BOSSER MOINS, BOSSER TOUS, VIVRE MIEUX?

Banc Public n° 51 , Juin 1996 , Frank FURET



Avec 35 millions de chomeurs les pays industrialisés affrontent un problème qui n’a rien de conjoncturel;
les discours politiques classiques, même si quelques frémissements affleurent occasionellement, tentent encore de nous fourguer les vieux mythes de la ‘’croissance et de la reprise génératrices d’emplois’’, dérisoire invocation d’un miracle qui n ‘en finit plus de se faire attendre. Or, les mutations en cours, alors qu’elles n’ont pas encore produit tous leurs effets, indiquent qu’il faut de moins en moins de main-d’oeuvre pour produire de plus en plus de biens et de services; un changement de cap dans l’organisation et la répartition de l’usage du temps en général, du temps de travail en particulier, apparait de ce fait pour le moins nécessaire et logique. Chomage, relégation sociale,clochardisation, prolifération des mendiants et des sans-domicile-fixe, soupes populaires, suicides, augmentation de la toximanie de la criminalité et de la prostitution, troubles mentaux, banalisation du racisme, bref privation de citoyenneté, tout celà renvoie nos sociétés à une image angoissante d’elles-memes et menacent leur cohésion.

D’un autre coté, condamnés à un accroissement permanent de leur productivité, les industriels se rendent compte que l’on peut produire autant ou plus avec moins de personnel; l’économie devient chaque jour plus performante en expulsant progressivement l’homme de son fonctionnement; ce qui amène certains à contester l’idée de ‘’crise économique’’ dont on nous bassine les oreilles depuis 20 ans ( ex : en 20 ans la richesse globale de la France a doublé), qui fait un excellent paratonnerre à toutes les frustrations et les mécontentements des périodes troublées et à suggérer que la crise est plutot celle de la désarticulation entre l’économique et le social ainsi que la mise hors-jeu du paradigme culturel (9)que la crise économique elle-meme; et économistes, des sociologues, des philosophes, des politiques, des syndicaistes, bref, des faiseurs d’opinion de tout poil et de tous horizons; ne parlons même pas des enquêtes menées par divers instituts de sondage pour le compte de la presse. L’idée est là, c’est un fait; et, par-ci, par-là, elle se concrétise selon des modalités, des objectifs et des raisons diverses. Mais globalement, on ne peut pas dire qu’aux niveaux macro-économique et social elle soit sérieusement mise en branle.


Ceci est d’ailleurs conforme avec le discours que tiennent les gouvernements sociaux-démocrates, pour qui des mesures allant dans le sens du partage du travail doivent se négocier par secteurs, voire par entreprises au gré des circonstances économiques et des divers acteurs concernés. De manière générale on peut dire que la répartition du travail est perçue dans le chef des décideurs comme une regrettable nécessité, un garrot ou une charité accordée à la suite d’une charrette de licenciements; que de fois n’avons-nous pas visionné des responsables annoncer à la télé qu’on avait réparti (un peu) le travail (et les salaires) par charité sociale, comme chez Volkswagen Allemagne où on passa aux 28 h/semaine pour éviter la mise au chômage de milliers de travailleurs suite à un dégraissage massif du personnel nécessité par les critères de rationalisation désormais classiques qui mènent habituellement à ces “micro-drames sociaux” devenus notre lot quotidien. L’expression “partage du travail” est devenue une véritable tarte à la crème, estime D. Sicot(4): on l’applique aussi bien à des accords sur l’aménagement et la réduction du temps de travail qu’à des mesures d’arbitrage entre licenciements et baisse des salaires ou à des accords sur des préretraites progressives; en France, certaines entreprises ont choisi l’incitation au mi-temps ou à la réduction de temps de travail avec diminution proportionnelle des salaires; réduire le temps de travail sans compensation salariale constitue une modification substantielle et tout salarié a évidemment le droit de le refuser, ne fut ce qu’à titre individuel; seules quelques directions imposent la mesure, la plupart cherchant à donner une légitimité à leurs décisions en organisant un vote du personnel; il existe des refus collectifs, comme cette entreprise ou l’on proposa de renoncer à une journée de travail par mois en échange d’une baisse de salaire de 5% : l’entreprise n’étant pas confrontée à une baisse conjoncturelle de l’activité, mais à une volonté de restructuration de la direction, les propositions furent accueillies comme un véritable marché de dupes et refusées. Dans beaucoup de cas, la nécessité de partager le travail s’impose de manière purement défensive: il s’agit d’éviter des licenciements et non de créer des emplois; certains accords ont été signés dans des entreprises qui traversent des difficultés, une phase difficile qu’on espère transitoire. L’accord permet alors de défendre l’intérêt des salariés tout en permettant à la direction de ne pas casser le collectif de travail et d’économiser les couts liés au recrutement qu’imposerait une éventuelle reprise à l’avenir. Les réactions des salariés et des syndicats à ces formes de partage du travail sont en général nuancées (on s’y résigne plus qu’autre chose), celles des employeurs également: certains ne voient pas d’un mauvais oeil l’idée de la flexibilité salariale et la remise en cause du contrat salarial avancer dans les esprits; d’autres, conscients des dégâts du chômage cherchent réellement des alternatives aux licenciements purs et simples; d’autres encore préfèrent dégraisser les effectifs sans trop se poser de questions. D. Sicot se demande pour conclure si le partage du travail et des salaires dans l’entreprise constitue une solution crédible; si pour certaines entreprises, la productivité, le chiffre d’affaires, et le bénéfice net ont grimpé en flèche, les effectifs n’en ont pas pour autant cessé de fondre; les sacrifices de tous n’ont en fait abouti qu’à une gestion en douceur des suppressions d’emploi; en fait, on a fait du partage de la pénurie et non de l’emploi.


