séparée; au début la structure était petite, peu crédible et il lui fallut se ressourcer. Ansliger réénergisa la structure en désignant le nouvel ennemi à abattre: la marijuana, assassin de la jeunesse, et s'acharna à trouver des fonds. Les policiers au chômage du fait de la déprohibition de l'alcool firent, eux, écho aux campagnes de presse poujado-racistes et entreprirent de convaincre le pays de leur ineffable utilité, en contribuant à effrayer les associations de parents par des campagnes concernant les pseudos-dangers de la marijuana. En 1936, une conférence internationale se tiendra à Genève et votera une convention pour la répression du trafic illicite des drogues nuisibles. Mais l'initiative de cette convention ne revient plus aux seuls politiques, encore moins aux médecins: les policiers sont dorénavant aux commandes et pour longtemps.
Depuis, la guerre à la drogue s'est appuyée sur un arsenal répressif impressionnant, renforcé d'année en année. Pour faire appliquer conventions internationales, accords régionaux et législations nationales nombreuses et contraignantes, souvent attentatoires aux libertés, on a multiplié à tous les échelons les bureaucraties spécialisées (10): polices armées, douanes, justice, administrations pénitentiaires, fiscales, financières, comités et commissions d'évaluation ont perfectionné leurs moyens d'action, gonflé leurs effectifs et leurs budgets. Des centaines de milliers d'agents participent au combat et des dizaines de milliards de dollars sont dépensés annuellement, le tout dans un climat de guerre à outrance.
Les services spéciaux, toujours davantage chargés d'arbitrer les intérêts généraux de cette société étant appelés à jouer un rôle toujours plus important dans le contrôle social, tout nouvel instrument doit être employé afin d'être exercé: l'utiliser renforce les conditions mêmes de son emploi. A mesure qu'il s'approche de la totalité de l'espace social et qu'il gonfle à cette fin ses effectifs et ses moyens (1), le lobby du contrôle social a une tendance à la rentabilité décroissante; et c'est sans doute pourquoi, il a intérêt à exagérer, induire, susciter voire organiser lui-même les périls qui requièrent son intervention. Enfin, la prolongation indéfinie des hostilités servant leurs ambitions, ce n'est pas par hasard que le thème de la guerre à la drogue est devenu un des morceaux d'héroïsme de politiciens cyniques et démagogues investissant électoralement dans le sécuritaire et le contrôle social par le biais d'un discours musclé soutenu par des bureaucraties répressives en quête de crédits et de légitimité.


