Mouvance de l'opinion française...

Banc Public n° 231 , Octobre 2014 , Frank FURET



D’ordinaire, en temps de crise, les Français se montrent plutôt compatissants, mais une enquête du Credoc (centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie) montre que 64 % des Français pensent que «s’ils le voulaient vraiment la plupart des chômeurs pourraient retrouver un emploi».  Presque un Français sur deux estime que «faire prendre en charge par la collectivité les familles aux ressources insuffisantes leur enlève tout sens de la responsabilité», et 37 % sont convaincus que les pauvres n’ont pas fait d’efforts pour s’en sortir.

 

Les politiques sociales sont également remises en cause: trois Français sur quatre estiment qu’il est «parfois plus avantageux de percevoir des minima sociaux que de travailler», 54 % sont convaincus que les pouvoirs publics en font trop, et 53 % déclarent que le RSA (revenu de solidarité active) incite les gens à s’en contenter.

 

Côté médias, il faut dire que les titres «La fraude sociale: ce sport national qui plombe notre économie» , «Fisc, Sécu, chômage: ce que les fraudeurs nous coûtent» , «Fraudeurs de la Sécu. Ceux qui ruinent la France», «La grande triche. Enquête sur les 15 milliards volés à la protection sociale» , «La France des assistés: ces allocs qui découragent le travail»…  sapent la légitimité de la protection sociale, et laissent entendre qu’elle ressemble à une passoire. Les tricheurs se glisseraient aisément entre les mailles d’un filet trop lâche, et leur parasitisme finirait par transformer la solidarité nationale en une menace pour le pays. L’ancien ministre des Affaires européennes Laurent Wauquiez n’hésitait pas à comparer l’«assistanat » au «cancer de la société française».

 

Le discours sur la fraude aux prestations sociales s’est développé, permettant de justifier la réduction de certains de leurs budgets. Or, dans le monde réel,  la fraude aux prestations sociales est bien inférieure aux allocations non demandées. Dans un rapport, l’Assemblée nationale a estimé la «fraude sociale» à environ 20 milliards d’euros, dont 15 à 16 dus au travail dissimulé et 3 à 4 milliards d’euros liés à des escroqueries aux prestations sociales, soit environ 1 % du montant total des sommes versées.

De l’avis même du Conseil d’Etat, «la fraude des pauvres est une pauvre fraude». Le rapport Tian, du nom du député UMP Dominique Tian, évoque 4 milliards d’euros de fraude aux prestations, contre 16 milliards d’euros aux prélèvements et 25 milliards d’euros d’impôts non perçus par le Trésor — ces deux formes de truanderie étant l’apanage des entreprises et des contribuables fortunés.

 

Quant à l’aide aux familles, alors que depuis 1982 elle était jugée insuffisante, seuls  31 %  souhaitent qu’on l’améliore…  En 2012, 71 % du corps social considérait «qu’il faudrait prendre aux riches pour donner aux pauvres». Ils ne sont plus que 55 %.

 

Ce sont bel et bien les idées redistributives qui semblent s'être effondrées. Trop d’aides deviendraient une aide à la paresse;  les classes moyennes auraient le sentiment d’avoir assez donné comme ça.  Autre explication:  à force de renoncements, la gauche aurait abandonné son terrain, il faudrait en finir avec les pauvres en les accusant de leur sort. Le chômeur fraudeur, qui abuserait de l’argent public est devenu le bouc émissaire du discours austéritaire qui développe désormais des propositions impensables, et imprononçables, il y a seulement dix ans.

 

Or, si le chômage en France est passé d’un million à plus de cinq millions en quarante ans, ce n’est quand même pas parce que les Français ont fabriqué en deux générations quatre millions de fainéants. La fraude aux cotisations sociales atteint entre 21 et 24 milliards d’euros par an, et n’est pas le fait des chômeurs indélicats, mais du travail au noir mis en place par certains chefs d’entreprise, notamment dans le secteur du bâtiment.

 

Il serait plus avantageux de percevoir une allocation que d’aller au travail, penseraient les Français interrogés par le Credoc. Si les minima sociaux sont ce qu’ils sont, et s’ils ont tendance à rattraper le salaire minimum, ce n’est pas qu’ils sont trop hauts, c’est que les salaires sont trop bas. En témoignent le nombre impressionnant de salariés qui vivent dans la rue. Depuis une quinzaine d’années, le phénomène majeur n’est pas que les minima sociaux aient rejoint les salaires, c’est que l’écart entre les moins riches et les plus fortunés se soit creusé jusqu’au vertige. Henry Ford estimait dans les années 1930 que son salaire devait valoir trente fois celui de ses ouvriers. En 2014, ce différentiel est passé   à 500.

 

Les Français paient pourtant davantage de TVA (où le smicard est taxé au même niveau que le patron du CAC 40) que d’impôt sur le revenu. Les "dépenses contraintes" se sont également envolées par rapport aux salaires, avec le prix de l’immobilier, le loyer, le chauffage, l’électricité, etc.

 

Le pays, fatigué par la crise, n’entend plus que le discours sur les  impôts, sur les déficits, les réformes structurelles, la compétitivité, le coût du travail trop élevé, la flexibilité, les chômeurs qui se la coulent douce, le RSA trop confortable.  Pendant ce temps, depuis que les entreprises bénéficient de la première tranche du CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité),  les grands groupes français cotés en bourse ont battu leur record en versant 40,7 milliards de dollars de dividendes (+ 30,3% sur un an). C'est bien plus que l'Allemagne (+3,9% avec 33 milliards de dividendes versés) ou le Royaume-Uni (+9,7%, 33,7 milliards).


Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

Pourquoi les Français adhèrent au «Salauds de pauvres», Hubert Huertas, Médiapart, 21 septembre 2014

La face cachée de la fraude sociale, Philippe Warin, Le Monde Diplomatique, juillet 2013

 

Dividendes, l'indécence, hausse de 30 % des dividendes des groupes français, Libération, 19 août 2014

 
     

     
 
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