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A propos de la forêt derrière l'arbre...
Banc Public n° 154 , Novembre 2006 , Frank FURET
Bien que très médiatisée, l'affaire Anselme-Sotegec , sans préjuger du fond, pose, à une échelle plus large, la question des rapports entretenus entre pouvoirs publics et intérêts privés. La séparation des pouvoirs est un des principes de base de la démocratie. Elle consiste en la séparation des trois pouvoirs qui constituent l'État: le pouvoir législaÂtif, le pouvoir exécutif, le pouvoir judiciaire. Les initiateurs de l’idée, à savoir John Locke, à la fin du XVIIe siècle, et Montesquieu, au XVIIIe siècle partaient d'un idéal où ces trois pouvoirs seraient distincts et seraient en mesure de se limiter les uns les autres, parlaient alors de «distincÂtion» (ou encore de «collaboration ») des pouvoirs qui en permettrait l'équilibre: «le pouvoir arrête le pouvoir». Ce principe, qui reste offiÂciellement de mise dans l’organisation de nos sociétés, fait l’impasse sur la question des rapports entretenus par les pouvoirs publics, le pouvoir économique et le pouvoir médiatique.
L'étroite relation entre le pouvoir politique et d'énormes intérêts commerÂciaux privés interroge quant à la légitimité de tout gouvernement. Aux USA, les liens unissant l'administration républicaine aux intérêts d'Halliburton, de l'industrie des technologies militaires et des compagnies pétrolières, et les intérêts directement impliqués dans les politiques sont flagrants. Dans le cas de l'Italie, l'ex-premier ministre et leader de la majorité est l'un des hommes les plus riches du monde. A sa grande capacité financière et à sa puissance médiatique, piliers de son empire, il a ajouté le contrôle de l'appareil d'État: l'enchevêtrement des pouvoirs et des intérêts publics et privés s'alimentaient mutuellement, et Silvio Berlusconi, dans les dernières années au gouverneÂment, a triplé son patrimoine. Cette concentration du pouvoir a provoqué un conflit continu entre les intérêts privés et publics. Comment ne pas comprendre que le citoyen ne se sente plus représenté par les institutions parce qu'elles ne sont pas au-dessus des parties, mais une partie intéressée?
Discrétion au plat pays
En Belgique, remarque Geoffroy Geuens (1), ces liaisons se tissent encore largement à l’insu du grand public. Les responsables politiques entretiennent des relations pour le moins suivies avec les plus importantes sociétés du secteur privé. Certains anciens chefs de cabinet, sont aujourÂd'hui à la tête de quelques-unes des plus puissantes compagnies belges. La presse signale bien un cas ou l’autre à l’occasion, mais n’insiste pas trop, c’est le moins qu’on puisse dire, concernant le côté structurel voire organique de l’imbrication d’intérêts entre classe politique et pouvoir économique.
Un peu d’histoire
Le 21 novembre 1934, le quotidien socialiste Le Peuple annonçait la formation d'un nouveau gouvernement associant catholiques et libéraux au pouvoir. en titrant: «La Société Générale ouvre une nouvelle filiale». Le Premier Ministre, George Theunis, avait été administrateur délégué des ACEC (Groupe Empain) et directeur, en l'occurrence, de la Société Générale de Belgique; son Ministre des Finances, Camille Gutt, était un ancien associé-gérant de la Banque Lambert, et avait été président de Ford Belgium. Quant au Ministre «sans portefeuille» Emile Francqui, il avait été gouverneur de la Société Générale de Belgique. Ce gouÂvernement resta célèbre dans l'histoire contemporaine de la Belgique sous le nom de «gouvernement des banquiers». En 1960, Pierre Joye (2) déclarait déjà  «si elle n’est pas aussi flagrante qu’en Amérique, l’emprise des monopoles sur les pouvoirs publics est également considérable en Belgique».
Il y a bien un puissant travail de lobbying du monde des affaires envers le monde politique mais aussi l’engageÂment d’hommes politiques, et non des moindres, et pas seulement des libéraux, dans le milieu économique. D’ailleurs la distinction traditionnelle gauÂche-droite, tout particulièrement sur les questions socio-économiques, ne semble plus être de mise. Au-delà des luttes «politicienÂnes», symboliques et rhétoriÂques, la socialÂ-démocratie, en Belgique, comme en France, en Allemagne ou encore en Grande-ÂBretagne, a avalisé les principes de l'économie de marché. Les dirigeants socialistes au gouvernement ont notamÂment privatisé la CGER, Belgacom, la Société Nationale d'Investissement, la Société Nationale du Crédit à l'Industrie, le Crédit Agricole ou encore la Régie des Voies Maritimes.