4. Un concurrent industriel à éliminer?


C'est la thèse reprise par une série d'auteurs comme Jack Herer (11) qui, à la fin des années '80, a entrepris avec quelques personnes une recherche fouillée d'où est sorti un livre sérieusement documenté, Conrad (12), Mischka (13), etc., thèses véhiculée par de nombreux sites Internet (14) consacrés à la marijuana. Avant la loi de 1937, l'état du Kentucky était le centre de l'industrie américaine du chanvre qui produisait du tissu et des câbles utilisés dans la navigation. Végétal robuste, poussant dans les conditions les plus dures ne nécessitant aucun engrais, il avait néanmoins contre lui à l'époque, de ne pouvoir être récolté et travaillé que manuellement ou avec une petite machine et d'exiger beaucoup de travail pour être transformé.
Au début des années 30, apparaissent les premières moissonneuses-décortiqueuses-défibreuses qui vont pouvoir faire passer la récolte du chanvre à un niveau industriel. A cette période paraît l'idée d'utiliser la pâte (pulpe) pour faire du papier et du bioplastique (jusqu'alors, la pulpe était considérée comme un produit sans valeur). De nouvelles recherches démontreront que cette pulpe peut être utilisée à la place du bois dans le pulpage mécanique et que cela va réduire les coûts de fabrication du papier de manière drastique. Plusieurs magazines populaires prédisent d'ailleurs à l'époque que le chanvre allait devenir une culture de première importance en Amérique. Mais au même moment, le papier fait de "réduction chimique" était inventé par Du Pont Chemicals; il est alors question d' un marché de plusieurs millions de dollars avec une compagnie de bois de construction et de papier détenu par William Hearst. Le papier de chanvre menace de ruiner tout ce projet. Les intérêts d'affaires prennent alors le dessus contre toute autre considération et profitent du climat raciste et anti-drogue de l'époque. Cette transaction inclut d'autres compagnies de chemin de fer et le contrat en entier est supporté par le banquier Andrew Mellon, déjà cité ci-dessus (propriétaire et plus gros actionnaire de la sixième banque américaine de l'époque, la Mellon Bank et l'un des deux financiers de Du Pont De Nemours), fort à propos tonton de Harry Ansliger qui se trouve justement être à la tête du bureau fédéral des narcotiques depuis 1931.
L'Amérique s'apprêtait à appliquer à la culture du chanvre les moyens technologiques modernes pour la propulser à la première place des production agricoles. "Popular Mechanics" et "Mechanical Engineering", deux des revues les plus influentes et les plus respectées des États-Unis lui promettaient un brillant avenir: des milliers de nouveaux produits allaient générer des millions de nouveaux emplois et ça allait en être fini de la dépression. Ce furent les dernières paroles honnêtes, selon Herer et Cie, prononcées sur le chanvre. Dès 1901, le département d'État à l'agriculture avait répété qu'une fois inventées et mises au point des machines susceptibles de moissonner et de défibrer le chanvre, celui ci redeviendrait la première culture américaine. La surface cultivée de chanvre avait doublé d'année en année depuis 1930. La révolution industrielle du XIXième siècle avait certes marqué un net recul pour le chanvre dans le domaine du commerce international, pour la bonne raison qu'il n'existait pas encore de technologie appropriée à sa production de masse. Mais en 1937, on en recultivait 7.000 hectares avec l'espoir de multiplier par deux ce chiffre tous les 12 mois.
La production industrielle de chanvre, étant donné ses milliers d'applications, était sur la bonne voie pour occuper la première place du secteur agricole américain. On avançait alors le chiffre d'un milliard de dollars (équivalent à 40 des dollars actuels).
