Les analyses dérangeantes de Maurice Allais

Banc Public n° 213 , Novembre 2012 , Frank FURET



La fermeture de Ford Genk et l'habituel défilé de notables contrits au  mur des lamentations   du coût salarial  remet une fois de plus en question la libéralisation totale du commerce.

 

Seul prix Nobel d’économie français,  né en 1911, Maurice Allais était aux Etats-Unis en 1933  pour étudier in situ la Grande Dépression.  Il a ainsi pu réaliser une sorte de “jonction” entre  la crise de 1929 et celle que nous traversons actuellement. Fervent libéral, économiquement comme politiquement, Maurice Allais  s'était  élevé contre le néo-conservatisme des années 1980, argüant que le libéralisme ne devait pas se confondre  avec “toujours moins d’État, toujours plus d’inégalités”.

 

Il a passé les dernières années de sa vie à promouvoir une autre Europe, bien loin de ce qu’il appelait « l’organisation de Bruxelles”, estimant que la construction européenne avait été pervertie avec l’entrée de la Grande-Bretagne puis avec l’élargissement à l’Europe de l’Est.

 

Et c’est au  titre de libéral qu'il critiquait les positions répétées des grandes instances internationales en faveur d’un libre-échangisme appliqué aveuglément.. Le fondement de la crise était pour lui l’organisation du commerce mondial et « les tabous indiscutés dont les effets pervers se sont multipliés et renforcés au cours des années » . Tout libéraliser amène pour lui les pires désordres.

 

« Les grands dirigeants de la planète n'en finissent pas de montrer leur ignorance de l’économie qui les conduit à confondre deux sortes de protectionnismes : il en existe certains de néfastes, tandis que d’autres sont entièrement justifiés. Dans la première catégorie se trouve le protectionnisme entre pays à salaires comparables, qui n’est pas souhaitable en général. Par contre, le protectionnisme entre pays de niveaux de vie très différents est non seulement justifié, mais absolument nécessaire.

C’est en particulier le cas à propos de la Chine, avec laquelle il est fou d’avoir supprimé les protections douanières aux frontières. Mais c’est aussi vrai avec des pays plus proches, y compris au sein même de l’Europe. Il suffit  de s’interroger sur la manière éventuelle de lutter contre des coûts de fabrication cinq ou dix fois moindres – si ce n’est des écarts plus importants encore – pour constater que la concurrence n’est pas viable dans la grande majorité des cas. Particulièrement face à des concurrents indiens ou surtout chinois qui, outre leur très faible prix de main-d’½uvre, sont extrêmement compétents et entreprenants. »

 

« Cette libéralisation totale du commerce », continue Allais, « constitue une sottise majeure, à partir d’un contresens incroyable. Tout comme le fait d’attribuer la crise de 1929 à des causes protectionnistes constitue un contresens historique. Sa véritable origine se trouvait déjà dans le développement inconsidéré du crédit durant les années qui l’ont précédée.

Au contraire, les mesures protectionnistes qui ont été prises, mais après l’arrivée de la crise, ont certainement pu contribuer à mieux la contrôler. »

 

Plus concrètement, les règles à dégager sont, pour Allais,  d’une simplicité folle : un chômage résulte des délocalisations, elles-mêmes dues aux trop grandes différences de salaires… À partir de ce constat, ce qu’il faut entreprendre en devient, pour lui, évident :  il est indispensable de rétablir une légitime protection. Pendant 10 ans,  Allais a proposé de recréer des ensembles régionaux plus homogènes, unissant plusieurs pays lorsque ceux-ci présentent de mêmes conditions de revenus, et de mêmes conditions sociales.

 

Chacune de ces « organisations régionales » serait autorisée à se protéger de manière raisonnable contre les écarts de coûts de production assurant des avantages indus a certains pays concurrents, tout en maintenant simultanément en interne, au sein de sa zone, les conditions d’une saine et réelle concurrence entre ses membres associés.

 

Ces mesures ne constitueraient pas, selon lui,  une atteinte aux pays en développement. Actuellement, les grandes entreprises les utilisent pour leurs bas coûts, mais elles partiraient si les salaires y augmentaient trop. Ces pays ont intérêt à adopter ce principe et à s’unir à leurs voisins dotés de niveaux de vie semblables, pour développer à leur tour ensemble un marché interne suffisamment vaste pour soutenir leur production, mais suffisamment équilibré aussi pour que la concurrence interne ne repose pas uniquement sur le maintien de salaires bas. Cela pourrait concerner par exemple plusieurs pays de l’est de l’Union européenne, qui ont été intégrés sans réflexion ni délais préalables suffisants, mais aussi ceux d’Afrique ou d’Amérique latine.

 

L’absence d’une telle protection apportera la destruction de toute l’activité de chaque pays ayant des revenus plus élevés, c’est-à-dire de toutes les industries de l’Europe de l’Ouest et celles des pays développés. Pour Allais,  il est scandaleux que des entreprises ferment des sites rentables en Europe ou licencient, tandis qu’elles en ouvrent dans les zones à moindres coûts. Si aucune limite n’est posée, ce qui va arriver peut d’ores et déjà être annoncé: une augmentation de la destruction d’emplois, une croissance dramatique du chômage non seulement dans l’industrie, mais tout autant dans l’agriculture et les services.

 

Pour Allais, régler seulement le problème monétaire ne suffira pas : le point essentiel est la libéralisation nocive des échanges internationaux. Le gouvernement attribue les conséquences sociales des délocalisations à des causes monétaires, mais c’est, pour le prix Nobel, une erreur fondamentale. .

 

Du point de vue médiatique, Allais constate que les commentateurs économiques qui s’expriment régulièrement  pour analyser les causes de l’actuelle crise sont fréquemment les mêmes qui y venaient auparavant pour analyser la bonne conjoncture avec une parfaite sérénité. Ils n’avaient pas annoncé l’arrivée de la crise et ils ne proposent pour la plupart d’entre eux rien de sérieux pour en sortir. Mais on les invite encore.

Cette attitude répétée soulève un problème concernant les grands médias: certains experts y sont autorisés et d’autres, interdits. Certains universitaires ou  analystes financiers  garantissent bien comprendre ce qui se passe et savoir ce qu’il faut faire, alors qu’en réalité, pour Allais, ils ne comprennent rien. Certains se trompent doublement en ignorant leur ignorance, mais d’autres, qui la connaissent et pourtant la dissimulent, trompent ainsi le public. Cette ignorance et surtout la volonté de la cacher grâce à certains médias dénotent un pourrissement du débat et de l’intelligence, par le fait d’intérêts particuliers souvent liés à l’argent. Des intérêts qui souhaitent que l’ordre économique actuel, qui fonctionne à leur avantage, perdure tel qu’il est. Parmi eux se trouvent en particulier les multinationales qui sont les principales bénéficiaires, avec les milieux boursiers et bancaires, d’un mécanisme économique qui les enrichit, tandis qu’il appauvrit la majorité de la population européenne mais aussi mondiale.

 


Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

La mondialisation, le chômage et les impératifs de l'humanisme, Maurice Allais, www.apophtegme.com

Le testament de Maurice Allais, Marianne2, octobre 2012  

 

 
     

     
 
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