Julien Benda, dans un essai intitulé «La Trahison des clercs» (1927), déplorait le fait que les intellectuels, depuis la guerre, aient cessé de jouer leur rôle de gardiens des valeurs «cléricales» universelles (la Vérité, la Justice et la Raison), et les délaissent au profit du réalisme politique, avec tout ce que cette expression comporte de concessions, de compromis, voire de compromissions.
Serge Halimi, reprenant une célèbre expression de Paul Nizan, qualifiait de «nouveaux chiens de garde» du système, par opposition aux intellectuels «dissidents» et «résistants», les intellectuels de la fin du XXe siècle. Dans la continuité de Michel Foucault, et selon la définition que celui-ci en a donné, Pierre Bourdieu était un «intellectuel spécifique», et il entendait mettre ses compétences de sociologue au service de son engagement.
Noam Chomsky considérait qu'«il y a le travail intellectuel, que beaucoup de gens font; et puis il y a ce qu'on appelle la "vie intellectuelle", qui est un métier particulier, qui ne requiert pas spécialement de penser – en fait, il vaut peut-être mieux ne pas trop penser – et c'est cela qu'on appelle être un intellectuel respecté. Et les gens ont raison de mépriser cela, parce que ce n'est rien de bien spécial. C'est, selon lui, un métier pas très intéressant, et d'habitude pas très bien fait». Il ajoute: «Ces gens-là sont appelés "intellectuels", mais il s'agit en réalité plutôt d'une sorte de prêtrise séculière, dont la tâche est de soutenir les vérités doctrinales de la société. Et sous cet angle-là, la population doit être contre les intellectuels, je pense que c'est une réaction saine». D'autres auteurs dans la lignée de Chomsky, comme Normand Baillargeon ou Jean Bricmont, défendent cette idée.
Une dictature intellectuelle molle ?
Pour André Perrin, cadenassée par les médias comme c’était naguère le cas dans les prétendues démocraties populaires de l’Est européen, la liberté d’écrire ou de dire est occultée en France depuis des décennies par une farandole endiablée de bons sentiments, entraînant dans leur course jugements hâtifs et partis pris débouchant sur le culte de la pensée unique. Perrin déplore la perte de toute éthique véritable dès que se profile un débat politique, social, religieux ou culturel et s’inquiète des intellectuels qui, confondant la position du savant avec la posture du militant, inscrivent leur discours dans une logique de l’action, traitant leurs interlocuteurs comme des ennemis et s’employant par divers moyens à rendre impossible un véritable débat, en disqualifiant les mots qui sont utilisés par ceux dont ils contestent les thèses et en cherchant à en proscrire l’usage, ou inversement parfois à en prescrire d’autres.
L'industrie pétitionnaire
Perrin ne nie pas la violence des débats antérieurs. Mais un phénomène lui semble plus récent: «celui des pétitions à travers lesquelles on cherche non seulement à disqualifier l'adversaire mais à le priver de parole en demandant qu'il soit exclu de son poste». Et de mentionner les multiples affaires des universitaires Alain Finkielkraut, Marcel Gauchet ou Sylvain Gouguenheim. On pourrait évoquer aussi la question de ce professeur de théologie Stéphane Mercier, le professeur de philosophie licencié par l'université catholique belge UCL pour son argumentation contre l'avortement…
En 2008, historien et professeur réputé de l'Ecole Normale Supérieure de Lyon, Gouguenheim publiait «Aristote au Mont Saint-Michel». Il y remettait en cause l'opinion répandue selon laquelle le savoir grec nous avait été transmis par l'islam, réestimant là les courroies de transmission latines et byzantines. Accusé de racisme culturel, il fut la cible de trois pétitions, publiées entre autres dans Le Monde et dans Libération.
Sylvain Gouguenheim n’hésitait pas à remettre en question certains des dogmes officiellement reçus. Le Monde décidait alors d’ouvrir largement ses colonnes à 40 «chercheurs», afin de dénoncer ce livre érudit et iconoclaste comme un pur et simple brûlot «islamophobe», qui ne pouvait être par définition que dénué de toute valeur historique et intellectuelle (Libération lui emboîtant le pas peu après avec 56 pétitionnaires, dont le très médiatique Alain de Libera, se joignant cette fois-ci à ce tir groupé des mandarins *. «Tous les mécanismes de pensée qui pourrissent le débat intellectuel aujourd'hui se trouvaient réunis», nous explique Perrin: «en amont, la disqualification de l'auteur par les intentions qu'on lui prête. En aval, la disqualification par les conséquences dommageables qu'on impute à ces thèses (‘elles vont faire le jeu de l'extrême-droite'). Quelques semaines plus tard, on apprenait par la directrice de la collection «L’Univers historique» aux éditions du Seuil que plusieurs des signataires lui avaient demandé, après avoir pétitionné, qu’elle leur envoie un exemplaire du livre incriminé, avouant par là même qu’ils ne l’avaient pas lu».
Le vrai et le faux ?
André Perrin constate que, dans les débats qui occupent la scène médiatique contemporaine en France, le souci élémentaire de chercher à savoir si les assertions des intervenants sont simplement vraies ou fausses est régulièrement bafoué.