Certains spécialistes avancent aujourd'hui pour la culture du chanvre, si elle n'avait pas été interdite en 1937, un chiffre annuel d'au moins 500 milliards de dollars. Selon Herer, ceux qui prévoyaient des milliards de dollars de chiffre d'affaires n'avaient même pas pris en compte les fortunes supplémentaires qu'on aurait pu réaliser dans les secteurs médical, énergétique et alimentaire. En réalité, la consommation de marijuana pour le plaisir n'aurait pas apporté grand chose de plus en termes financiers. Les prédictions des deux revues se fondaient sur les perspectives nouvelles de production de papier et, dans une moindre mesure, sur l'utilisation de ses fibres, graines, et substances gommeuses. La technologie papetière inédite inventée dès 1916 par les spécialistes attachés au département de l'agriculture, restée confidentielle tant qu'on avait pas mis au point des machines à moissonner et à décortiquer le chanvre, devait le propulser à la première place de l'agriculture américaine. Jusque-là, le papier de chanvre était fabriqué à partir de chiffons de chanvre recyclés et de tiges tandis que les fibres riches en cellulose étaient brûlées avec la substance gommeuse pour fertiliser les sols.
Pour Herer, la lutte contre les méfaits de la marijuana n'était qu'un prétexte pour faire disparaître la culture du chanvre: le développement technologique allait révolutionner la cueillette du chanvre et permettre de le cultiver à une échelle industrielle. Le chanvre avait perdu son désavantage sur le coton, qui l'avait supplanté en 1850 sur le marché du textile, quand l'apparition de la machine à égrener le coton permettant de mécaniser la récolte le rendit moins compétitif (le chanvre était alors récolté manuellement); la même période avait correspondu à une période de décadence économique du chanvre, vu l'introduction des fibres exotiques, le passage de la marine à voile à la marine à vapeur, le début de l'ère pétrochimique et l'apparition des procédés toxiques au sulfite et au chlore pour blanchir la pâte qui permettaient de faire du papier à base d'arbres au lieu de chanvre, lin et coton. Mais, redevenu compétitif, produit et récolté industriellement, le chanvre ne pouvait que fortement déplaire aux grandes manufactures de papier à base de bois comme Hearst, Clark, aux dizaines de grosses entreprises, qui, avec leurs larges superficie d'arbres, auraient perdu des millions de dollars, et à Du Pont de Nemours, qui venait d'inventer une fibre plastique.
Les barons du tabac, du coton, les compagnies pharmaceutiques et du pétrole (Henry Ford faisait rouler des voitures au méthanol dès 1930) étaient eux aussi concernés.
Le bois risquant de prendre une place tout à fait secondaire dès lors que devenaient opérationnelles les machines défibreuses, voilà qui n'était pas pour plaire aux très puissantes sociétés Hearst Manufacturing Paper Division (par ailleurs propriétaire de nombre de journaux racistes et anti-marijuana), Kimberly Clark, Saint Régis etc., entre autres exploiteurs forestiers géants de la presse qui risquaient de perdre des milliards de dollars, sinon de faire faillite.
En 1937, Du Pont de Nemours venait de faire breveter ses procédés de fabrication de plastique à partir du pétrole et de charbon ainsi qu'une nouvelle pâte à papier au bisulfite; d'après les travaux d'historiens de cette société, ces deux inventions ont représenté 80 % de leur croissance pendant les 50 années qui ont suivi. Si le chanvre n'avait pas été mis hors-la-loi, 80 % des affaires de Du Pont de Nemours n'auraient jamais vu le jour. Selon Herer et Cie (11), il se tint une série de réunions secrètes: les barons de l'industrie et de la finance savaient parfaitement, dès le milieu des années '30, qu'on allait voir les moissonneuses-défibreuses-décortiqueuses propices au développement du chanvre se réaliser et favoriser sa production à grande échelle, et décidèrent donc purement et simplement de l'éliminer (15) bref, de protéger leurs intérêts en supprimant un concurrent gênant par le biais classique d'une prohibition de type monopolistique, en arguant de sa mauvaise réputation liée à sa qualité psychotropique.


