Les connecteurs

Banc Public n° 155 , Décembre 2006 , Catherine VAN NYPELSEER



L’avènement d’Internet, le média du XXIe siècle, a-t-il entraîné la naissance d’une nouvelle forme de société? Pour Thierry Crouzet, journaliste français de l’informatique spécialisé dans le domaine d’Internet, la mise en réseau des intelligences et des connais­sances a abouti  à la création d’une nouvelle communauté basée notamment sur une série de découvertes scientifiques et partageant des valeurs communes. Baptisés «connecteurs», ils forment selon lui un peuple, «le peuple des connecteurs».

Son ouvrage nous présente les conceptions de cette nouvelle communauté dont il fait partie, nous expliquant à la fois les découvertes scientifiques sur lesquelles ils basent leur philosophie et les conséquences politiques de celle-ci. Rédigé dans un style clair et concis, il nous enmène dans une série de domaines de réflexion passionnants, qui ont souvent des implications concrètes dans la vie quotidienne.
«Ils ne votent pas, ils n’étudient pas, ils ne travaillent pas, mais ils changent le monde»: le sous-titre de l’ouvrage, agréablement provocateur, recense une partie des qualités de cette nouvelle communauté. Ces caractéristiques demandent évidemment à être explicitées.

La pensée réseau

Un des concepts centraux de l’ouvrage est le rejet du modèle hiérarchique. Lourd, inefficace, adapté à des temps où les empires avaient besoin de simples soldats qui exécutaient les ordres, il ne convient pas à un réseau auquel chacun participe – via des blogs, des forums de discussion, des parties de l’encyclopédie Wikipédia, etc. – selon ses compétences et non selon ses titres.

L’interconnexion des intelligences et des connaissances des êtres humains aboutit, selon Thierry Crouzet, à la création d’une sorte d’être nouveau, qui dépasserait la somme des parties dont il est composé. Il appuie notamment ce raisonnement sur une découverte des sciences de la nature, le dictyostelium discoideum (pp.35-36). Il s’agit d’une créature, sorte de masse spongieuse orangée capable de se déplacer par une sorte de reptation, qui résulte de l’agrégation de myriades d’amibes unicellulaires qui s’agrègent lorsque les bactéries dont elles se nourrissent viennent à manquer. La créature ainsi formée se déplace jusqu’à ce qu’elle trouve un endroit lumineux et chaud, et se transforme en un champignon dont les spores donnent naissance à de nouvelles amibes.

Les mycologues ont longtemps cherché à quelle «amibe en chef» la colonie obéissait, jusqu’à ce qu’une biologiste moléculaire découvre que la coordination du groupe d’amibes était réalisée via un produit chimique qu’elles généraient chacune en temps de crise, qui attirait les autres amibes et les incitait à se rassembler après s’être suivies à la trace. Point d’organisation hiérarchique donc, mais un média de communication entre individus égaux qui les incite au comportement de survie et de reproduction observé.

De même, les splendides termitières, sortes de cathédrales naturelles, sont elles l’oeuvre d’un grand architecte qui les aurait conçues? En observant le comportement des termites, on peut s’apercevoir que leur travail obéit à quelques règles simples et individuelles. Les termites appliquent en fait mécaniquement trois règles:

1) semer aléatoirement des boulettes de terre;
2) quand on rencontre une boulette, en empiler une deuxième dessus tant que la hauteur maximale (qui dépend de l’espèce de termites) n’est pas atteinte;
3) quand deux colonnes de hauteur maximale sont proches, essayer de les connecter.

La termitière dépend donc de l’interaction, via l’unité d’information que constitue la boulette de terre, entre des agents autonomes dont aucun n’a une vue d’ensemble de l’édifice à construire.

Les boids

Mais le plus bel exemple de l’ouvrage est sans conteste celui des boids (pp. 26-31). Cette découverte scientifique faisant partie du bagage culturel des connecteurs illustre bien l’absence de nécessité d’une organisation hiérarchique.

Il s’agit en fait d’une modélisation des formations d’oiseaux migrateurs. Alors que les ornithologues croyaient que les groupes d’oiseaux se déplaçaient vers leur destination sous l’autorité d’un chef, Craig Reynolds, un pionnier de l’informatique qui développait des animations graphiques pour une société californienne, réussit en 1986 à trouver un modèle qui permettait de reproduire les magnifiques formations observées dans la nature.

