Ce sujet, toujours brûlant depuis plus de deux siècles, a non seulement alimenté la polémique sur les événements eux-mêmes, mais aussi l’imaginaire des nostalgiques de l’Ancien Régime et des partisans de la Révolution.
Suivant la ‘tradition’, 10 à 15 % tout au plus des électeurs du Pays de Liège se seraient prononcés en faveur de la réunion à la République française. Nous ne pensons pas que ce pourcentage soit exact, mais avant de le cerner de plus près, voyons comment on en était arrivé à cette décision, qui rayait de la carte de l’Europe une principauté vieille de huit siècles.
Un peu d’histoire…
‘L’heureuse révolution’ survenue à Liège le 18 août 1789 avait surtout pour but de ressusciter un passé idéalisé. Il ne s’agissait pas de se débarrasser du régime princier, ni de quitter le giron du Saint Empire romain germanique, mais de restreindre les pouvoirs du prince-évêque, jugés exorbitants depuis le Règlement de 1684, et d’en revenir à l’application de la paix de Fexhe, datant de… 1316 ! Il est vrai que que cet accord avait organisé la vie de l’État d’une manière plus ‘démocratique’ qu’ailleurs, puisque le peuple liégeois, regroupé en 32 Bons Métiers, participait à l’élection du Magistrat de la Cité. Bref, s’en remettre à l’avant-veille pour régler les problèmes du lendemain telle est, semble-t-il, en tout cas dans un premier temps, l’ambition des réformateurs liégeois.
Bien sûr, d’autres griefs étaient apparus peu à peu dès avant 1789. À l’imitation de la France, dont les événements sont suivis avec passion, les patriotes liégeois réclament la représentation politique de tous, citadins et ruraux. Ils exigent enfin une réforme fiscale qui ne reconnaîtrait plus aucun privilégié devant l’impôt.
L’année 1790 sera celle de toutes les déceptions. Le prince-évêque Hoensbroeck, réfugié à Trèves, ameute l’Allemagne contre ses sujets révoltés. Il s’entête dans son refus de tout dialogue et s’emploie à mater la ‘rébellion’ par la force. Face aux troupes des Électeurs (Colonais, Munsterois et Palatins), les Liégeois résisteront bien quelques mois, mais, en fin de compte, ils devront céder devant la puissante armée autrichienne, qui avait été envoyée pour mettre fin aux (éphémères) États belgiques unis.
Le retour du régime princier en janvier 1791 et la répression très dure qui s’en suivra couperont définitivement l’espoir d’une entente entre les révolutionnaires, réfugiés en France pour la plupart, et les tenants du pouvoir épiscopal.
Le 20 avril 1792, la France déclare la guerre au « roi de Bohême et de Hongrie », qui est aussi archiduc d’Autriche et empereur d’Allemagne. À la fin de l’année, le général Dumouriez lance l’offensive, bouscule les Impériaux le 6 novembre à Jemappes, conquiert la Belgique et prend Liège le 28. Revenus de leur exil, les révolutionnaires liégeois vont déployer beaucoup d’énergie à se doter de nouvelles institutions.
Le 30 décembre, le Conseil de la Commune de Liège est élu par 7.113 voix. Quelques jours plus tôt, 8.595
électeurs avaient choisi leurs 20 députés à l’Assemblée nationale liégeoise. Enfin, en janvier 1793, 9.660 électeurs de la seule ville de Liège et de sa banlieue marquent leur accord à la proposition de réunion du Pays de Liège à la République française. Selon les sources officielles, 49 sections sur 61 ont été unanimes, « et la pluralité d’entre elles a voté par scrutin secret ».
Pour le Pays de Liège, ou plutôt pour la partie wallonne de la principauté, la partie flamande n’ayant pas participé pas au vote (2), on recense 21.519 votants, décomposés comme suit :
â– 14.103 votes affirmatifs sous réserve d’application des ‘Cinq points’ de la Commune de Liège (3) ;
â– 5.298 votes affirmatifs sans aucune restriction ;
â– 92 votes négatifs ;
â– 40 votes en faveur de l’ajournement.
Soit un total de 19.533 votes, auxquels il faut ajouter 1.986 votes favorables émis à Huy et à Dinant (4), ce qui porte bien le nombre de votes émis à 21.519. Le 22 février 1793, l’Administration centrale provisoire du Pays de Liège proclame en conséquence la réunion à la République française.
On discute toujours de la nature des cinq réserves suggérées par la Société des Amis de la Liberté et de l’Égalité. En réalité, ces Liégeois, qui sont des modérés, demandaient :
1. le remboursement, par la vente des biens nationaux, de la dette contractée par la France auprès de la principauté de Liège pendant la guerre de Sept Ans, et le remboursement des frais consentis par la République, mais subis par la population liégeoise, depuis l’arrivée des troupes françaises sur le territoire liégeois ;
2. l’indemnisation, garantie par les biens des oppresseurs, des nombreuses victimes de la répression ;
3. l’assurance d’une pension aux membres du clergé, afin de « les attacher comme citoyens à la chose publique » ;
4. le remboursement des charges publiques achetées « de bonne foi » sous l’Ancien Régime ;
5. la prise de mesures réglementant l’usage des assignats (en cours de dévaluation), afin d’éviter des abus, notamment en cas de remboursement de dettes entre Liégeois ou de rachat de rentes constituées avant la réunion.
Plutôt que d’y voir un côté offensant pour la France, ne peut-on tout simplement constater le sérieux de ces Liégeois, qui, à la veille de prendre la très lourde responsabilité de renoncer à leur nationalité, ont cherché à mener l’opération dans la clarté la plus totale ?
Un vote représentatif ?
