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LE TRAVAIL C'EST LA SANTE
Banc Public n° 84 , Novembre 1999 , Frank FURET
Parmi les tâches que les classes dominantes (ça existe encore même si elles essaient de faire croire le contraire) et l'État, depuis les agitations de la fin des années 6O (et les revendications qualitatives en matière de vécu au travail), semblent s'être données d'exécuter, la reprise en main du monde du travail n'est certes pas la moins importante; amusante victoire que d'avoir, en cette fin de siècle, fait du droit au travail la revendication sociale centrale, conversion opérée par la raréfaction soigneusement entretenue de l'emploi et par la peur de l'exclusion et du chômage, dont l'image d'indignité et de malheur est quotidiennement rappelée, le spectacle, profitant du désarroi (et du désir d'être rassuré que, très logiquement, il entraîne) essayant de nous refourguer, en bloc, rien moins que la Sainte Trinité travail-famille-patrie pourtant fort mise à mal durant les susdites périodes agitées.
Pour beaucoup, relativiser la valeur travail, s'interroger sur sa place dans l'échelle des valeurs morales, c'est lui refuser tout sens, c'est heurter les sensibilités et les susceptibilités, faire preuve d'anarchie. Pour d'autres, le travail doit perdre sa centralité dans la conscience, il faut apprendre à lui porter un regard différent, ne plus le penser comme ce qu'on a ou qu'on a pas (3); le travail, estime Gorz, est une construction sociale, un puissant moyen de socialisation, de normalisation, de standardisation, réprimant l'invention, la création, l'autodétermination individuelle ou collective de normes, de besoins et de compétences; la reconnaissance sociale de nouvelles activités a toujours dû être imposée par des luttes sociales et l'enjeu en a toujours été implicitement politique: se libérer du travail et élargir l'espace public aurait supposé la naissance d'une civilisation et d'une économie différentes.
Les nouvelles images d'Épinal proposées au spectateur contrit baillant entre chiffres truqués du chômage, spectacle de la lutte européenne contre le chômage (spectacle bidon de préoccupation que la populo, inquiète et facile à duper, ignore désopilant car se bornant concrètement à d'hypocrites et creuses déclarations de bonnes intentions jamais mises en branle) et trillons de plans plus sophistiqués et inefficaces les uns que les autres, ne font finalement que lui suggérer qu'il a bien de la chance de décrocher un job, même mal payé et exécuté dans des conditions sans cesse plus dures. C'est qu'il n'a pas été facile de mettre la populo au travail: que ce soit par la violence directe, l'aiguillon de la faim, du logis, de la peur du chômage, en diminuant les salaires, par l'idéologie de la réalisation de soi, du travail magnifié, les fanatiques de l'activité lucrative des masses ont inlassablement inventé de nouvelles motivations, de nouvelles récompenses, de nouvelles raisons de travailler.
Discipliné et docilisé par la "peur du chômage et de l'exclusion", le monde du travail ne semble plus manifester qu'un certain fatalisme en ce qui concerne les aspects qualitatifs de l'emploi. Dame, avoir une place étant devenu un privilège, on ne va pas tout de même pas en discuter les modalités. Comme si les aspects problématiques du travail avaient été gommés, comme si le travail qui fait mal, le travail pénible, ennuyeux, abrutissant, inintéressant avait disparu, comme si l'épuisement physique et nerveux qui détruit les vies de couples, et la capacité à raisonner n'existait plus.
UN PEU D'HISTOIRE
Les Grecs de la grande époque n'avaient que du mépris pour le travail: aux esclaves seuls, il était permis de travailler, l'homme libre ne connaissant que les exercices corporels et les jeux de l'intelligence. Lafargue (2), gendre de Marx, contestera lui la passion moribonde pour le travail, Rousselet diagnostiquera comme ridicule le rôle excessif attribué aux seules ambitions professionnelles; plus nous constatons, estime Rousselet (1) que nos sensations de joie, de bonheur, de frustration sont essentiellement relatives, plus il parait illusoire de les faire dépendre du seul statut professionnel ou des avantages et inconvénients qui lui sont directement attachés.
