Voici un travail récompensé par un succès mondial, qui unit les disciplines de l'économie, de la sociologie, de l'histoire et de la politique pour nous inciter à remettre en lumière des projets de changement de société auxquelles nous aspirons confusément, mais dont nous nous étions laissés décourager par de fallacieux arguments et les a priori personnels de médiocres conseillers haut placés dans l'ombre des hyperpuissants.
On a vu souvent dans ces pages combien l'économie est une science inexacte, habillant son incompétence à prédire l'avenir et à organiser la société de façon satisfaisante d'équations mathématiques irrelevantes au formalisme condescendant singeant la science physique.
Un domaine intéressant qui a permis l'élaboration du livre que nous vous présentons ce mois-ci est l'étude historique de l'économie, c'est-à-dire examiner des faits économiques passés, notamment les résultats détaillés d'expériences innovantes réalisées à grande échelle, et les analyser à l'aide des outils statistiques et des moyens informatiques actuels avec un véritable esprit scientifique, pour en dégager des conclusions utilisables pour implanter de nouvelles politiques enfin basées sur une expérimentation sérieuse au lieu des convictions intimes de "croyants économiques" persuasifs.
Ainsi M. Bregman réhabilite-t-il en quelques pages la suggestion controversée du revenu universel de base, nous montre de façon implacable – preuves à l'appui - comment on peut lutter efficacement contre la pauvreté, fait résonner à nos oreilles la douce musique de la réduction du temps de travail, condamne fermement l'aberration des frontières étatiques (et de la discrimination des êtres humains en fonction de leur lieu de naissance).
Socialisme perdant
Dans sa conclusion il reproche à la gauche actuelle d'avoir "oublié l'art de la Politique", et de se complaire dans une attitude qu'il qualifie de "socialisme perdant", dont la vision du monde "est que les néolibéraux ont pris le contrôle du jeu de la raison, du jugement et des statistiques, et qu'il ne reste plus à la gauche que les émotions". Dégoulinant de "compassion" pour les exclus du système, le socialiste perdant "finit toujours par céder aux arguments de ses opposants, puisqu'il accepte les prémisses à partir desquelles le débat est lancé" et "a oublié que l'histoire de la gauche devrait être un récit d'espoir et de progrès", pas "capable seulement d'enthousiasmer une poignée de branchés qui s'éclatent" en utilisant "un jargon bizarre qui complique de manière étourdissante des choses très simples" (pp.241-243).
Pauvreté
On peut supprimer la pauvreté, très simplement. Comment? De manière beaucoup plus simple que l'œuf de Colomb. En donnant… de l'argent aux pauvres. Et pas des conseils, des leçons de morale, des formulaires à remplir... La pauvreté, c'est le manque d'argent!
Quand on leur en donne et qu'ils peuvent en disposer selon leurs projets, des "cas sociaux" terriblement compliqués (drogue, violence, longue vie dans la rue…) sortent définitivement de la pauvreté pour un coût bien moindre que toute la bureaucratie qui leur était consacrée, qui les y maintient en les humiliant.
Trop simple? Il ne s'agit pas de conjectures intellectuelles, mais d'idées qui ont été testées sur le terrain, c'est-à-dire effectivement réalisées:
- Par exemple, à Londres, en mai 2009, on a sélectionné 13 sans-abri dont certains dormaient sur les trottoirs glacés du centre financier depuis parfois 40 ans. Après avoir estimé qu'ils coûtaient à la société au moins 400.000£ (466.500€) par an en dépenses de police, frais de justice et services sociaux, une organisation d'aide a décidé
de stopper les coupons alimentaires, les soupes populaires et les abris de nuit, et de donner aux sans-abri de l'argent, sans contrepartie. Les désirs de ces hommes "s'avèrent relativement modestes. Un téléphone, un dictionnaire, une prothèse auditive – chacun a son idée de ce qu'il lui faut".
"Un an et demi après le début de l'expérience, sur les treize sans domicile fixe, sept dormaient désormais sous un toit. Deux autres étaient sur le point de s'installer dans des appartements à eux. Tous avaient fait des pas déterminants vers la solvabilité et l'amélioration de leur statut économique. Ils suivaient des cours, apprenaient à faire la cuisine, étaient en cure de désintoxication, rendaient visite à leur famille et faisaient des projets d'avenir"(pp.30-31).