Les économistes estiment que pour que le chômage cesse d’augmenter, il faudrait un taux de croissance de 3% au moins; on parle aujourd’hui d’une croissance de 0,5 %; si les normes actuelles ne sont pas modifiées, il n’y aura plus jamais de travail à temps plein pour tout le monde et la proportion actifs / inactifs pourrait même s’inverser. Le partage du temps de travail apparaît dès lors comme une piste fertile à creuser pour endiguer cette évolution inexorable du marché de l’emploi. Assez bizarrement, la réduction du temps de travail, revendication historique du mouvement ouvrier, déclenche peu d’enthousiasme aujourd’hui: tout le monde ne semble pas prêt à réduire son temps de travail individuel pour le partager collectivement; il est vrai, note Jean Daems(5), que les dernières mesures de réduction du temps de travail ne se sont guère révélées créatrices d’emplois: évidemment, aucune des conditions (ampleur de la réduction, modulation de la compensation salariale etc.) nécessaires à la création d’emplois n’a été respectée. De plus, estime-t-il, l’idée de réduction du temps de travail va à l’encontre des discours simplistes qui glorifient l’entreprise et font de l’accumulation la plus rapide possible de richesses économiques le seul projet collectif crédible et légitime. Pour Daems, croire que le chômage sera résorbé par la croissance relève de l’angélisme; ceci dit, continue-t-il, le partage de l’emploi n’est pas la panacée: il doit s’intégrer parmi d’autres mesures visant à permettre les réorganisations qui s’imposent pour rendre possibles les embauches dans les emplois libérés, à créer des emplois qui répondent aux besoins sociaux insatisfaits et à assurer aux sans-emploi l’acquisition des qualifications nécessaires. Aujourd’hui le temps de travail ne représente plus que 25% du temps de vie; en 1870, un travailleur prestait 3.500 heures par an, aujourd’hui il en preste environ 1.500; cette libération du temps est une tendance lourde de l’histoire; la libération de temps pour les individus est devenue un critère de qualité de la vie; une des inégalités sociales les moins visibles est l’inégale maîtrise autonome de son temps: maîtriser son agenda, être libre de se ménager des pauses, des temps morts, des possibilités de s’absenter, faire coïncider son rythme de travail avec son rythme biologique et psychologique, etc., tout cela constitue un enjeu important qui plaide évidemment pour une réduction massive du temps de travail; de plus, la réduction générale du temps de travail semble bien être le principal moyen de lutte contre la déstructuration aveugle des rythmes individuels et sociaux sous la pression du marché “qui fait l’impasse sur le nécessaire équilibre entre l’autonomie individuelle et la régulation sociale”; le rythme imposé à l’écoulement du temps n’est pas qu’un vécu personnel, c’est aussi un élément de coordination sociale. L’actuelle répartition inégale du temps de travail et la gestion individualisée des horaires (flexibilité patronale) constituent des difficultés pour les syndicats; lutter contre le chômage et l’exclusion par le partage de l’emploi constitue un enjeu prioritaire pour les organisations syndicales: on ne crée pas de mouvement social avec des exclus, estime J. Daems; dans l’exclusion sociale, il n’y a plus de rapport social; les exclus se renferment sur eux-mêmes, s’isolent; comment, dès lors, recréer des liens avec la société? Le chômage n’est pas seulement un effet de la crise et des restructurations du capital, il est aussi l’expression d’un déficit d’initiatives et de solidarité.
Mais même si elle est l’objet de polémiques quant à ses modalités, la redistribution du temps de travail est mise en avant par différentes organisations comme solution aux problèmes actuels: éviter le dualisme croissant, créer de l’emploi, mieux concilier vie sociale, familiale, individuelle et professionnelle, améliorer la qualité de vie de chacun dans le cadre d’un projet global de société tout cela passe par une réduction générale du temps de travail de chacun.
Il ne faut cependant pas que la réduction du temps de travail se réalise seulement sur le dos des femmes; Irène Petre (6) insiste sur l’importance d’une réduction collective du temps de travail plus égalitaire que le temps partiel imposé aux femmes dans le secteur de la distribution, où 18 heures par semaine seulement leur sont garanties, le reste étant laissé au bon vouloir de leurs employeurs: salaires bas et contrats précaires...