En 1974, Rousselet constatait une forte remise en question des concepts de travail et de réussite et des valeurs morales qui s'y rattachaient: beaucoup traduisaient une véritable désaffection vis-à -vis du travail, l'activité professionnelle n'était plus l'unique souci et l'unique centre d'intérêt; déjà , elle n'était plus que l'un des nombreux aspects de la vie. De plus, beaucoup d'adultes et de travailleurs déjà insérés dans la vie active ressentaient et affichaient un mépris des tâches et des responsabilités exigées; ceux qui avaient vu dans le travail le moyen d'accéder à l'autonomie, à l'indépendance économique et à la consommation découvrent alors peu à peu l'illusion de ces attentes en même temps que le peu d'intérêt de leur labeur.
Un fossé semble alors se creuser entre ce qui est ressenti comme digne d'être vécu et ce qui n'apparaît que comme un impôt payé en temps à la société, d'où cette tendance à investir dans les activités extra professionnelles (jardinage, bricolage, associatif, culturel...), le retour au nid devenant la seule ambition de nombre d'adultes. La défense de la qualité de la vie commençait alors à l'emporter sur la simple recherche de l'élévation du niveau de vie telle que la comprend les impératifs de l'économie. L'ennui semble bien toléré dans les professions automatisées si les cadences ne sont pas trop élevées, les conditions pas trop avilissantes: passe encore de s'abrutir mais en prenant son temps.
Rousselet notait aussi qu'on trouvait de l'ennui chez les cadres et dans les conseils d'administration , groupes moins bien préparés à l'irresponsabilité et à la monotonie. Il signalait aussi à l'époque l'importante proportion de travailleurs qui, abrutis par la monotonie du quotidien, avaient perdu le goût ou les moyens de s'interroger sur leur sort. Aussi peut-on sans doute entériner les propos de Georges Friedmann (2) qui estime que la satisfaction de l'ouvrier condamné à l'automatisme est sans doute plus apparente que véritable, qu'elle n'est qu'un masque sous lequel se cache une morne résignation.
La désaffection vis-à -vis du travail salarié n'a cessé de progresser depuis une vingtaine d'années estime Gorz(3); attestée par des sondages en France, en Suède, en Allemagne notamment; particulièrement sensible chez les travailleurs jeunes, elle traduit non pas un refus de l'effort, mais le désir que le travail fasse partie de la vie au lieu de sacrifier celle-ci à celui-là , l'aspiration à reprendre le pouvoir sur sa vie, à se libérer du travail. Mais des expériences passées ont montré que les travailleurs deviennent plus exigeants en ce qui concerne les conditions et les rapports de travail quand on leur laisse le temps et des forces pour une vie personnelle. Faut-il chercher là la raison de la véhémence bornée de certains milieux patronaux quand on leur parle de partage ou de réduction du temps de travail?
PERTE DE SENS
Le professionnel le plus qualifié n'a plus qu'à connaître une part de plus en plus étroite du produit fini, les jeunes diplômés de l'enseignement professionnel n'utilisent presque pas leurs connaissances, leur travail se bornant souvent à usiner la même pièce à longueur de journée; les ingénieurs et les cadres commencent à ressentir eux aussi l'appauvrissement général des initiatives et des responsabilités; même les chercheurs semblent un jour ou l'autre condamnés à être transformés en simples techniciens hautement qualifiés.
Vaneigem (4), brosse un portrait plutôt désabusé du travail: "à n'être plus qu'un signe faisandé de distinction sociale et le support d'une consommation surévaluée, le travail a perdu l'intérêt que lui reconnaissait un patronat dont il assurait la richesse: il ne dispose plus que de l'estime lointaine et impersonnelle du marché où le salaire s'investit en camelote: produire n'est plus qu'une activité subalterne dans la hiérarchie des affaires; l'amertume a rattrapé les travailleurs au détour d'une existence inchangée, son comportement s'est altéré depuis que l'économie use du mensonge plus que de la violence pour le mener à son gré; ils exigent moins, ils quémandent plus et, prisonniers d'un libre choix que leur imposent leurs besoins programmés, ils en arrivent à ne concevoir l'indépendance qu'à l'intérieur d'un système tutélaire dont ils redoutent d'être exclus; on ne leur demande finalement que peu de choses: travailler afin de consommer et de se consumer à moindre coût.