Quelques exemples
La liste des ministres, secrétaires d’état, sénateurs, parlementaires et autres attachés de cabinet passés par la haute finance et l’industrie belge est longue: Gaston Eyskens fut président de la Kredietbank et réviseur de la Banque diamantaire anversoise, Jean-Pierre DuÂvieusart avocat conseil de la banque de Bruxelles, Théo Lefèvre administraÂteur de la compagnie Bruxelles-Lambert, Paul Vanden Boeynants administrateur de Philips Belgique, Wilfried Martens, actuel administrateur de Begemann, fut membre du conseil de surveillance de Philips, Frans Grootjans administrateur de la Générale de banque et de la Société Générale de Belgique, Jean-Luc Dehaene président du conseil d’admiÂnisÂtration de Lernout & Hauspie, et actuellement administraÂteur de Corona-Lotus (biscuits¼), de Domo, Umicore, Telindus, Seghers Better Technology Group et Interbrew. Elio Dio Rupo est administrateur de Dexia. Frank Swaelen était administraÂteur de Real Software, son frère Erik Swaelen était secrétaire du comité directeur de Paribas. Didier Reynders a été président de la SEFB Bank, administrateur de Carmeuse coordination center, de la CIWLT-compagnie internationale des wagons-lits, d’Uhoda International et d’Invest Services. Sénateur honoraire, représentant personnel du Ministre Didier Reynders et négociateur belge pour les questions fiscales européennes, l'ancien Ministre libéral des Finances Paul Hatry est président honoraire de la Société Pétrolière Belge, président d'Alpha Global Securities, de la SEFB Record Bank et administrateur de l'Union des Entreprises de Bruxelles. Membre d'un groupe de travail mis sur pied par l'UNICE, Paul Hatry a égaleÂment été administrateur d'Electrabel et de Philips Belgique. Ministre adjointe au Ministère des Affaires Etrangères du gouvernement fédéral (chargée de l'agriculture), AnneÂmie Neyts (VLD) a été administratrice de Tessenderlo Chemie, Lorsqu'elle est entrée au gouvernement «arc-en-ciel», l'ancien Ministre de l'Agriculture, Karel Pinxten (CVP), alla prendre sa place au conseil d'adminisÂtration de Tessenderlo. Antoine Duquesne (MR), ancien administrateur et membre du comité de direction de la Sabena, a été administrateur d'Aviafin et président du conseil d'administration des éditions « La Dernière Heure »
Au niveau régional, l’ex vice-préÂsident et ministre de l'Economie, des PME, de la Recherche et des Technologies du gouverÂnement wallon, le libéral Serge Kubla (MR), avait pour chef de cabinet Bernard Marchand, vice-président de la SRIW (Société Régionale d'InvestisÂsements de Wallonie), précédemment vice-président de la Compagnie NouvelÂle de Communications (La Dernière HeurelLes Sports), administrateur de Materne-Confilux, Decotrempe (indusÂtrie du verre) et de la Société Chimique Prayon-Rupel et ayant également occupé, il y a quelques temps de cela, un poste d'administrateur chez Glaverbel.
Côté Flamand, le chef de cabinet de Jaak Gabriels (VLD), Martin Hinoul, était administrateur de Trust Capital Partners, une société de services financiers. Côté socialiste, Paul-Henri Spaak: ancien Secrétaire Général de l'OTAN (de 1947 à 1949) fut adminisÂtrateur de la multinationale américaine ITT, Patrick Janssen, président du SP, bourgÂmestre d’Anvers, est l’ancien président de la multinationale de publicité VVL. Herman Verwilst, ancien chef de cabinet du ministre des Affaires économiques Willy Claes (SP) est vice-président du comité exécutif de Fortis et bras droit de Maurice Lippens. Gerard Van Acker: ancien chef de cabinet du Ministre des Affaires EconoÂmiques Willy Claes (SP), est un ancien président de GIMV, Kamofin et Telenet Operaties. Il est administraÂteur de Barco et président de la Société Belge des Bétons (SBB). Il a démisÂsionné de la présiÂdence de CAMV suite à sa condamnation dans le cadre du dossier relatif aux charbonnages campinois et à la société Super Club. Guy Peeters, président de la VRT, secrétaire général des Mutualités socialistes flamandes, a été président des Assurances P&V et est administraÂteur délégué de la société de transports Genkpark. Impossible, évidemment, d’être exhausÂtif dans cet article; nous renvoyons le lecteur à la liste impressionnante de connexions évoquée dans la thèse universitaire de Geoffroy Geuens (1).