Michel Sauvage prône pour les secteurs assurances et commerce les 32h. en 4 jours , ce qui aurait l’avantage d’avoir un effet réel sur l’embauche et constituerait une formule attrayante par les travailleurs (jour de congé supplémentaire).
Albert Carton), qui travaille sur le secteur des soins de santé, espère aussi pouvoir atteindre les 32 h. qui permettrait de réduire la marginalisation des temps partiels (un tiers du personnel infirmier est dans ce cas). Pour lui, les employeurs doivent planifier l’emploi et les qualifications indispensables à l’avenir. De plus, il faut éviter la diminution globale de l’emploi due aux couts trop importants par travailleur ainsi que le double travail dans le chef de certains.Attention, prévient-il, la monnaie d’échange de la réduction du temps de travail risque d’être la flexibilité de l’âge, des salaires, des horaires; c’est pourquoi il faudra intégrer aux négociations de nombreuses formulations techniques et juridiques, et ce dans un cadre global; la flexibilité doit servir une meilleure qualité de la vie et il faut être vigilant quant à la flexibilité que le patronat veut imposer conclut-il.


José Vermandere, des équipes populaires(7), estime quant à lui que si la réduction du temps de travail est un moyen collectif de reconquérir son temps dans le cadre d’un projet global de société, on ne peut imposer de mesure linéaire; il faudrait également prendre en compte les revendications individuelles variables en fonction des différentes périodes de la vie; la flexibilité pour lui doit être au service du travailleur et non l’inverse.
Véronique Albert(8) abonde également dans le même sens: pas de mesure unique mais des possibilités diverses en fonction des situations de vie.


Le crédit-temps proposé par A-F Theunissen (femmes C.S.C) permettrait peut-être de rencontrer la diversité des types de demandes: il s’agirait d’un temps octroyé à chacun, comme il le désirerait, au cours de sa carrière; ce crédit serait obligatoire pour tous mais pourrait se prendre, quelque soit le motif, par semaine, année, partie d’année ou encore en fin de carrière; en tout l’équivalent de 5 ans; il va de soit que chaque personne en crédit-temps serait obligatoirement remplacée; cette formule se substituerait à toutes les autres formules (temps partiel, interruption de carrière, prépension).
L. Van Oost, du CIEP de Mons, propose un projet pilote de 3/4 temps travail / temps de formation pour des temps-plein, ce qui permettrait d’engager pour remplacer les gens en formation, et donc de réinsérer professionnellement et socialement les personnes exclues; pour le CIEP, une plus juste répartition de l’emploi disponible passe par une politique de formation qui respecte la double contrainte de ne fragiliser ni les actifs, ni les entreprises.

C.S.C.