Et quand, mis à mal par leurs 8 heures de boulot, leur énergie achève de se dépenser en nuisances, il ne leur en reste guère pour contester un présent qui leur échappe et un avenir dont la faillite assure dès aujourd'hui le bénéfice des curateurs''. Qu'il soit pénible ou confortable, ennuyeux ou passionnant, le travail exclut la jouissance: le temps qui passe au travail est perdu pour ce qui tient à coeur; meilleur remède à l'angoisse, le travail nous fait oublier ou surplombe la mort, il nous permet d'user le temps en attendant que le temps nous ait usé(5). Le travail reste ce que l'homme a trouvé de mieux pour ne rien faire de sa vie, pour renoncer à la jouissance de soi, pour produire sa propre inhumanité. Une aristocratie méprisant l'activité laborieuse a auréolé le travail de gloire, gloire que le prolétariat et ses représentants se sont empressés de revendiquer. Un tel malentendu est sans doute moins étranger qu'on ne le croit à la résignation des travailleurs. Quelle est la proportion de gens qui font un travail imbécile? Mais ce ne sont pas eux qui décident comment, pourquoi on va produire. De plus, beaucoup ne veulent pas assumer leur vie: le travail, c'est un peu un alibi, une fuite, beaucoup ne sont pas prêts à vouloir du temps pour vivre, à se prendre existentiellement en mains; ils revendiquent dès lors le travail comme la valeur première de leur vie; ils existent par leur travail, par leur voiture, par les signes de distinction sociale que la publicité leur suggère d'acquérir et que leur salaire leur permet de se procurer.
Beaucoup de gens sont à la remorque de leur travail: c'est le travail qui les mène. Et une fois privés de travail, ils sont désemparés; il y a des gens qui ne peuvent vivre sans travail, tellement conditionnés par leur travail qu'ils ne peuvent envisager de vivre autrement. Beaucoup n'ont pas le réflexe de se dire que cesser le travail, ce n'est pas le début de la tombe. Tout est parodique dans ce qui semble émanciper le prolétariat, estime Vaneigem (5): "échappe-t-il à l'abrutissement du travail dont le dispense une économie de plus en plus automatisée qu'il tombe dans le laborieux ennui du chômage; le travail l'ennuyait, c'est maintenant l'ennui qui le travaille".
SOUFFRANCE AU TRAVAIL
Depuis ce qu'on appelle '' la crise'' et la difficulté à trouver un emploi qu'elle a entraîné, les divers types d'aliénation, de souffrance et de problèmes de vécu du travail ont fort à propos été passés sous silence: plus question de faire la fine bouche en matière de qualité de la vie au travail. Dejours (7), psychiatre français, propose une approche clinique de la souffrance au travail. Pour lui, ce qui domine dans les entreprises aujourd'hui, c'est la peur: peur du chômage, mais aussi peur d'avoir à accepter des charges de travail supplémentaires, de plus en plus lourdes, de plus en plus dures, qui minent la santé mentale et physique, l'équilibre affectif et familial, et sans espoir de reconnaissance ni de récompense, si ce n'est celui d'avoir le privilège de travailler...
La justification de la souffrance imposée, emballée dans le discours passe-partout de la mondialisation et de la compétition à outrance a nié ce phénomène de souffrance au travail. Pendant 20 ans, plus aucune enquête, en, France, n'a été réalisée sur le contentement des gens au travail.
En 94, Dejours parle de l'enfer de la production à flux tendus: au niveau de la maîtrise, pour éviter le contact avec la souffrance infligée par les nouveaux rythmes et modes de production aux exécutants, on a adopté diverses stratégies: on a évité tout contact avec les ateliers tout en se complaisant dans une attitude cynique (c'est à celui qui réussira la plus grande compression d'effectifs: il faut "en avoir" pour virer du personnel).