Parachutes dorés¼
Pour Geuens, la question qui se pose concernant cette proximité entre milieux d’affaires et classe politique, c’est qu’elle risque de mettre en danger l’indépendanÂce de ces hauts fonctionÂnaires. Comment ne pas se dire, en effet, qu’un certain nombre d’entre eux ne va pas chercher à s’assurer la bienveillance des compagnies privées qui sont à même de leur garantir une seconde carrière intéressante dans le monde de l’industrie ou de la finance?  La plus-value pour le capital national de telles «entrées» dans l'appareil politique est éviÂdente, continue Geoffroy Geuens: la Belgique venait-elle officiellement de naître que déjà l'on «soutenait que très souvent les initiateurs de sociétés faisaient entrer des hommes politiques dans les conseils d'administration exclusivement pour se ménager des appuis auprès du Ministère». Indépendamment de ces intérêts particuliers, c’est aussi toute la philosophie et la vision socio-économique du secteur privé qui est relayée par la classe politique. Nous y reviendrons ultérieurement.
L’affaire Sabena
Pour Geuens, le capital exerce également son emprise sur le pouvoir d'Etat par la participation de managers venus du privé dans les services publics et son corollaire, l'intrusion de la logique dominante de libéralisation-privatisation. En témoigne, selon lui, la débâcle de la Sabena et le rachat des «meilleurs morceaux» par le secteur privé belge, la haute finance et l’indusÂtrie en tête. Certaines des entrepriÂses aujourd'hui deveÂnues actionnaires de la nouvelle compagnie aérienne étaient, en effet, il y très peu de temps encore, représentées au conseil d'administration de la défunte Sabena. Geuens estime que des «erreurs de gestion» ont été commises par les administrateurs-repréÂsentants de l'Etat, et que le moins que l'on puisse dire est que ces derniers en ont largement fait profiter, par la suite, les compagnies privées dans lesÂquelles ils possédaient divers mandats. Le Vicomte Davignon et Maurice Lippens, à l'origine du montage financier de la nouvelle compagnie, présentés alors par la presse comme des «investisseurs patriotes», et parfaiteÂment étrangers à la débâcle de la société aérienne, avaient d’ailleurs déclaré, quelques années auparavant, qu'ils ne croyaient plus à l'«ancrage belge». Ce qui amène Geuens à douter du caractère «accidentel» de la faillite, qui était, selon lui, programmée de longue date¼ Comme les banques suisses avaient également préparé de longue date la faillite de la Swissair à leur seul profit: les compagnies financières privées suisses étaient particulièreÂment bien représentées dans les instances dirigeantes de Swissair.
Ce qui s’est passé avec la Sabena questionne évidemment quant aux raisons objectives de la nomination de grands patrons venus du privé à la tête des dernières sociétés publiques en Belgique. La compétence supposée de ces managers ne masque-t-elle pas, en réalité, la connivence réelle de l'Etat et du capital et, en particulier, sa volonté de distribuer généreuseÂment à la haute finance et à l'industrie nationale les «meilleurs morceaux» des services publics ? se demande Geoffroy Geuens¼ Et de s’inquiéter du sort des grandes entreprises publiques «autonoÂmes» belges. Que ce soit à la Poste à la SNCB, à BIAC, au port d’Anvers ou à  la SRIW, on retrouve à la présidence et dans les conseils d’administration nombres de personnes issues du privé.
Frank FURET |
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Biblio, sources...
Tous pouvoirs confondus (état, capital et médias à l'heure de la mondialisation), Geoffrey Geuens, Ed. EPO, 2003
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