A la C.S.C, on insiste également sur les charges qui pèsent unilatéralement sur le travail et qui handicapent le maintien ou la création d’emplois; le travail doit cesser d’être pénalisé par rapport aux autres facteurs de production: il faut taxer plus lourdement les revenus immobiliers et mobiliers, les ressources naturelles (énergie) doivent être correctement appréciées, et il faut trouver de nouveaux modes de financement de la sécurité sociale; enfin, la croissance et le développement du secteur non-marchand ne ramèneront pas le plein emploi. Il faudra donc partager le travail, par la lutte contre le travail au noir et les heures supplémentaires, par une réduction individuelle du temps de travail (temps partiel volontaire, interruption de carrière, prépension (à mi-temps), ET par une réduction du temps de travail pour tous). La R.D.T. est nécessaire pour ramener le chômage à un niveau acceptable, pour éviter la création d’un fossé entre bons et mauvais emplois (petits boulots avec faible protection sociale), pour sauvegarder la sécurité sociale qui risque d’éclater sous l’effet de la tension entre actifs et non-actifs; il va falloir choisir: ou bien on continue dans la voie actuelle de dualisation (travail pour les uns et Sécu ou exclusion pour les autres ), ou bien le plus de travail possible pour chacun et le moins d’allocataires sociaux possible. La R.D.T. doit être axée en premier lieu sur le partage du travail; elle ne peut favoriser en premier lieu ceux qui travaillent, même si elle sera aussi une bonne chose pour eux (gain de temps libre); une opération “brutale” de R.D.T sera plus effective en termes de partage mais posera des problèmes de salaire, d’organisation du travail et de qualifications; une opération progressive sera plus facile à mener mais aura moins d’effets en termes de partage (voir propositions De Wasseige). La R.D.T. peut être payée de différentes manières: dans l’entreprise par la hausse de productivité, par l’augmentation de la production, par la diminution du salaire, ou la réduction des hausses salariales et par une intervention des pouvoirs publics ou de la sécurité sociale. Sur le plan économique, la compétitivité des entreprises doit être préservée; sur le plan conjoncturel, la R.D.T est plus facile à réaliser en période de croissance qu’en période de récession et sur le plan financier, la situation des finances publiques et de la sécu ne permet pas de stimuler fortement des opérations de R.D.T.; dès lors, il convient de se poser la question de savoir si la R.D.T. sera possible sans perte de salaire. De plus, estime la C.S.C., la R.D.T. sera une bonne chose pour ce qui est de la quantité de travail mais “peut-être une moins bonne” pour ce qui est de sa qualité (dernière considération que le rapport de la C.S.C n’explicite pas, mais contre laquelle André Gorz (2) nous met en garde: ”refuser la R.D.T. sous prétexte qu’elle ferait obstacle à une reprofessionnalisation des tâches permettant à chacun de s’y impliquer passionnément, sans ménager sa peine et son temps, c’est avaliser la dualisation réelle de l’économie“. Signalons également que les doutes émis quant aux capacités professionnelles de ceux qui se trouveraient embauchés à la suite d’une R.D.T. sont nuls et non avenus, les contingents de sans-emploi possédant les compétences requises se chiffrant à 40% (source: métallos F.G.T.B.).

F.G.T.B.


La F.G.T.B, dans un premier temps, nous ”invite à aller au-delà des apparences” (nous en prenons bonne note) et estime que la répartition et la réduction du temps de travail sont des solutions qui, parmi d’autres, doivent être mises en oeuvre; pour commencer, le rapport F.G.T.B.(9) signale que le vieillissement de la population wallonne s’accélérera au cours des prochaines décennies, entraînant une diminution de la population en âge de travailler. l’allongement de la scolarité, les crises successives du marché de l’emploi, l’aspiration croissante des femmes à travailler sont des facteurs dont les effets se sont compensés: les taux d’activité de la population en âge de travailler ont relativement peu évolué au cours des 40 dernières années (60% en 1947 pour 62,2% en 1990); l’augmentation de la population active féminine a été, à peu de choses près, compensée par la diminution de la population active masculine conséquente à l’allongement de la scolarité et à l’abaissement de l’âge moyen de la retraite. A politique inchangée et à nombre d’emplois égal, nous pourrions connaître un problème de pénurie de main-d’oeuvre à partir de l’an 2020 (ce qui nous paraît, vu la hausse exponentielle de la productivité, un argument pour le moins douteux en dépit de son allure incontestablement scientifique).