The Marijuana Tax


Le bureau fédéral des narcotiques se présenta devant le Congrès avec le projet de loi; les fumeurs de marijuana, pour la plupart des Noirs et des Mexicains défavorisés n'étaient pas représentés aux séances tenues par le Congrès avant le vote final et la loi ne connut jamais de forte opposition. L'année 1937 n'était pas très éloignée de l'époque chaotique de la prohibition, et les membres du congrès connaissaient tous les difficultés provoquées par la prohibition de l'alcool dont les effets semblaient parfois perçus comme similaires à ceux de l'alcool; mais comme le remarque Snyder (16), les membres du Congrès n'étaient pas fumeurs de marijuana.
La Marijuana Tax de 1937 sera votée de manière très peu orthodoxe: l'AMA, l'Association Médicale Américaine, qui avait découvert ce projet de loi deux jours seulement avant les auditions, aura beau objecter contre l'interdiction en matière thérapeutique: Ansliger réussit à faire passer loi grâce à ses témoignages douteux essentiellement tirés de torchons racistes de l'époque justement propriétés de Hearst, essentiellement des histoires abominables presque toutes recueillies dans la presse à sensation, et réussit à faire valoir au congrès que presque 50% des crimes violents commis par les Espagnols, les Mexico-Américains, les Latinos-Américains, les Philippins, les "Nègres" et les Grecs l'avaient été sous influence de la marijuana.
Il présenta une série de coupures de journaux proclamant que le cannabis entraînait au crime, à la toxicomanie et provoquait la perte des pouvoirs reproducteurs, qu'il entraînait une rage délirante , que son usage prolongé causant une dégénérescence mentale, que la marijuana provoquait un relâchement des inhibitions suivie d'une conduite antisociale. Un autre témoin affirma que les individus soumis à la marijuana étaient incapables de voir la différence entre le bien et le mal et qu'on pouvait considérer ses utilisateurs comme légalement fous.
Face à ces témoignages spectaculaires, William Woodward, conseiller de l'AMA, fit bien remarquer que les assertions concernant les meurtres n'étaient pas présentées au comité par des experts compétents, que le bureau des prisons ne possédait aucune information sur le nombre de prisonniers accoutumés à fumer de la marijuana, qu'aucun bureau de l'enfance n'avait été appelé pour monter la nature de l'extension de cette habitude chez les enfants, que l'office de l'éducation n'avait aucune preuve d'un usage répandu chez les écoliers. Rien n'y fit. On fera ultérieurement des études qui rapporteront que pas un seul des meurtres rapportés par Ansliger n'était basé sur des faits réels. Par contre, les statistiques du F.B.I. démontreront que l'alcool est mêlé à au moins 70% des meurtres perpétrés aux States à l'époque. Les seules députés qui rouspétèrent le firent parce qu'ils pensaient qu'on voulait simplement augmenter les recettes de l'État. Pourtant cette taxe allait mettre sur la paille tous les petits producteurs de chanvre. La population américaine ne savait même pas que marijuana et chanvre ne faisaient qu'un, c'est d'ailleurs la raison qui avait fait rebaptiser le chanvre "marijuana", associé au vilain Mexicain paresseux, fumeur de pétards, violeur et assassin stigmatisé par une certaine presse. De plus on confondait souvent chanvre, jute et lin à l'époque. L'ignorance du mot chanvre était d'ailleurs encore plus effarante en 1993: toute mention du mot chanvre avait été enlevée des livres d'école et des musées aux États-Unis durant les années '70.