« A la faveur de certaines de ces procédures intellectuelles, on pourrait délivrer un doctorat, si pas à un âne mort, à un âne vivant » plaisante Perrin. Depuis «sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent», la mauvaise foi, la calomnie et la malhonnêteté intellectuelle n’ont assurément jamais manqué à l’appel chaque fois qu’il s’agissait de prendre la place d’un rival ou d’éliminer un adversaire politique ou religieux.
Marx remarquait déjà en son temps qu’il «ne s’agit plus de savoir si tel ou tel théorème est vrai mais s’il est bien ou mal sonnant, agréable ou non à la Police, utile ou nuisible au Capital. La recherche désintéressée a fait place au pugilat payé, l’investigation consciencieuse à la mauvaise conscience, aux subterfuges de l’apologétique».
Cette forme historiquement inédite d’aveuglement au réel ne pouvait que rendre, à terme, de plus en plus problématique l’exercice de toute critique intellectuelle au sens «ancien» du terme.
Résolument allergique à l’idée selon laquelle la valeur philosophique d’une pensée dépendrait, en dernière instance, de sa fidélité «citoyenne» à une «ligne» idéologique préétablie (cette notion de «ligne» idéologique étant d’ailleurs l’une des principales inventions «intellectuelles» du XXe siècle), Perrin n’a jamais pu se résoudre, en effet, à faire siens les postulats des «débats» intellectuel actuels.
Au point d’avoir encore l’audace de soutenir que les règles constitutives de la critique philosophique «traditionnelle» sont aujourd’hui plus actuelles que jamais: ne jamais juger des idées d’un auteur sur les intentions diaboliques ou «nauséabondes» qu’on lui prête, mais uniquement sur les thèses qu’il défend explicitement; respecter en toutes circonstances le principe de contradiction (dont le système «deux poids, deux mesures» – disait Orwell – est la forme de négation idéologique la plus courante); reconnaître enfin l’existence des faits chaque fois qu’ils se manifestent sous nos yeux («il ment comme un témoin oculaire» aimaient à plaisanter les dissidents soviétiques pour tourner en ridicule l’orthodoxie du Parti), ou qu’ils ont été établis au terme d’une enquête aussi rationnelle et objective que possible.
Comment se fait-il qu’une université moderne, riche d’un passé somme toute glorieux, soit aujourd’hui à ce point envahie par une telle quantité d’ânes vivants, se demande Perrin Et, question subsidiaire, comment expliquer qu’un si grand nombre d’intellectuels, puisque tel est leur statut officiel, puissent de nos jours accepter aussi facilement de se livrer, toute honte bue, à des opérations de basse police comme la pétition visant à réduire Kamel Daoud au silence? Les intellectuels algériens laïcs sont la cible de deux discours; ils sont diabolisés d'une part par les islamistes dans les sociétés à majorité musulmane, et, de l'autre, par certains intellectuels et universitaires militants nourrissant l'idéologie qui accuse en Occident d'islamophobie toute critique de l'islam et de l'islamisme même celles qui viennent des musulmans. Georges Bensoussan sera traîné devant les tribunaux pour avoir dénoncé l'antisémitisme culturel d'une partie du monde arabo-musulman, banlieues françaises comprises.
Sur le premier point, Perrin estime qu’il serait grand temps de commencer à s’interroger sur les inévitables effets pervers de ces procédures de «cooptation», qui – lorsque certaines garanties minimales de sérieux ne sont plus réunies – finissent généralement par tourner à la pure et simple consanguinité.
Charlatans de gauche , charlatans de droite…
Cette forme de pensée «schizophrénique» n’est évidemment pas le monopole des «politiciens, historiens et sociologues» de gauche. On la retrouverait à l’identique chez les économistes libéraux de droite. C’est ainsi que, dans un article paru en 1966 (The methodology of positive économies), Milton Friedman n’hésitait pas à soutenir, au nom d’une épistémologie supposée «pragmatique», qu’une «hypothèse, pour être importante, doit avoir des postulats empiriquement faux».
Comme le remarque Jean-François Gayraud (L’Art de la guerre financière, Odile Jacob, 2016), c’est précisément ce dogme relativiste qui allait autoriser ses disciples Robert Merton et Myron Scholes à mettre au point une formule mathématique censée permettre aux futurs spéculateurs de gagner à tous les coups (cette formule mathématique leur vaudra en 1997 le «prix Nobel» d’économie). On connaît la suite. Le fonds spéculatif LTCM (Long Term Capital Management) – première institution financière à avoir appliqué cette martingale que presque toutes les business schools de la planète continuent à enseigner aujourd’hui comme une vérité démontrée – s’effondrera en septembre 1998, après avoir conduit le système financier mondial au bord du gouffre. Les deux idéologues libéraux ne se décourageront pas pour autant. Myron Scholes réutilisera ainsi sa formule magique dans la gestion de Platinium Grove Asset Management (faillite en 2008) et Robert Merton dans Trinsum Group (faillite en 2009). « Comme on le voit »,ironise Perrin « qu’il s’agisse d’ économistes de droite ou de sociologues de gauche, le postulat métaphysique reste le même: la réalité n’est que l’exception qui confirme la règle. »