En 20 ans, l’emploi total n’a pas diminué, même s’il a subi de profondes transformations; l’extension du chômage provient essentiellement de l’augmentation de la population active; il y a de plus en plus de gens qui veulent travailler. De plus, la croissance économique est faible et il faut de plus en plus de croissance pour créer peu d’emplois nouveaux; en Wallonie, la chute de la croissance globale entraîne des licenciements, mais la F.G.T.B estime que la crise actuelle a des causes externes. Il y a 20 ans, les travailleurs étaient ouvriers, employés ou agents des services publics; ils travaillaient à plein temps avec un contrat à durée indéterminée, c’était la situation type; aujourd’hui, tout cela a éclaté, une multitude de formes de répartition du travail disponible ayant été mises en oeuvre; Depuis 20 ans, il y a eu effectivement répartition du travail disponible par de nouvelles formules (temps partiel volontaire, interruption de carrière, stage d’attente des jeunes, prépension, R.D.T. interprofessionnelles, conventions emploi-formation, etc.) toutes ces mesures existent et ont eu un effet sur le plan quantitatif de l’emploi; si nous travaillions encore 45 heures par semaine comme c’était encore le cas en 1970, il y aurait des centaines de milliers de chômeurs en plus.


Le travail à temps partiel reste, de loin, la forme d’emploi à temps réduit la plus répandue mais, constate la F.G.T.B., il concerne surtout les femmes, les travailleurs peu qualifiés et les bas salaires; de plus le travail à temps partiel introduit de la précarité dans le travail, une pénibilité souvent plus grande, une proportion plus grande de temps de déplacements et offre peu de perspectives de promotion aux travailleurs; sans compensation salariale, le travail à temps partiel est généralement rejeté (sauf quand il est volontaire). Le temps partiel ne joue son rôle de répartiteur du travail disponible que s’il y a compensation salariale totale ou au moins partielle, sinon, les travailleurs préfèrent le salaire plein et donc le temps plein. La F.G.T.B., tout en étant sensible à la réduction et à la répartition du travail, estime néanmoins qu’il ne faut pas s’engager trop vite dans cette seule voie, la croissance ”pouvant encore créer des emplois”.


La F.G.T.B. estime que la C.S.C fait du marketing politique et vend du rêve (la C.S.C planchant manifestement plus sur le sujet que la F.G.T.B.), en parlant de redescendre à 4% de chômeurs dans un contexte aussi déprimé et “se refuse, au risque de devoir assumer une image plus difficile, à tout aventurisme”; d’ailleurs, est-il précisé dans ce rapport, “la C.S.C. défend les mêmes positions que nous lors des négociations intersectorielles”. Pour l’interrégionale wallonne de la F.G.T.B., il n’y aura pas de créations d’emplois sans croissance économique, sans stabiliser l’emploi industriel; il faut se garder de tout discours utopique, il n’y a pas de solutions miracles. Néanmoins, le thème d’une réduction générale et linéaire, comme par exemple l’objectif des 35h. au niveau européen (mais pourquoi au niveau européen? pour faire traîner les choses, les éloigner dans l’espace et dans le temps, susurrent les mauvaises langues) doit être relancé, annonce l’interrégionale wallonne en 1993: le financement d’une telle mesure se ferait par les gains de productivité, sans perte de salaire; mais il faudra y mettre des conditions.