Pour Dejours, il y a un processus stratégique d'écrasement des faibles, d'augmentation des cadences, de menaces de licenciements, il y a organisation consciente de la misère, de la paupérisation, de l'exclusion et de la déshumanisation dans nos pays qui ont connu, pourtant un accroissement sans précédent de leurs richesses ces trente dernières années. La banalisation du mal au travail a pris, selon Dejours, sa source dans les stratégies défensives contre la peur, initiées elles-mêmes par la manipulation de la menace de précarisation et d'exclusion sociale. Selon Dejours, si les entreprises tournent, si le travail est toujours plus productif, c'est à cause du zèle que déploient les salariés. Les inspecteurs du travail sont frappés par la dureté grandissante des rapports humains au travail.
David Courpasson (8), professeur à l'école de management de Lyon, est l'un des rares à se consacrer à l'étude de l'obéissance et des formes de pouvoir despotique dans l'entreprise. Il relève une montée sourde des philosophies de la répression. On assiste actuellement à une mise sous contrôle des hommes et des performances avec procédures de contrôles et reconversions rapide, tout ceci étant masqué sous des mots comme "coopération", "initiative", "adhésion". Dejours (7) évoque lui certaines tactiques de commandement dans l'entreprise: le chef d'équipe et le contremaître usent de brimades et de favoritisme pour diviser les exécutants, ce qui ajoute encore à l'anxiété relative à la productivité exigée.
L'inégalité dans la répartition des tâches, la division du travail, sont des armes redoutables dont se servent les chefs au gré de leur agressivité, de leur hostilité ou de leur perversité; la frustration, la révolte et l'agressivité réactionnelle ne peuvent le plus souvent trouver d'issue; la discrimination opérée par la hiérarchie parmi les travailleurs fait partie d'une tactique de commandement; dans les grandes administrations, dans les services de comptabilité, les banques, les services, l'appréciation du chef porte sur les demandes de mutation, sur les congés, sur la répartition des tâches, sur les retards autorisés ou sanctionnés, ainsi que, dans le privé, sur le calcul du salaire: on entretient de faux espoirs sur l'avancement; les principales victimes de ce système sont les femmes.
Les chefs recourent souvent à la convocation individuelle des employés: les menaces y font place à la bienveillance et au paternalisme, le débat se déplace sur des questions personnelles (l'employée étant encouragée à parler de ses difficultés familiales et matérielles, ces confidences pouvant servir par la suite à la manipulation psychologique ou seront utilisées comme moyens de pression, seront rendues publiques, activant ou réactivant les conflits entre employés (comme en scientologie où les procédures de dianétique, pseudo-psychanalyse, ont le même objectif); les chefs de service et la direction recherchent avec méticulosité les causes d'arrêt de travail, ce qui leur permet de se servir du secret comme levier de manipulation psychologique: honte et culpabilité sont suscitées en n'importe quelle occasion, et cette atmosphère a pour effet principal d'intoxiquer les relations entre employés, de créer rivalités et perversité chez les uns et les autres.
Ainsi se constitue tout un système de relations de suspicion et d'espionnage , trame serrée et cohérente qui rend la fuite difficile; à l'absence d'intérêt au travail s'ajoute l'anxiété résultant des relations humaines profondément parasitées par l'organisation du travail, frustration et anxiété devant être vécues dans l'isolement et la solitude affective (on tente d'empêcher toute communication pendant le travail), ceci a pour effet de les majorer encore.
Comment passer sous silence le phénomène de ''mobbing'': harcèlement moral au travail, dont une enquête, en 1996, estimait 4,8 % des bBlges victimes; le mobbing est un phénomène de destruction insidieuse, répétitive, qui a pour but d'empêcher de s'exprimer, d'isoler, de discréditer la personne dans son travail (en la persuadant de son incompétence), de la saboter en faisant croire qu'elle fait des fautes. Le non respect du chef de service pour certains employés entraîne souvent le manque de respect de la part de leur collègues; ces coups bas et humiliations finissent généralement par déboucher sur de l'irritabilité, de la nervosité, des réactions psychosomatiques, des états dépressifs, voire des suicides.