Écrasement de toutes les oppositions


L'AMA n'avait même pas été consultée même si le député Vonson affirmera que le projet de loi avait son soutien total. En septembre 1937, la proposition est approuvée et prend force de loi; on fonde une police fédérale chargée de gâcher la vie de milliers d'individus en les laissant croupir pendant des années en prison ou de leur enlever sur la chaise électrique afin de sauver les lobbies polluants du papier de bois (qui nécessite des produits chimiques) du coton (50% des pesticides utilisés aux States) et du pétrole, et de consolider la haine raciale entretenue par une poignée de politiciens blancs.
Le National Oil Seed (on fait aussi de l'huile à base de graines de chanvre) estimera la loi trop globale et la considérera comme une véritable mesure d'étranglement, entraînant la chute d'une véritable industrie sous contrôle d'un service de répression. Peut-on croire à la parole de bureaucrates au service d'une institution répressive, d'hommes dont le salaire et l'avancement dépend du nombre d'arrestations et d'internements effectués? Plus d'Américains sont morts brutalement dans les prisons qu'à la suite de prise de marijuana, c'est indubitable.
Or, le procès d'incitation à la violence fait au cannabis était bidon: un rapport d'enquête prouvait au contraire que fumer pouvait avoir un effet positif et socialisant. Ansliger partit en guerre contre ce rapport établi par des médecins, et contre eux. Il déclara qu'il leur serait interdit de participer à des expériences et de mener des recherches sans son autorisation personnelle, à moins de vouloir croupir derrière les barreaux, en se servant de la raison d'État. C'est que la deuxième guerre mondiale approchait, et que ces périodes sont toujours favorables au pouvoir: l'autorité est toujours moins discutée en temps de guerre, et en profite souvent pour faire passer certaines choses. Ansliger fit aussi chanter l'AMA en menaçant de dénoncer l'académie et ses praticiens pour les expériences déjà effectuées.
En 1944-45 l'AMA se rangea néanmoins au côtés d'Ansliger; il faut dire que, rien qu'en 1939, il avait fait poursuivre 3.000 médecins prescrivant des drogues interdites; l'AMA fut donc contrainte de faire la paix avec le grand homme. On ne poursuivit plus que 3 médecins de 39 à 49. L'AMA ira même jusqu'à avoir l'obligeance d'effectuer une étude au sein de l'armée montrant que 34 soldats noirs (et un blanc) à qui on avait donné de la marijuana s'étaient tout à coup montrés impertinents avec leurs officiers blancs (11).
De 1948 à 1950, le fossoyeur du chanvre diversifia avec drôlerie son argumentationnisme crétin: c'était l'époque du Mac Carthysme, et l'opinion découvrait un péril inédit du fait de la consommation de marijuana: voilà qu'elle mettait ceux qui en consommaient dans un état si paisible et si pacifiste qu'il ne restait plus aux communistes qu'à cueillir l'Amérique. Les Chinois et les Russes rirent plus d'une fois du bon Ansliger, avant de tourner casaque, inquiets: à l'époque, ils n'avaient pas envie de se faire plumer béatement par le capitalisme, et décidèrent de concert d'interdire officiellement la culture de cannabis, l'U.R.S.S. choisissant, paraît-il, d'en exporter secrètement à l'Ouest histoire de se faire des sous et de pervertir la jeunesse occidentale. En 1951, Ansliger, porté par une presse complaisante et copain avec Mac Carthy, devint président de l'US Drug Commission et inscrivit en 1961 le cannabis dans la convention unique qui réglementait au niveau mondial la production, le trafic et le commerce des drogues. Il ne sera débarqué qu'à 70 ans par J.F. Kennedy et le Congrès, qui décidera de se pencher sur la corruption au sein du Narcotics Bureau.