Pour découvrir ce modèle, il se mis à la place d’un oiseau au sein de la flotte, et se rendit compte que celui-ci n’avait pas le temps de dialoguer avec ses congénères, et devait se contenter de voler et de réagir par réflexe. Trois règles de comportement lui apparurent nécessaires pour qu’un oiseau ne se laisse pas distancer par le groupe:
- suivre le cap en s’orientant dans la même direction que ses voisins;
- se tenir au milieu d’eux pour économiser ses forces;
- se tenir à une distance suffisante de chacun pour éviter les collisions, de même que les obstacles.

Reynolds développa une représentation graphique à trois dimensions des flottes d’oiseaux ou ceux-ci étaient modélisés par des triangles (d’où le nom de «boids» pour les distinguer des vrais oiseaux) et programma leurs déplacements à l’aide de ces trois règles.

Il obtint de cette façon un comportement tellement réaliste que lorsqu’un film d’animation développé selon ce modèle fut projeté à un public comprenant des ornithologues, ceux-ci prétendirent qu’il s’agissait de la digitalisation d’un film ordinaire!

Feux rouges et bétonneuses

De tels mécanismes de fonctionnement peuvent également se montrer très intéressants à l’échelle des organisations humaines. Thierry Crouzet relate l’exemple étonnant des bétonneuses mexicaines effectuant des livraisons de ciment, qui ne parvenaient jamais à livrer tous les clients d’une cimenterie dans les temps, en raison de l’état des routes, des retards des fournisseurs et des embouteillages, dans le cadre d’une planification centralisée. Le ciment n’arrivait à temps que dans 35% des cas.

Lorsque la cimenterie délégua la planification aux conducteurs de bétonneuses eux-mêmes, qui furent chacun équipés d’un système de communication leur permettant de communiquer entre eux. Ils avaient le droit de changer de route à tout moment, de décider de livrer un client plutôt qu’un autre, ou même de rentrer chez eux. Avec ce nouveau système, la cimenterie obtint un taux de livraison respectant les délais demandés par les clients de 98%!

Autre mécanisme relaté dans le livre qui montre l’efficacité d’une approche décentralisée des problèmes: la gestion des feux rouges dans les villes. En général, ils font l’objet d’un contrôle centralisé visant à optimiser les flux de véhicules. Malheureusement, lorsque le nombre de véhicules devient trop important, le système ne peut éviter les embouteillages monstrueux dont souffrent tous les malheureux qui doivent se déplacer à heures fixes.

Coincé dans son véhicule à Mexico, Carlos Gershenson, un chercheur mexicain qui travaille actuellement à l’Université libre de Bruxelles, imagina un autre mécanisme: il programma une ville virtuelle dans laquelle chaque croisement s’autogérait en tenant compte du nombre de véhicules s’en approchant. Il constata alors que les feux s’auto-organisaient, et basculaient en séquence. L’information qui leur permettait de se coordonner était constituée par les véhicules en mouvement. Ce système lui permit d’obtenir un rendement supérieur de 30% à celui du meilleur modèle centralisé!

Ne pas voter

Ces exemples visent à illustrer la supériorité du modèle décentralisé sur le modèle hiérarchique. Le rejet du modèle centralisé explique en partie le peu d’intérêt des connecteurs pour les mécanismes électifs: ils jugent en effet qu’un chef est peu efficace, et qu’une organisation en réseau où les individus prennent leurs responsabilités permet d’obtenir des résultats supérieurs, d’où l’absence de nécessité de s’investir dans les mécanismes de choix des dirigeants.

Un deuxième argument est apporté par Thierry Crouzet pour expliquer le désintérêt pour ce mécanisme démocratique essentiel: il s’agit de l’absence de prévisibilité des résultats des décisions prises par n’importe qui, donc y compris par les dirigeants. Encore une fois, il estime que cet état d’esprit est sous-tendu par une découverte scientifique. Il nous entraîne ici dans l’univers des états critiques auto-organisés (pp. 110 et suivantes).