Ceci pour un coût bien moindre que les frais précédemment exposés par la société!
- GiveDirectly est une intéressante organisation qui tranfère de l'argent directement et sans condition aux bénéficiaires pour qu'ils puissent réaliser leurs éventuels projets (un cas au Kenya est brièvement présenté). Son fondateur "ne distribue pas de poisson, ni n'apprend aux gens à pêcher. Il leur donne de l'argent, persuadé que les pauvres sont eux-mêmes les meilleurs experts de ce dont ils ont besoin"(pp.32-33).
Revenu universel
Vous trouverez dans "Utopies réalistes" la présentation de plusieurs expériences de distribution d'un revenu universel à grande échelle réalisées il y a environ cinquante ans.
Le monde a oublié que le président Nixon (resté dans l'histoire pour sa démission suite à l'affaire du Watergate) avait le projet d'instaurer un revenu universel dans tous les Etats-Unis et de propulser ainsi cette nation à la pointe de celles ayant le système social étatique le plus développé, à l'avant-garde des pays civilisés, à la pointe du progrès social.
Il faut lire l'histoire désolante de ce projet pour voir que les sociétés industrialisées occidentales ont failli prendre un tout autre chemin. Il s'en est fallu de très peu.
En fait, après des expériences réalisées notamment à Seattle, le projet de Nixon instaurant "un revenu inconditionnel pour toutes les familles pauvres" (p.80), dans l'élan de l'année révolutionnaire de 1968 et selon la demande de 1.200 économistes, a été voté par la Chambre des Etats-Unis en 1970 à une écrasante majorité, avec le soutien de la population et des médias. Contre toute attente, c'est le Sénat américain, dominé par les démocrates plus à gauche (!) qui l'a rejeté, sous prétexte que le montant alloué n'était pas assez élevé!
Nixon s'accrocha néanmoins à son projet, par lequel il espérait entrer dans l'histoire.
Ce n'est qu'en 1978 que le projet fut définitivement abandonné suite à la publication d'un résultat erroné de l'expérience de Seattle selon lequel le taux de divorces aurait augmenté de 50% pendant la période de distribution du revenu de base. Il s'agissait en fait d'une erreur statistique, le taux de divorces n'avait en réalité pas bougé; sa conviction avait d'abord été ébranlée par un de ses conseillers qui lui resservit une analyse d'un système comparable réalisé à Speenhamland (en Angleterre) 150 ans auparavant, lui aussi carbonisé par une analyse des résultats rédigée par des "experts"… avant leur collationnement.
Frontières
Mentionnons rapidement l'argument massue contre la coutume - contraire à la raison et aux sentiments - de barbeler les frontières : cela augmente de façon exponentielle le nombre d'immigrants qui ne retournent PAS dans leur pays d'origine. Lorsque la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique était poreuse dans les années 1960, 85% de Mexicains finissaient par rentrer chez eux. Aujourd'hui, 7% seulement d'illégaux mexicains refont le trajet en sens inverse, et leur nombre a été multiplié par 7 (p.216).
Conclusion
Les "Utopies réalistes" de Bregman sont en fait les projets naturels et logiques des années 1960, dont on a réussi à nous détourner avec des arguments fallacieux. Il ne tient qu'à nous de les ressusciter, grâce à l'analyse historique qu'il présente des mécanismes par lesquels de fumeux idéologues sont parvenus à détourner le monde du progrès social.
Après, moins de pauvres auront plus de "largeur de bande mentale brute" (p. 63), c'est-à-dire la capacité de réfléchir sans avoir ses facultés obérées par des préoccupations de survie, pour penser avec nous à arrêter de détruire la planète, notamment à la surcharger d'enfants conçus et exploités pour servir de système de sécurité sociale à leurs parents, ou à réclamer à cor et à cris le maintien d'heures de travail ou d'emplois inutiles et nuisibles, générateurs de destruction écologique et de pollution.
Par contre, nous ne regrettons pas, personnellement, que la prédiction d'Asimov sur les voitures volantes qu'il voyait dans le futur – notre présent - ne se soit pas encore réalisée. Quand on a enfin réussi à s'échapper du bureau éclairé artificiellement, puis à s'extraire des embouteillages pour profiter un peu du jardin, de grâce que ce ne soit pas pour recevoir sur la tête deux crétins en voiture volante chutant après une collision! Pitié.