Propagande politique


Le carrousel des experts foireux se poursuivit après l'assassinat de J.F. Kennedy (qui utilisait la marijuana pour se soigner et aurait posé la question, selon Jack Herer (11), de sa légalisation). En 1974, on demanda au gouverneur de Californie, un certain Ronald Reagan, de décriminaliser la marijuana. Le génial communicateur, après avoir fait produire une savante étude, annonça que selon les sources scientifiques les plus sérieuses, des lésions cérébrales permanentes étaient une conséquence inévitable de la consommation de marijuana. On fit courir un maximum de bruits alarmants au sujet des cellules mortes chez des singes. Il fallut longtemps pour connaître le (top) secret de la démonstration. Ce n'est qu'en 1980, alors que Reagan, devenu président, relançait durement la croisade mondiale "contre la drogue", que quelques tenaces curieux réussirent à obtenir le récit exact et philotechnique du processus expérimental qui avait présidé à la découverte du nouveau péril marijuanesque: on avait fait pomper à des singes l'équivalent de 63 joints d'une herbe de qualité colombienne à travers un masque à gaz, sans la moindre perte de fumée ; les singes avaient évidemment suffoqué, une privation d'oxygène allant de 3 à 5 minutes causant de fait des lésions irréparables au cerveau; c'était d'une asphyxie et d'un empoisonnement au dioxyde de carbone dont il était question. L'expérience n'avait évidemment aucune valeur scientifique, mais un intérêt idéologique certain, puisqu'elle effraya le bon peuple pendant au moins six ans et que médias et rumeurs firent certainement plus de cas de ce danger tout neuf que de l'inanité par la suite avérée de la technique expérimentale.
Staline avait poussé assez loin le projet de supprimer l'histoire en s'attaquant aux livres, mais malgré les complicités de toutes sortes qu'il réussit à trouver en son fief, il restait une vaste zone inaccessible à sa police, où l'on riait de ses impostures. Le tyranneau Américain des eighties tenta lui aussi de jouer les Ts'in Che-Houang-ti, mais, comme le premier empereur de Chine, il ne réussit pas à supprimer tous les écrits susceptibles d'un jour gêner le fonctionnement de son empire: en 1983, 10.000 études avaient été publiées dans le monde sur les vertus pharmaceutiques du cannabis, dont 4.000 aux États-Unis. L'administration Reagan fit alors circuler une note d'intention à l'adresse des universitaires et des chercheurs, formulant le souhait de voir détruit tout le corpus de recherches sur le cannabis entre 1966 et 1976, y compris les abrégés conservés dans les bibliothèques. La communauté scientifique trouvant l'idée de mauvais goût, on en resta là, ce qui n'empêcha pas un grand nombre d'archives de disparaître.
Fendard remarqué de la croisade anti-marijuana, Carlton Turner fera vraiment très fort dans le genre: avant d'être nommé maréchal de la lutte anti-drogue sous Reagan 1er de 1981 à 1986, le gondolant cacique avait dirigé tout le programme gouvernemental de culture de marijuana destinée aux médicaments, entre 1971 et 1980, en raison de sa position à l'université du Mississippi. Entre autres conneries destinées à effrayer le bon peuple, il déclara notamment qu'il se moquait de voir des gosses mourir pour avoir fumé de l'herbe pulvérisée au parasiticide par le gouvernement fédéral et réclama la peine de mort pour les trafiquants. Le grotesque ayant ses limites, même aux States, l'insatiable surintendant sera tout de même obligé de démissionner après avoir carrément affirmé que la marijuana provoquait l'homosexualité, l'effondrement du système immunitaire donc par conséquent le SIDA, et, surtout, avoir été moqué par le Washington Post. L'auguste argousin n'en continua pas moins de sévir en s'associant à Dupont et Bensiger pour mettre sur pied le célèbre programme des tests d'urine: 250 des plus grandes entreprises du pays, entre autres, s'engagèrent à utiliser les programmes Turner de détection de la drogue, les trois turlupins associés entassant par ailleurs un joli paquet de dollars dans l'aventure. Ce genre d'affaires bafouait pourtant les droits à la vie privée en autorisant les fouilles et saisies injustifiées et en négligeant la présomption d'innocence. Pour être engagé dans le privé ou obtenir un salaire permettant de vivre décemment, il fallait en 1993 aux USA, pays de la liberté, subir le test de détection de marijuana.
Dernier grand comique de l'anti-marijuanisme mondial, Gabriel Nahas, scientifique bardé de médailles et couvert d'honneurs, commandeur de la Légion d'honneur, membre de l'Ordre de la Couronne britannique et tout le toutim, expert auprès de la commission de stupéfiants de l'ONU, fin penseur de la drogue, surnommé aussi Docteur Folamour du cannabis, déclarait quant à lui: "les jeunes de 13 à 20 ans sont touchés par l'épidémie; ils vieillissent et ont des enfants qui 'tombent' à leur tour. Les pauvres, c'est à dire les immigrés, entassés en bordure des villes, attrapent le virus de la consommation qu'ils transmettent aux classes moyennes". Grossière erreur: dans les années '60, consommer de la marijuana fut d'abord le fait des classes moyennes qui trouvaient dans cette attitude culturelle un des moyens d'exprimer leur désaccord avec "l'état des choses"; ce n'est qu'ensuite que les "classes défavorisées" calquèrent leurs comportements sur les premières. "Les ados", geindra aussi le médiatique fagotin, "cherchent à faire des adeptes et comme ils s'adressent à un public réceptif, l'épidémie s'étend et gangrène la partie saine de la jeunesse".
Enfin, le bon docteur est aussi à la base de la fameuse distinction entre "cannabis utilisé par les intellectuels" et celui consommé par "de pauvres types incapables de se satisfaire d'une occupation routinière et ennuyeuse". Sous cannabis, les seconds auraient-ils plus de mal à supporter leur condition que les premiers? Enfer et damnation.
Nombre de scientifiques ont pourtant reproché à cet ardent croisé de tirer des conclusions hâtives d'expériences isolées qui n'ont jamais pu être reproduites. Toujours est-il que ce respectable partisan des camps d'internement forcé (scoutisme obligatoire) pour fumeurs de marijuana, a prouvé deux choses: qu'un bon expert est un expert qui sert son maître, et que l'expert qui sert le mieux, c'est celui qui ment.