L'actuelle répartition inégale du temps de travail et la gestion individualisée des horaires (flexibilité patronale) constitue une difficulté pour les syndicats. Actuellement, la tentation des managers, c'est la maîtrise des comportements et de l'être même des exécutants. L'organisation du travail crée des sentiments de duperie, en lieu et place de la confiance et de la crédibilité qui lui sont nécessaires.
L'anxiété est massive, qu'elle provienne des cadences ou des risques émanant de mauvaises conditions de travail et ronge la santé mentale des exécutants. Les rapports humains sont parfois pénibles, souvent insupportables; les relations avec la hiérarchie sont source d'anxiété superposable à celle issue de la productivité, des quotas, du rythme - la surveillance ayant souvent pour tâche spécifique d'entretenir cette anxiété vis-à -vis du rendement.
La réorganisation des entreprises a pour conséquence - sinon pour but - de fragiliser les individus , de jouer les individus les uns contre les autres: tout le monde se méfie de tout le monde, on ne peut plus parler d'homme à homme. De plus, les licenciements pour maladie ont mis la pression: les ouvriers de Peugeot, en France, viennent au boulot même si le médecin leur a ordonné un arrêt de travail; peur d'avoir des ennuis, de ne pas être augmentés, peur de se voir exclure. On se tait, et on accepte de travailler toujours plus vite, toujours mieux.
On a peur d'aller aux toilettes, on n'a plus le temps de discuter avec un copain, d'aider un voisin en panne; à Sochaux, on parle d'une explosion de l'alcoolisme, à Poissy, du recours aux antidépresseurs, à Montbéliard, d'une explosion de la fréquentation de cabinets de psys.
Le stress est devenu le véritable mal de cette fin de siècle, et ne cesse d'étendre ses ravages au sein de toutes les couches de la population: 72 millions de Japonais (sur 120) en seraient atteints, les pays en voie de développement ne seraient pas épargnés; le stress provoque certaines maladies cardio-vasculaires, des ulcères à l'estomac, est à l'origine d'épuisements nerveux mais aussi d'accidents du travail. De plus, la dépression liée aux contraintes sans cesse croissantes du travail est en train de devenir également un symptôme social.
EXPLOITATION DE LA SOUFFRANCE
La souffrance mentale est utile à la mise en place d'un comportement conditionné favorable à la production et surtout aux rapports de domination; elle apparaît, estime Dejours, comme l'intermédiaire nécessaire de l'assujettissement du corps, l'anxiété devenant un rouage déterminant de l'organisation du travail. L'anxiété est utilisée par certaines directions comme un véritable levier pour faire travailler les ouvriers; en maintenant volontairement les travailleurs dans un état d'alerte, l'anxiété sert la productivité et est également un instrument de contrôle social dans l'entreprise. L'anxiété est consciemment instrumentalisée par la direction pour faire pression sur les ouvriers, pour les contrôler et pour les faire travailler; elle stimule le processus de production, c'est pourquoi elle est stimulée par l'encadrement.
De nouvelles formes de domination symbolique, estime Gabrielle Balazs (9), sont venues redoubler les anciennes formes d'exploitation; à la peur du chômage et au sentiment d'indignité sociale des peu qualifiés, sont venus s'ajouter, avec les techniques du "management participatif", la peur de ne pas être à la hauteur, le sentiment d'être incompétent: en introduisant l'évaluation permanente dans une situation de forte concurrence à tous les niveaux de la production, avec des consultants, et en brisant les solidarités par l'introduction de primes, le patronat a produit un surinvestissement au travail et des formes nouvelles de travail dans l'urgence.
INTENSIFICATION DU TRAVAIL
L'évolution du travail reste le plus souvent décrite du point de vue managérial aux prises avec une concurrence de plus en plus forte (notamment en raison de l'ouverture des frontières). Il s'agit du point de vue d'en haut (survivre, gagner la guerre économique) , point de vue qui juge la manière dont les transformations du travail sont ressenties par les salariés comme mineures par rapport aux objectifs purement économiques.