Tas de sable virtuels

En programmant une modélisation des tas de sable et de leur évolution par croissance et éboulements lorsqu’on y ajoute des grains, Bak, Tang et Wiesenfeld programmèrent des représentations graphiques de tas de sable où les zones à faible déclivité étaient colorées en vert et les zones abruptes en rouge

En faisant tourner des simulations sur ordinateur, c’est à dire en faisant tomber des grains de sable virtuels et en observant l’évolution des tas, ils découvrirent qu’après un certain temps où le vert dominait, les zones rouges gagnaient de l’importance jusqu’à arriver à un état critique dans lequel chaque nouveau grain virtuel risquait de provoquer une avalanche.

Ils observèrent que les zones rouges pouvaient étendre leurs ramifications d’un bout à l’autre de l’espace du modèle. Dans ces cas-là, un petit évènement comme la chute d’un énième grain sur un tas situé d’un côté du modèle peut avoir des conséquences catastrophiques de l’autre côté de celui-ci. Il s’agit d’une variante du célèbre «effet papillon», selon lequel un battement d’aile de papillon en mer de Chine peut provoquer une tempête au Canada. Cet effet ne peut évidemment se produire que lorsque le système observé se trouve dans un état critique.

Par une analogie audacieuse, Thierry Crouzet estime que la société humaine pourrait se trouver à certains moments de son histoire dans un tel état critique. A ce moment, les actes posés par ceux qui ont eu la chance de naître au bon moment, comme Alexandre le Grand ou Napoléon, ont des conséquences démesurées mais imprévisibles.

Bien plus que les actes de ces dirigeants, c’est l’état particulier dans lequel se trouve le monde au moment où ils les posent, qui cause l’importance de leurs effets.

Ne pas légiférer

Le peuple des connecteurs qui est l’objet de l’ouvrage ne croit pas en la capacité des dirigeants à changer le monde. Il est également épris de liberté et souhaite une société dotée d’un minimum de règles et de législations, et reposant sur la volonté des individus de se respecter les uns les autres.

Circulation routière

Ici, le modèle choisi pour appuyer cette conception n’est pas une découverte scientifique, mais une expérience réalisée en pratique dans un petit village anglais, Seend en Wiltshire, en matière de circulation routière.

Dans ce village, les feux de circulation, les panneaux, les marquages au sol, les casse-vitesse avaient été supprimés. Le résultat de cette expérience s’était révélé édifiant: le nombre d’accidents avait diminué de 35% et la vitesse moyenne de 5%! Le responsable du projet, Ben Hamilton-Baillie, explique son succès de la façon suivante: «ça rend les rues plus sûres. ça encourage les piétons et les conducteurs à interagir en utilisant leurs propres sens plutôt que d’obéir aveuglément aux règles mises en place par le gouvernement.»(p.56).

Pour Thierry Crouzet, «En réduisant les contraintes, en légiférant moins, les rues de Seend étaient devenues plus sûres. Le pouvoir avait été distribué entre les usagers plutôt que centralisé par un système de signalisation. Au lieu d’agiter la menace d’amendes et de sanctions, le conseil du comté de Wiltshire avait laissé les gens interagir et s’auto-organiser. Le bénéfice avait été immédiat.»

Pour lui, s’il y a encore des panneaux sur les routes, c’est parce que les détenteurs du pouvoir ne sont pas prêts à renoncer à leurs prérogatives: le policier voit dans le nombre de panneaux un indice de son pouvoir, de même que le ministre de l’Intérieur mesure le sien au nombre de policiers...

Le monde est-il une simulation?

Dans un tout autre ordre d’idées, le livre contient encore toute une réflexion bien plus métaphysique basée sur les programmes informatiques réalisant des simulations.

Il s’agit de programmes générant par exemple des figures graphiques à partir d’éléments basiques et de règles d’évolution très simples. Par exemple, dans une application appelée «automates cellulaires», un informaticien programme l’évolution d’un ensemble de cellules à deux dimensions à l’aide de règles simples: sur un plan quadrillé, les carrés, appelés cellules, sont soit vides, soit occupés. Dans toute cellule vide entourée de trois cellules occupées, une «naissance» se produit, et la cellule devient occupée au stade suivant de la simulation. Par contre, une cellule occupée dont deux ou trois voisines sont vides se vide également à l’étape suivante.