Octobre ‘94 voit les visions F.G.T.Bistes en matière de R.D.T. évoluer quelque peu (10): s’il “n’existe pas de solution-miracle, la F.G.T.B “veut tracer une piste ouvrant de nouvelles perspectives sur la création d’emplois”; la croissance demeure un élément-clé mais devra répondre à 2 exigences, satisfaire les besoins réels et organiser un développement durable (garde et éducation des enfants, aide aux personnes âgées, santé de la population, mobilité, gestion des déchets, protection de l’environnement, habitat); la croissance cependant ne suffira pas, reconnaît le rapport du congrès extraordinaire 1994, et d’autres orientations doivent être envisagées comme la réduction collective du temps de travail, qui aura un effet substantiel sur l’emploi à condition d’être mise en oeuvre en période de croissance économique, d’être drastique afin d’éviter la compensation des mesures par les hausses de productivité, et de ne pas être accompagnée d’une extension sauvage de la flexibilité); la F.G.T.B. déclare vouloir sortir de la logique étriquée de la compétitivité et progresser de manière décisive vers la semaine de 4 jours, attrayante en termes de disponibilité accrue pour les travailleurs mais qui, toutefois, comporte un certain nombre de défis appelant une réponse syndicale (problèmes d’organisation du travail, problème du 2ème emploi et des heures supplémentaires, problème de synchronisation des temps libres des différents membres de la famille, moyens mis en oeuvre pour occuper valablement le temps libre...). Cette réduction doit être possible sans perte salariale qui nécessiteraient un financement; la F.G.T.B rejette le système du deuxième chèque (qui serait une formule destinée à compenser la réduction salariale conséquente à la R.D.T., solution estimée par la F.G.T.B. peu fiable, et qui déformerait la tension salariale par l’intervention des pouvoirs publics qui se débattent dans des problèmes budgétaires), les moyens fiscaux (qui doivent être utilisés au maximum pour poursuivre l’assainissement du déficit public; de plus, les marges fiscales encore disponibles sont “relativement restreintes”) et les moyens de la sécurité sociale (qui ne peuvent être détournés de leur véritable but qui est le financement de la sécu et non la subvention des entreprises par une diminution des couts salariaux ou la réduction du temps de travail des actifs). Par contre, le financement de la R.D.T. par une partie des gains de productivité, par l’amélioration et l’allongement de l’utilisation de l’appareil de production ainsi que les diminutions des cotisations patronales, qui pèsent sur le travail, sont des moyens de financement acceptables par la F.G.T.B.. L’embauche compensatoire résultant de la R.D.T. offrira des emplois aux chômeurs et constituera un plus pour la collectivité; le recours à des leviers interprofessionnels n’aura toutefois de sens que si l’on renforce la lutte contre le travail au noir et contre les heures supplémentaires.


Face à une logique patronale qui génère l’exclusion et l’inégalité sociale, la F.G.T.B. veut développer un projet de solidarité visant à accroître l’égalité et l’autonomie de tous les travailleurs de façon plus globale; par ailleurs, la F.G.T.B. veut défendre une culture syndicale respectant la négociation et les libertés syndicales et contrer la stratégie patronale visant à court-circuiter les organes de concertation; la F.G.T.B. prend position pour une entreprise ouverte, où la communication est ouverte à tous, et où l’on respecte la liberté d’expression.

ECOLO


Quant aux Écolos, ils proposent de réduire la durée du temps de travail sur la base d’une norme de 30 heures /semaine, applicable immédiatement sur une base volontaire, et de redistribuer l’emploi. Cette réduction viserait essentiellement deux objectifs:
- un objectif social de redistribution des emplois disponibles, emploi qui reste le moyen le plus concret de participation à la vie socio-économique;
- un objectif de mieux-vivre. La réduction du temps de travail répondrait aux attentes individuelles: certains prisonniers d’une compétition qu’ils ne maîtrisent pas travaillent trop alors que d’autres, exclus de cette compétition ne peuvent pas travailler du tout.
Pour Écolo, il faut mettre fin à cette situation absurde où certains souhaiteraient interrompre (temporairement le cas échéant) leur carrière professionnelle, ou alléger leurs prestations, mais ne peuvent le faire tandis que d’autres s’époumonent vainement à rechercher du travail. La réduction proposée par Écolo devrait aller de pair avec une meilleure répartition du temps de travail sur l’ensemble de la vie. L’allongement de la durée de vie rendrait inutile la concentration de tout le stress d’une vie (carrière, formation, éducation des enfants) entre 25 et 55 ans comme c’est souvent le cas; ici aussi la situation est absurde: les plus jeunes désirent alléger leurs prestations (pour avoir plus de temps pour éduquer leurs enfants, pour se former...) tandis que certains travailleurs plus âgés souhaitent participer encore pleinement à la vie socio-économique. importe, pour Écolo, de convertir les gains de productivité en réduction du temps de travail plutôt que de réduire l’emploi et d’augmenter les cadences; ici aussi on constate laconiquement que le chômage et le sous-emploi sont structurels et que les pratiques de relance de l’économie n’y changeront absolument rien; les évolutions des dernières années semblent bien démontrer que les politiques d’austérité aveugle et les recherches constantes de gains de productivité et de compétitivité ne résorbent pas le chômage, bien au contraire. Écolo veut aussi répondre aux contraintes objectives qui pèsent sur cadences; ici aussi on constate laconiquement que le chômage et le sous-emploi sont structurels et que les pratiques de relance de l’économie n’y changeront absolument rien; les évolutions des dernières années semblent bien démontrer que les politiques d’austérité aveugle et les recherches constantes de gains de productivité et de compétitivité ne résorbent pas le chômage, bien au contraire. Écolo veut aussi répondre aux contraintes objectives qui pèsent sur l’aménagement du temps de travail, à savoir la perte de revenus, la crainte d’être licencié, les couts liés à l’embauche et à la réorganisation du travail pour les employeurs. La réduction de temps de travail préconisée par Ecolo est la suivante: elle serait un droit que chaque travailleur pourrait exercer de manière volontaire; son choix serait réversible moyennant préavis; les travailleurs optant pour une durée hebdomadaire de 30 heures de travail conserveraient la totalité de leurs droits de sécurité sociale et bénéficieraient d’un crédit d’impôt de 6.000 F par mois, de sorte que le passage aux 30 heures/ semaine n’entraîne aucune perte financière pour les bénéficiaires d’un revenu brut de 70.000 F par mois ou moins; à partir de ces 70.000 F, la perte mensuelle serait progressive et proportionnelle.