Volkoff et Golac (10) remettent en question l'idée que le progrès technique mettrait fin aux pénibilités du travail. Les tâches de production matérielle sont loin d'être toutes automatisées, et de toutes façons, la robotisation est source de nouvelles nuisances; l'obligation de porter à son travail une attention constante, de ne pas le quitter des yeux, peut faire beaucoup de dégâts en peu de temps; des enquêtes de 1984 et 1991 constatent une dégradation des conditions de travail perçues par les salariés, dégradation due aux processus sociaux qui objectivent les conditions de travail. Le travail a été rendu plus intense et plus pénible, les rythmes sont de plus en plus contraints; la diffusion de la production à flux tendus, la généralisation de la sous-traitance n'ont pas pour seul but la satisfaction du client-roi: l'allégement de la charge financière que représentent les stocks, la rentabilisation de la position dominante des donneurs d'ordres face à leurs sous-traitants, l'instauration de nouvelles techniques de contrôle social, la transformation de l'autorité en compétence gestionnaire, tout ceci est aussi au coeur des nouvelles méthodes de management.
La lassitude qu'engendre le travail sous forte contrainte, et le sentiment que tout progrès dans la technique ou l'organisation se trouvera compensé par une intensification nouvelle ne crée pas les conditions favorables à une conception participative des moyens de travail: quand l'intensification des tâches rend le travail plus pénible, gêne les apprentissages, perturbe les collectifs, les termes d'autonomie et de participation changent de sens.
JOIES DU MANAGEMENT
La course à la performance devient une obsession, et la logique managériale issue du secteur privé finit par s'imposer partout, y compris dans le secteur public ou dans les collectivités locales. Face aux éclatements multiples de la société, des idéologies, de la ville, des groupes sociaux, le management devient un modèle de référence; l'entreprise diffuse aujourd'hui ses propres modèles, ses propres valeurs, et développe une manière de vivre, articulée autour des valeurs d'action, de conquête, de performance et de réussite: ce qui est bon pour la General Motors est bon pour l'Amérique, le développement social et l'épanouissement des individus passent nécessairement par la réussite des entreprises qui deviennent donc la finalité dernière sur laquelle toutes les énergies doivent se canaliser; l'augmentation des profits, signe de réussite économique, est supposée être le moteur du bien-être général; l'économique et le social sont réconciliés par une dissolution du social dans l'économie, le libéralisme économique se proposant de faire le bonheur de l'humanité par l'accroissement des performances de son plus joli fleuron, l'entreprise managériale.
Las, l'excellence a un coût: le stress permanent, les décompressions physiques et psychiques, la brûlure interne de ceux qui se consument dans l'obsession de la performance constituent la face cachée de cette réussite; l'entreprise pourvoit aussi à notre malaise et à notre angoisse, mais ce mal être s'y avoue mal, faisant office de maladie honteuse; suicides d'employés, morts soudaines par excès de travail, jeunes cadres en proie à des symptômes d'épuisement, la logique managériale reste tenace et demande à l'individu de gérer son stress: il est tenu de s'épanouir, la bonne image et la bonne marche de l'entreprise dépendant de son épanouissement. L'adhésion personnelle, l'investissement personnel à forte intensité sont le moteur du système; il est fortement recommandé d'adhérer passionnément, adhésion passionnelle qui doit être fournie par obligation, par intérêt ou par crainte des représailles... "Nous sommes les esclaves dorés" expliquent certains cadres.
Le système exerce une formidable pression sur le manager; tout se passe comme si l'ensemble du fonctionnement humain de l'entreprise constituait un immense système de transformation où on enfournerait pêle-mêle un certain nombre d'inputs (émotions, pulsions, frustrations, désirs, fantasmes, amour, haine, fureur) et d'où ressortiraient de l'autre côté des outputs sous forme d'attitudes plus ou moins stéréotypées, de comportements, de systèmes, de façons d'être socialement admises, d'actions de management strictement normées. La force de tels systèmes, c'est la façon dont ils captent l'idéal du Moi de chacun pour produire un Moi conforme.