Moyennant quelques heures de programmation, il est possible de passer de longues soirées à observer l’évolution de la simulation, calculée par l’ordinateur, et à voir ses résultats se modifier en faisant varier le dessin initial ou les paramètres d’évolution des cellules.

Certains choix, découverts par le mathématicien britannique John Horton Conway en 1970, conduisent par exemple à des systèmes oscillant entre deux figures identiques qui se recomposent après un nombres d’étapes déterminé. D’autres données de départ permettent de créer des formes qui se déplacent dans l’espace.

En fait, seuls certains réglages des paramètres d’évolution conduisent à des systèmes intéressants. Comme il en est de même dans notre univers physiques, où certaines valeurs des constantes semblent les seules capables d’engendrer un univers viable, c’est-à-dire qui ne soit ni chaotique, ni mort-né ou à durée de vie très courte, il est tentant de se représenter les simulations comme un modèle réaliste de notre univers.

Pour le connecteurs, notre monde devrait reposer sur des règles relativement simples, «la complexité observée aujourd’hui étant la conséquence de 13 milliards d’années de générations successives»(p. 180). Pour eux, le monde pourrait être décrit par un programme, encore inconnu.

Ne pas rationnaliser

Corollaire de cette conception du monde, le rejet de la rationalisation systématique au sens de Descartes, qui consiste à toujours diviser un problème en le simplifiant par une décomposition en sous-problèmes plus petits et plus accessibles à la raison humaine. Si le monde peut être vu comme une simulation, et si l’on peut découvrir les conditions initiales et les paramètres d’évolution qui aboutissent à le créér après quelques milliards d’opérations, cela n’implique pas que l’ensemble du processus avec tous ses détails soit appréhendable par un cerveau humain.

Les connecteurs s’intéressent maintenant à des méthodes de programmation qui font intervenir le hasard. Par exemple, dans le cadre de tournois entre des programmes informatiques dont le vainqueur est celui qui parvient à détruire l’autre, John Perry décida de se servir des «guerriers» ayant triomphé lors des précédents combats, les fit se combattre et permis aux meilleurs de s’accoupler en générant de nouveaux guerriers par cross-over, méthode consistant à échanger aléatoirement des parties de leur code de programmation, en permettant des erreurs de duplication, comme cela se produit dans la nature lorsque les gênes s’échangent entre les chromosomes d’un père et d’une mère.

D’une génération à l’autre, il réussit ainsi à créer des programmes de guerriers performants souvent supérieurs à ceux développés par des méthodes de programmation plus rationnelles.
Ainsi, pour Thierry Crouzet, «Il devenait évident qu’un processus évolutif, reposant sur le hasard, pouvait se montrer plus performant que le travail méthodique de notre raison» (p. 233).

Ne pas mourir

Par définition parfaitement connectés et passionnés par les découvertes scientifiques, les connecteurs espèrent que le problème du vieillissement sera un jour résolu. En attendant, ils sont à l’affut des progrès médicaux, en particulier ceux des technologies biomédicales dont les possibilités vont être multipliées en proportion de l’augmentation de la puissance des ordinateurs.

Thierry Crouzet va plus loin: pour lui, des produits innovants comme le Ritolin, utilisé pour stimuler l’attention et la mémoire des personnes âgées devrait être testés par les sportifs de haut niveau de la même manière que les technologies automobiles sont testées sur les Formule 1 avant d’équiper les véhicules de série.

Contrairement à une des caractéristiques qu’il attribue à ses «connecteurs», ne pas provoquer, Thierry Crouzet énonce ainsi des propositions qui ne rencontreront sans doute pas l’adhésion unanime de ses lecteurs.

Cela n’enlève rien à l’intérêt de son bouquin, destiné à susciter la réflexion et à donner des pistes sur l’évolution du monde qui est en train de se produire, sous l’influence notamment de la nouvelle forme de communication interactive que permet Internet, le nouveau média que nous a légué le siècle dernier.


Catherine VAN NYPELSEER

     
 

Biblio, sources...

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Le peuple des connecteurs

par Thierry Crouzet
Bourin éditeur
Février 2006
335 p – 22,11 Euros

 
     

     
   
   


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