Marc Dechamps: Il est clair qu'à “Au nom de la Loi”, nous avons vécu des différends avec le pouvoir judiciaire, notamment lorsqu'on nous a interdit de diffuser certaines émissions par des procédures de référé contradictoires ou unilatérales, ces dernières réussissant plus souvent dès le moment où le magistrat estime que les informations contenues dans la requête lui suffisent à prendre une décision. Par la suite, quand l'affaire revient devant le magistrat de façon contradictoire, il est souvent obligé de constater que les informations servant de support à la requête initiale n'étaient pas correctes. Cela s'est passé récemment pour “Au nom de la Loi”, dans la séquence “la Cour des Vieux”, où la partie requérante avait signalé au magistrat, notamment, qu'elle ne pouvait pas admettre qu'on ne l'aie pas contactée, ou qu'on l'aie contactée tardivement. En fait, il s'est avéré par la suite que le premier contact avec la partie requérante s'était passé au moins deux mois avant la diffusion. Et que ce contact comprenait une sollicitation tout à fait claire d'une interview.
Banc Public: Vous avez pu le prouver?
M.D.: Dans ce cas là , le problème s'est posé... normalement, c'est systématique. Dans le cas d'un refus d'interview, on envoie toujours une lettre, le plus souvent par voie recommandée, actant le refus d'interview, expliquant très clairement en quoi la séquence doit consister, expliquant les thèmes sur lesquels devait porter l'interview, redisant notre souci de permettre à chacune des parties de s'exprimer, et terminant, le plus souvent, par indiquer la date jusqu'où il serait possible de réaliser l'interview, si la personne se ravisait. Il nous arrive aussi de proposer de faire état d'informations contenues dans une lettre”.
Il arrive de temps en temps qu'un journaliste, dans le feu de l'action, oublie cet élément. Dans l'affaire de “la Cour des vieux”, il n'y avait pas de lettre, mais la communication téléphonique avec la partie requérante avait été enregistrée. Cet enregistrement a été présenté au tribunal, après que le requérant ait demandé et obtenu l'interdiction de la diffusion sur requête unilatérale. Au cours de l'audience contradictoire, nous avons pu établir que cette conversation avait eu lieu à peu près deux mois avant la diffusion. Le magistrat, est revenu sur sa décision initiale.
Ce sont des problèmes que l'on vit assez régulièrement dans des émissions comme celles-là , et je crois qu'en matière de liberté de presse, il faut se rappeler que, pendant très longtemps, la position d'une grande majorité de la jurisprudence était que la justice ne devait pas intervenir a priori dans la diffusion d'une information, qui est l'exercice d'une liberté constitutionnelle, sauf dans des cas marginaux où elle se baserait sur des éléments d'information obtenus suite à un délit, un vol, par exemple.
Et puis on a vu une évolution se dessiner vers des jugements qui en arrivaient presque à des jugements d'opportunité de diffusion de l'information. Le problème n'était plus de savoir si elle était correcte et correctement obtenue, mais de savoir si le dommage que l'information risquait de causer à une firme n'était pas disproportionné par rapport à l'information donnée au public.
Pour en venir aux demandes de droit de réponse, depuis 20 ans que la RTBF produit une émission de ce type, il est clair que nous en avons reçu beaucoup. Dans tous les cas, nous disposions de dossiers suffisamment précis nous permettant de refuser, comme le loi sur le droit de réponse dans l'audiovisuel le permet, l'insertion de la réponse. Restait donc à la personne demanderesse à se pourvoir éventuellement devant le magistrat. Nous n'avions à ce jour rien perdu en la matière parce que nous avions toujours pu établir deux choses
La première, c'est le côté correct des informations qui avaient été données, et la deuxième, c'est le fait que nous avions toujours invité la partie demanderesse du droit de réponse à s'exprimer dans l'émission. Il est arrivé, par exemple, dans l'affaire “Smile Care”, en 82 (firme vendant des produits d'entretien de façon pyramidale, recrutant des vendeurs qui devaient d'abord acheter les produits qu'ils étaient chargés de revendre à d'autres vendeurs), qu'une demande de droit de réponse soit repoussée par le magistrat parce que, simplement, nous avions pu produire les courriers échangés avec le patron de cette firme, dont il ressortait que nous avions tout tenté pour lui permettre de venir s'exprimer dans l'émission et répondre aux diverses accusations dont il était l'objet. Le magistrat a estimé que même si ce n'était pas inscrit littéralement dans la loi, quelqu'un qui refusait aussi systématiquement de venir répondre aux questions qui lui étaient posées, n'était plus fondé à exiger par la suite une tribune qui elle ne serait pas du tout contrôlée. Cette jurisprudence, même si elle n'a pas toujours été aussi tranchée, aussi claire, est une jurisprudence constante.
Atteinte à l'honneur
La loi sur le droit de réponse dans l'audiovisuel1 dit qu'une réponse peut être accordée soit pour rectifier un élément de fait erroné, soit pour corriger une atteinte à l'honneur. Depuis longtemps, on redoutait une jurisprudence qui ne dirait, sans voir autre chose, que “il y a atteinte à l'honneur, je ne veux rien savoir d'autre, j'autorise le droit de réponse”. C'est ce qui s'est passé dans le cas qui nous occupe. Nous avions traité, au cours d'une émission diffusée le 26 avril 1995, de ce que nous pensons être une secte, Sierra 21, établie en Espagne. A la suite de cette diffusion, nous avons reçu trois demandes de droits de réponse, une de la secte elle-même, une de sa dirigeante, et une troisième émanant d'un médecin. Sur ces trois droits de réponse, l'un a été repoussé au motif qu'il était essentiellement écrit au départ d'un courrier de Dominique Lameere, une des personnes présentées dans l'émission comme victime de la secte, et qu'en aucun cas elle n'établissait que ce courrier pouvait être destiné à quelqu'un d'autre que la personne qui l'avait reçu.