Gentils lobbies and bad cannabis


La presse n'est pas toujours à la base de la mésinformation. Cela fait longtemps que les sociologues de la communication ont compris l'importance des individus-locomotives dans la dynamique des groupes. En plus des classiques menteries du complexe médiatico-policier, sont organisées méticuleusement des pratiques spéciales de persuasion des foules: à en croire Debord (1), les États ont commencé à mettre en place dans les populations des agents susceptibles de lancer au premier signal des rumeurs qui pourraient lui convenir. Doit-on à ce type nouveau de réseaux de surveillance la diffusion de quelques grossiers mensonges concernant les périls cannabiens? Contrairement à ce que colportent certains bruits, la marijuana ne demeure pas dans nos graisses et ne nous garde pas "high" pendant des mois, elle ne tue pas, ne rend pas psychopathe, ni paresseux et sans motivation, ni stérile, ni infertile, n'affecte point le cycle menstruel, n'est pas pire que le tabac du point de vue des goudrons (on fume moins), ne cause pas de syndrome foetal ni d'accidents automobiles, affecte moins le temps de réaction que l'alcool (16), ne provoque pas de dépendance, n'est pas immuno-suppressive, ne rend ni apathique, ni psychiquement instable, ni amoral, et n'oblitère ni l'esprit d'entreprise ni l'ambition.
De nombreux tests de l'armée américaine effectués entre 1950 et 1960 ne montrent aucune perte de motivation, ou de rendement chez les hommes et femmes fumant beaucoup de cannabis. Ce type d'étude a été effectué à plusieurs reprises et a toujours montré les mêmes résultats. De nombreuses associations estiment que si on ne fume pas pendant le service ou pendant les 4 à 6 heures précédant celui-ci, cela ne regarde que les consommateurs. Cette conclusion est la même que celui de la commission Siler (1933), que les comptes-rendus de la commission Shafer (1972), du rapport La Guardia (1944) de l'étude du gouvernement Canadien (1972), de la commission de l'État de l'Alaska (1989), qui estiment toutes qu'il n'est pas indiqué de punir l'usage de cannabis. Mais de nombreuses usines civiles peuvent jeter leurs employés à la porte sous le simple prétexte d'avoir fumé de la marijuana, tout comme les forces armées. Invitations à la délation, campagnes de tolérance zéro, de surveillance et arrestations, spectacles en tout genre, interventions médiatisées de la police, secrets et chantages exercés sur certains politiciens, humiliation publiques, loi et ordre féodaux régnant en matière de saisie de marijuana, incitations et provocations policières au délit, propagande mensongère d'un crétinisme rare de la P.F.D.A. (association pour une Amérique libérée de la drogue) crée par des agences de pub et autres grands groupes de "communication", propagande policière du D.A.R.E. (éducation pour la lutte contre la toxicomanie), manque de discernement de la presse américaine (qui n'est fort bizarrement toujours pas arrivée à distinguer entre prohibition et hystérie générée par la guerre à la drogue, croisade qui fait par ailleurs vendre beaucoup de journaux), double langage du gouvernement, manipulation et trucages d'expériences, montage de démonstrations bidons, occultation des études sérieuses consacrées à l'usage de marijuana, tels sont les piliers du complexe économico-militaro-médiatique américain.
Pourtant, les auteurs sérieux les plus modérés estiment la toxicité du cannabis très faible, les signes graves au plan clinique ne concernant que les individus très fragilisés au plan psychique (3): ses incidences sociales sont clairement tenues pour moindres que celles du tabac et de l'alcool. De ce fait, la protection des intérêts sociaux et individuels ne peut plus guère prétendre qu'à la qualité de leurre masquant l'importance déterminante du politique et de l'économique. En 1988, 324.000 personnes seront néanmoins arrêtées aux USA politique et de l'économique. En 1988, 324.000 personnes seront néanmoins arrêtées aux USA pour simple possession de marijuana. Stupéfiant quand on sait que les chiffres annuels de mortalité pour abus d'alcool sont de 120.000 personnes, et qu'on ne connaît pas le moindre décès pour abus de cannabis. Moins étonnant quand on apprend que les grands laboratoires pharmaceutiques américains financent à hauteur de 50% la rassurante association "Famille contre la Marijuana", comprenant 4.000 sections disséminées sur le territoire américain; les 50% restants étants pris en charge par l'agence fédérale VISTA, les manufactures de tabac et d'alcool (Anshauser, Busch, Coord, Philip Morris) ainsi que par les agences de pub des susdites compagnies. C'est pourquoi, eu égard aux thèses développées par Jack Herer et Cie (prohibition de type monopolistique), Banc Public s'intéressera le mois prochain aux possibilités d'applications industrielles, pharmaceutiques, textiles, énergétiques, alimentaires et papetières, bref, aux utilisations non-psychotropes, du chanvre.

 


Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

(1) Guy Debord : "Commentaires sur la société du spectacle", Gallimard, 1988
(2) Jacques Bainville, Journal
(3) Denis Richard et Jean-Louis Senon: "Le cannabis", Que sais-je?, 1996
(4) Site Internet "le renouveau du chanvre":
(5) G.M. Herndon: "Hemp in colonial Virginia", 1963
(6) Roger Roffman: thèse, "marijuana as medicine", Medicine Books, 1982
(7) Christian Bachamann et Anne Coppel: "le dragon domestique", Albin Michel, 1989
(8) Christian De Brie, in le Monde Diplomatique, Octobre 1989
(9) Dominique Christian: "Marchandise drogue", éditions 10-18, 1975
(10) Christian De Brie, in "Le monde Diplomatique", avril 1994
(11) Jack Herer: "l'Empereur est nu", éd. Du Lézard, 1992
(12) Chris Conrad: "Hemp, life line to the future" créative expression, 1993
(13) Michka: "le dossier vert d'une drogue douce", éd. Robert Laffont, 1978
(14) Site internet:
(15) Richard Bonnie et Charles Whitehead: "the marijuana conviction", University of Virginia Press, 1974
(16) Solomon Snyder: "La marijuana", collection Points-Actuels, 1973

 

 
     

     
   
   


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