Les entreprises auront une obligation d’embauche compensatoire mais bénéficieront en contrepartie d’une diminution des cotisations patronales de 2.500 F par mois et par travailleur prestant selon cet horaire. Le passage à 30heures /semaine devrait constituer, selon Écolo, une opération bénéfique pour les employeurs (les couts d’embauche et de formation étant compensés par les moindres dépenses en cotisations sociales). Écolo compte sur 300.000 réinsertions dans le circuit du travail grâce à cette mesure; les charges supplémentaires pour les finances publiques devraient, selon le bureau d’études Écolo se monter à 75 milliards, cout brut dont il convient de retrancher les effets positifs des réinsertions, les économies en allocations de chômage, les recettes fiscales et sociales, la reprise de la consommation et tous les autres effets bénéfiques induits par un mode de vie différent et supérieur (pour tous)...

Propositions De Wasseige

Il n’y a pas que d’incompétents et véreux crétins au PS; Yves De Wasseige, par exemple, député PS pensionné depuis peu, avait, en septembre 1994, déposé une proposition de loi, vaguement répercutée par les médias à l’époque, ayant trait à la redistribution du temps de travail (*).
Pourtant, ses propositions et ses analyses sont intéressantes (11).
Il estime que des mesures globales de réduction de la durée de travail sont difficilement envisageables comme mesures isolées. La R.D.T doit prendre place dans un ensemble de mesures cohérentes en vue de modifier les politiques économiques et sociales actuelles, être massive et conséquente (32 heures par semaine), si on veut qu’il y ait embauche compensatoire. De Wasseige fait une étude de faisabilité économique, ainsi que la critique précise de toutes les mesures de diminution du temps de travail actuellement mises en place qui, compensées par la hausse de la productivité, n’entraînent pas d’embauche compensatoire.


Alternative Libertaire


Signalons également l’excellente campagne des anarchistes d’Alternative Libertaire; les dissidents ont fermement pris parti pour la semaine de 32 heures (ce n’est qu’un début) et édité des T-Shirts et des affiches imprimés d’un vigoureux, clair et sain slogan: “perdre sa vie à la gagner, non-merci”.