Par contre, dans les deux autres cas, le magistrat commence par relever que les éléments qu'il a à sa disposition dans l'émission lui permettent de dire qu'il y a bien eu atteinte à l'honneur, et continue en disant: “comme c'est prévu par la loi, j'enjoins de diffuser le texte constituant le droit de réponse .
Nous avons donc été obligés de diffuser ces deux droits de réponse. Nous devions les diffuser comme le loi le prévoit, sans commentaire ni réplique. C'était évidemment extrêmement difficile. La première raison, et je pense qu'à cet égard la loi n'est pas très bien conçue, c'est que si nous avions diffusé les deux textes sans autre forme de commentaire, c'était rigoureusement incompréhensible pour n'importe quel téléspectateur. Nous étions le 8 novembre, l'émission datait du 26 avril, les textes en eux-mêmes n'étaient pas suffisamment précis pour faire comprendre de quoi on parlait, il aurait donc fallu imaginer que tous les téléspectateurs aient pu voir l'émission initiale, et s'en souvenir parfaitement. Donc, la décision a été prise de rappeler de quoi on parlait, avant les droits de réponse.
D'autre part, le droit de réponse accordé à la secte mettait directement en cause Dominique Lameere sur un point précis: elle s'était plainte de ne plus voir son enfant, qu'elle avait adopté par l'intermédiaire de la secte. Le droit de réponse disait qu'en fait, elle n'avait rien fait pour essayer de le retrouver. Il nous est apparu qu'en diffusant un des droits de réponse tel quel, on ouvrirait un nouveau droit de réponse en faveur de Mme Lameere. Nous avons donc pensé pouvoir prévenir les choses en lui permettant de donner cette précision après la lecture du droit de réponse.
Troisième opération qualifiée de commentaire ou de réplique: dans la mesure où il s'agissait d'une jurisprudence nouvelle, qui ne s'appuyait absolument pas sur la véracité des faits allégués de part et d'autre (le magistrat écrit textuellement que “en autorisant ou en imposant l'émission d'un droit de réponse, le juge (...) se contente de permettre à la personne mise en cause de substituer sa subjectivité à celle des auteurs de l'émission”), nous avons voulu expliquer cela au téléspectateur.
C'est tout à fait étonnant: En effet, nous sommes contraints à une déontologie, à une méthodologie qui nous amène à recouper les informations, et en aucun cas nous ne pouvons nous identifier à une forme de "subjectivit" par rapport à une autre. Le décret qui détermine les missions de l'audiovisuel de service public prévoit que nous devons travailler dans un esprit de rigoureuse objectivité, et nous essayons de le faire. Il me semblait quand même impératif de commenter le principe même d'une jurisprudence de ce type, ce qui est aujourd'hui mis en cause. Dans la mesure où cette loi sur le droit de réponse s'assortit de dispositions pénales en cas d'infraction, Sierra 21 nous a cités directement en correctionnelle pour répondre de la commission de ce “délit”. (audience prévue le 18 décembre 1995)
Dans le même temps, la secte a introduit une nouvelle demande de droit de réponse basé sur ce qu'elle appelle commentaires et répliques. C'est quelque chose qu'on a pu constater d'expérience: en termes de procédure, ce sont toujours les sectes, ou les sociétés commerciales s'inspirant de méthodes de manipulations de groupe de type vente pyramidale, qui sont les plus procédurières. Ici, c'est une idée de Gérard Rogge, il semble que l'enjeu soit autre que de nous faire dire que Sierra 21 n'est pas une secte, il s'agit aussi d'avoir à l'appui de Sierra 21 un maximum d'arguments dans le procès qui l'oppose à Dominique Lameere, qui essaie de récupérer les 15 ou 20 millions qu'elle a injectés dans la secte au moment où elle était sous influence. Voilà où on en est pour l'instant.
B.P. Pensez-vous que tout ceci s'inscrive dans le cadre des rapports actuellement fort tendus entre justice et presse?
M.D.: Il me semble en tous cas que l'on ne peut pas considérer que les attendus de l'ordonnance rendue dans l'affaire Sierra 21 sont anodins ou innocents. Je pense que quand un magistrat dit simplement qu'autoriser la diffusion d'un droit de réponse, dans un tel cas, c'est permettre la diffusion d'une subjectivité par rapport à une autre, c'est très révélateur de tout le cas qu'il fait d'un travail journalistique qui s'est quand même effectué de la façon la plus correcte possible, et c'est peut-être aussi révélateur de ce souci qu'ont les magistrats par rapport à cette espèce d'arrière-plan (selon certains d'entre eux), d'incompétence, d'irresponsabilité, de recherche de sensationnalisme, pour essayer de contrôler, et, en tout cas, de compenser, par rapport à ce pouvoir qui est utilisé de façon d'autant plus anormale que la pression de la recherche du scoop, de la rentabilité, de l'audiométrie, de la vente, est plus forte. Et ça, c'est quelque chose qu'on sent de plus en plus souvent, il y a de moins en moins de confiance dans le travail journalistique. Il parait important pour certains magistrats, de rétablir un équilibre en jouant les compensateurs. C'est un sentiment que l'on peut avoir.