Admettons d’abord qu’il convient de cesser de rapporter les électeurs de 1793 à la population totale recensée en 1815-1816, a fortiori en 1840. Ce petit jeu, parfois pratiqué par des historiens belges pourtant réputés, relève, dans le meilleur des cas, de la naïveté, sinon de l’esprit de parti, puisque n’étaient alors électeurs que les hommes âgés d’au moins 18 ans (5). La première question qui se pose est donc : quel était le nombre de ces derniers ?
L’absence de recensement de la population de la principauté de Liège à la fin de l’Ancien Régime empêche d’apporter une réponse précise à cette question. Néanmoins, les études des historiens-démographes ont établi que le Pays de Liège comptait à peu près 350.000 habitants (6). Leurs calculs ayant montré que les femmes étaient plus nombreuses que les hommes (52,5 %) et que les enfants de moins de 15 ans représentaient entre 35 et 40 % de la population (mettons 37,5 %), il ne reste plus à ce stade qu’environ 104.000 électeurs.
Mais ce nombre est encore trop élevé, puisqu’il englobe les Campinois – c’est-à-dire les habitants des ‘quartiers’ flamands, soit, en gros, l’actuelle province de Limbourg –, qui n’ont pas voté, et les jeunes de la tranche 15-17 ans. Dans l’état actuel des connaissances, il est impossible d’évaluer avec exactitude l’importance de ces deux catégories. On peut toutefois avancer sans trop de risques que la Campine, peu peuplée, ne comptait pas plus d’une dizaine de milliers d’hommes en âge de voter, tandis que les jeunes âgés de 15, 16 et 17 ans représentaient environ 5 % de la population. En définitive, il n’apparaît pas exagéré d’affirmer que le nombre total des électeurs ne s’élevait pas au-delà de 90.000 (soit le quart de la population).
En admettant 21.387 votes favorables sur 90.000, on voit donc que 23,75 % des électeurs – et non 10 à 15 % – ont montré leur préférence pour la réunion à la France (7). Le même mode de calcul appliqué à Liège et à sa banlieue (environ 85.000 habitants, soit 23.500 électeurs, pour 9.660 votes favorables) donne un peu plus de 40 %.
Pour mieux apprécier ce résultat, il faut se souvenir qu’à cette époque de démocratie balbutiante, le droit de vote constitue une telle nouveauté que son importance a dû échapper à beaucoup. Il existe d’ailleurs des points de comparaison qui le montrent à suffisance : en 1789 à Paris, l’élection primaire des députés du tiers État à l’Assemblée nationale ne réunira que 11.700 votants sur les 40.000 ayants droit (c’est-à-dire payant 6 livres de capitation, ce qui, outre les femmes, éliminait les deux tiers des électeurs potentiels), soit au plus 29 %. Le 16 novembre 1791, il n’y aura que 9.854 votants sur 80.000 (soit 12,31 %) à l’élection du maire de Paris. En France encore, la Constitution de l’An I ne sera votée, au suffrage universel, que par un quart des électeurs en juillet 1793, tandis que celle de l’An III, en août 1795, ne sera adoptée que par 18 % des électeurs primaires.
Pis encore, en juillet 1790, les Liégeois âgés de 25 ans et payant une cotisation de trois florins (8) (ce qui écartera beaucoup d’ouvriers) ne seront tout au plus que 5 % à désigner le Conseil de la Cité. La Municipalité, en place depuis le 18 août 1789, attendait 10.000 voire 15.000 votants (soit une participation de 42 à 63 %), il n’y en aura que 1.015 ! Ce nombre très faible est en partie explicable par l’intense propagande contre-révolutionnaire menée par les chanoines de Saint-Lambert réfugiés à Aix-la-Chapelle.
D’autre part, il a souvent été objecté que ces opérations électorales avaient été organisées d’une manière peu démocratique, c’est-à-dire par appel nominal ou même par acclamation (9). En d’autres termes, le vote en faveur de la réunion du Pays de Liège à la France n’aurait été obtenu que par des manipulations d’assemblée ou des pressions plus ou moins directes sur les électeurs. Sans nier l’influence de certaines personnalités révolutionnaires ou les pressions qu’elles ont pu exercer sur les hésitants – mais n’est-ce pas le lot de toutes les époques ? –, il est peu vraisemblable que de petits groupes de farouches partisans de la réunion aient réussi à terroriser par centaines (sinon par milliers) les tièdes et les opposants, et à les emmener sous la contrainte dans les églises transformées en bureaux de vote.
En réalité, les participants au scrutin sont, dans leur immense majorité, venus de leur plein gré. La répression brutale, encore toute fraîche dans la mémoire des patriotes, avait montré le vrai visage du pouvoir princier. Pour préserver l’acquis de la Révolution et surtout l’espérance, il n’y avait plus qu’une issue : devenir, comme les Avignonnais, des citoyens de la jeune République française. A contrario, le pourcentage très élevé des abstentionnistes prouve qu’indifférents et adversaires ont préféré rester chez eux.
Mais, quoi qu’il en soit des chiffres et de leur laborieuse interprétation, laissons, pour conclure, la parole à deux historiens. Adolphe Borgnet, dans son Histoire de la révolution liégeoise (10), écrit : « Sans prétendre, ce qui serait puéril, que ce vote [celui pour la réunion du Pays de Liège à la République française] n’avait pas soulevé d’opposition, nous pouvons du moins affirmer qu’il avait eu un caractère de liberté relative, et que la majorité réellement acceptait, désirait la réunion à la république (11). » Quant à Paul Harsin, l’un des meilleurs connaisseurs de cette période troublée de l’histoire du Pays de Liège, il termine par ces mots son magistral ouvrage La Révolution liégeoise de 1789 : « Il est difficile de ne pas reconnaître un caractère très représentatif à ce résultat (12). »