De même que la publicité transforme le besoin de vendre en besoin d'acheter , l'entreprise managériale transforme la nécessité de travailler en désir de faire carrière. Le discours sur la guerre économique a une fonction évidente: provoquer une adhésion forte, susciter la mobilisation des troupes managériales; en retour, stress, tension, pression, insécurité sont accentuées mais cette souffrance ne peut se dire, un soldat courageux -et a fortiori un officier- ne pouvant exprimer sa faiblesse sous peine de passer pour une "gonzesse" ou un "pédé": un gagneur n'exprime pas ses états d'âme; mieux , il n'en a point. Un manager cherche toujours à mettre en valeur l'aspect positif des choses: ne dites pas "je mène une vie de con" mais dites "je pourrais être au chômage''; la représentation de la misère entretenue par les médias ayant aussi pour fonction de nous consoler de notre luxueuse et confortable médiocrité existentielle.
Des études citées par Aubert et Gaulejac(11) exhalent une pathologie souvent lourde chez les cadres de cinquante ans: excès de travail dans la vie professionnelle, prise de conscience tardive de problèmes conjugaux, personnels: la pression de l'entreprise, la technologie qui se renouvelle sans arrêt, la crainte d'être rejoint et dépassé par les plus jeunes, la nécessité de faire toujours plus, d'améliorer le rendement, bref, la crainte de s'essouffler, se télescopent avec une réalité de la vie privée que l'on avait toujours méconnue et qui ne peut plus être ignorée: pauvreté de la vie conjugale, oeil sceptique des enfants puis oeil critique; les désillusions se manifestent, et d'autres valeurs apparaissent; la dérisoire poursuite de la réussite, le sentiment d'avoir été floué; l'individu mesure alors que le pouvoir et la réussite n'étaient que des fantasmes et qu'argent et honneurs ne sont que monnaie de singe eu égard aux attentes qui étaient les siennes et à ses véritables besoins et désirs: l'individu est soudainement étranger à ce qu'il fait.
Nos sociétés suscitent des maux qui correspondent à son fonctionnement: épuisement, démoralisation, sentiment de vide et de dépression, surgissent dans une société où prévaut une idéologie de construire la réussite à travers le travail; ces formes de pathologies se multiplient actuellement et c'est cette multiplication qui en fait un symptôme social.
UTOPIE DU TRAVAIL LIBÉRÉ?
Pourquoi ne pas développer des structures éducatives pour de futurs travailleurs parallèlement à une réflexion sur le devenir de nos sociétés, le goût et l'apprentissage d'activités étrangères au travail (à l'emploi), mais propres à leur offrir ultérieurement une chance de ne pas faire de leur vie un long ennui, une interminable absurdité? Mettre en évidence les virtualités esthétiques, artistiques, ludiques ou sportives autant que les prédispositions plus ou moins naturelles à un quelconque métier? Il est inadmissible que la société continue à confondre entrée dans la vie avec la seule entrée dans le monde du travail et croie avoir assumé la plénitude de ses responsabilités en proposant n'importe quel emploi à n'importe quel jeune, sans jamais se soucier s'il y sera heureux ou y sentira des chances de le devenir.
Les structures actuelles ont un intérêt vital à ce que la question du travail ne soit pas discutée. Pour éviter tout débat, elles nous ont inculqué toutes sortes de principes; les forces idéologiques que le système place en nous, à notre insu, le cadre des raisonnements forgés par l'école, l'information qui nous est livrée, filtrée et déformée, le moule de notre pensée, même nos révoltes sont canalisées dans des voies inoffensives pour le "système". Se proposer de réduire la durée de travail, ne fut-ce qu'à 35 heures , c'est s'exposer à de colossales barrières idéologiques, alors qu'il semblerait raisonnable et de bon sens de partager la part de travail pénible et ennuyeuse que réclame la société dans son ensemble, et de partager aussi le temps libre.
L'obsession du contrôle et de la calculabilité n'est que très rarement motivée par d'insurmontables exigences technico-économiques qui sont surtout les alibis d'une volonté de domination du travail par le capital, c'est-à -dire de la méfiance fondamentale de la direction envers une main-d'oeuvre tenue pour naturellement allergique à l'effort; la qualité de fainéant reste la seule chose que la bureaucratie financière ait jamais prêtée à la populo sans jamais exiger d'en être remboursée, les représentants du capital la soupçonnant par ailleurs d'autant plus de tirer au flanc que les objectifs de l'entreprise lui sont structurellement étrangers et, par conséquent, tenus secrets. Dès que l'on accepte que le marché impose la compétitivité comme impératif premier et irrésistible, il faut que la société soit gérée en tant qu'auxiliaire du marché, c'est sans doute là l'explication du malaise de la gauche européenne, estime André Gorz (3). En matière d'exclusion sociale, l'urgence (restaurants du coeur, Abbé Pierre, etc.) sert d'alibi pour éluder tout choix de société; il est sans doute permis de se demander s'il n'en est pas de même en matière de politique de l'emploi: quand on pense au travail inutile, aux gaspillages imbéciles de temps, de ressources naturelles, au bénéfice quasi exclusif de hiérarchies et de privilèges... Développer un mouvement de libération individuelle et sociale passe par une politique ambitieuse de réduction du temps de travail (RTT). Le travail payé devrait cesser d'occuper le plus clair de notre temps et de nos préoccupations, il devrait cesser progressivement d'être la seule ou principale occupation de notre vie, cesser d'être notre principale source d'identité et d'insertion sociale: des valeurs autres que les valeurs économiques, fonctionnelles, instrumentales, salariées que nous commandent les appareils et institutions devraient devenir dominantes dans la vie de chacun; chacun aura à trouver un autre sens à sa vie que le travail payé.
Abolir la dictature du travail sur notre existence, c'est la chance du siècle, estime Aznar (6). Offrir à chacun le droit au travail , proposer aux femmes une vraie libération, ne pas enfermer dans le plein temps, nous laisser gérer notre temps à notre manière, c'est la fluidité et la liberté pour chacun. Mais nous avons peur, nous nous bloquons parce qu'il nous faut quitter le terrain connu de nos routines pour des modes nouveaux non écrits d'avance. Le nouveau temps sera un temps désiré et non un temps subi ou un temps d'inactivité honteux, ils sera un temps prêt à accueillir toutes les possibilités, un temps ouvert, qui devrait hausser l'intelligence collective (que d'aucuns craignent sans doute puisque la connerie des uns fait la supériorité des autres) suite à l'organisation plus appropriée de l'existence de chacun.
Outre un volume accru de richesses matérielles, de biens et de services, l'économie produit massivement du temps libéré des nécessités et des contraintes économiques; des perspectives nouvelles s'ouvrent à nous, mais au lieu d'y voir un plus, nos sociétés présentent la libération de temps comme une malheureuse nécessité, voire une calamité . Beaucoup se demandent comment faire pour que le système consomme davantage de travail; "plus mes peuples travailleront, moins il y aura de vices" estimait Napoléon en 1807, les familles croyant réussir l'éducation de leurs enfants en se contentant de leur inculquer le respect aveugle du labeur quotidien et la crainte superstitieuse de l'oisiveté.
Frank FURET |
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Biblio, sources...
(1) Jean ROUSSELET: "L'allergie au travail", collection Points, 1974. (2) Georges FRIEDMANN: "Le travail en miettes". (3) André GORZ: "Les métamorphoses du travail" éditions Galilée, 1988. (4) Raoul VANEIGEM: "Nous qui désirons sans fin", 1996. (5) ADRET: "Travailler 2 heures par jour", Le Seuil, 1977. (6) Guy AZNAR: "2O propositions pour redistribuer le travail". (7) Christophe DEJOURS: "La France malade du travail", "Souffrance en France". (8) David COURPASSON: "Travaille et tais-toi'', Le Nouvel Observateur, 5 février 1998. (9) Gabrielle BALAZS: "Crise du travail et crise du politique" in "Actes de la recherche en sciences sociales", décembre 1996. (10) Serge VOLKOFF et Michel GOLLAC: "Citius, Altius, Fortius" in "Actes de la recherche en sciences sociales", décembre 1996. (11) Nicole AUBERT et Vincent DE GAULEJAC: "Le coût de l'excellence", Le Seuil, 1991. (12) Jacques NIKONOFF: "Chômage, nous accusons", éditions Arléa, 1998.
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