Aznar


Le travail, c’est la vie, mais les sociétés industrielles l’ont détruit en transformant les usines en lieux d’abrutissement physique et mental, en réduisant le travail en miettes par la taylorisation qui ne permettait plus de saisir la totalité de l’objet, puisqu’on n’avait d’action que sur une infime partie; enfin, elles ont annulé le travail, puisqu’il n’y a plus objet ni action dans le contexte des systèmes robotisés, mais abstraction totale.
Pour Aznar (12), la stratégie des sociétés industrielles est de nous remplacer par des machines et de nous renvoyer jouer sur les plages ou dépenser notre fric dans l’industrie des loisirs; mais si, pour nous, le travail est une valeur existentielle, il va falloir le réinventer. D’ou une double stratégie: d’une part partager le travail ennuyeux, sans pour autant le délaisser totalement pour rester branché sur le monde; d’autre part réinventer un second travail qui ne serait pas dénaturé par la disparition du lien entre cause et effet, entre geste et objet, entre énergie et matière; nous partagerions le travail “désimpliqué” et, de plus, nous pourrions nous consacrer à inventer et réaliser du travail impliqué, dans lequel nous pourrions investir notre affectivité, notre personnalité... Nous sommes donc en présence de deux philosophies: celle qui consiste à rester ancré dans le travail à plein-temps, et à se partager entre actifs les gains de productivité, quitte à indemniser ceux qui restent sur la touche (ce qui instaure la concurrence entre travailleurs, crée une réserve de main-d’oeuvre disponible inépuisable et augmente indiscutablement la docilité de ceux qui ont un emploi), et celle qui consiste à partager véritablement le travail en redistribuant les gains de productivité sur tous. Qu’allons nous faire de la révolution de la productivité? Une cause d’exclusion, ou l’ouverture d’un nouvel espace de liberté pour tous ?
“définir un projet de société du temps libéré ou, si on préfère, du temps de travail réduit pour tous, non seulement dans le contexte d’une lutte pour l’abolition du chômage mais aussi dans le cadre du développement des activités autonomes, c’est inéluctablement subvertir la finalité du système, scier peu à peu la branche sur laquelle il est assis; mais il faudra pour cela créer des lieux ou “s’investir” hors du système productif, pour que le temps libéré ne soit pas directement séquestré par l’industrie des loisirs , pour que l’espace de solidarité, de conflit et de prise sur la réalité (jusque-là fourni par l’emploi) puisse trouver des substituts forts. Nous entrons dans une société ou le temps de travail est largement dépassé par le temps libre; outre un volume accru de richesses matérielles, de biens et de services, l’économie produit massivement du temps libéré des nécessités et des contraintes économiques; une perspective nouvelle s’offre ainsi à nous” (2)
La dualisation de la société sera enrayée par des formules de redistribution du travail qui ne le déqualifiera ni ne le parcellisera pas pour autant.”


La Fondation Roi Baudoin


La très écoutée Fondation Roi Baudouin (13) s’est, elle aussi, attelée à étudier la problématique d’une redistribution de l’emploi dans tous ses aspects, qu’ils soient psychologiques, juridiques, sociaux ou économiques. L’hypothèse de travail de la Fondation est que le thème du temps de travail se situe à la croisée de trois enjeux fondamentaux: l’efficacité économique, les aspirations individuelles et sociales, et l’emploi.
Au-delà des formules, l’enjeu est aussi celui d’une société du moindre travail, où de nouvelles valeurs pourront donner du sens à l’existence des individus; cet enjeu-là est, à coup sûr, conclut le rapport de la fondation, l’enjeu fondamental des sociétés démocratiques de demain: celle de l’après-civilisation du travail?
(*) Signalons toutefois qu’à l’Institut Vandervelde, le service d’études du PS, plus personne ne planche sur le sujet , alors que Ph. Busquin n’a pas hésité à qualifier récemment la R.D.T.de “projet porteur du PS”; il semble qu’on se contente d’arbitrer vaguement les négociations entre partenaires sociaux. Ne parlons pas des services publics, où le pouvoir (socialiste notamment) dégraisse pour des raisons budgétaires et non en vertu d’une volonté globale de partager le temps libre et le travail

Conclusion


Le conflit central, disait Alain Touraine, porte désormais sur le point suivant: “comment utiliser les potentialités de la technique, non pas pour renforcer la domination des “outils” (technologiques, politiques, technocratiques) sur la vie, pas plus que pour renforcer la domination sociale, mais pour libérer tous les individus des contraintes de la méga-machine, et accroître leur pouvoir sur leur propre espace-temps. Il serait absurde de nier notre appartenance à l’écosystème naturel, ainsi que notre appartenance au social, à la matérialité économique et aux systèmes informationnels; il s’agit seulement de revendiquer notre minuscule identité d’être pensant la liberté, qui s’arrache à ces multiples appartenances pour un espace-temps d’autonomie. C’est dans la définition d’un nouvel équilibre individu-planète, individu-société, que doit être recherchée une nouvelle dialectique fondatrice de sens, travail de Sysiphe qui se pose en des termes nouveaux dans la mesure où les deux interlocuteurs sont démesurément opposés: d’un côté, des méga-systèmes gigantesques et planétaires, hyper-puissants, et, d’autre part, des individus désarmés, manipulables, atomisés, dépendants. Il reste à chacun à démontrer sa spécificité d’individu rare et exceptionnel face aux pressions des forces qui veulent le réduire voire le détruire. Il s’agit donc de soutenir le camp de l’humanisme face à la techno-science. A une époque où la planète semble devenir toute petite et où l’espace se rétrécit, voilà que se présente à nous une nouvelle planète à découvrir: notre temps; temps comme pouvoir de négociation entre soi et le monde, espace d’implication affective où pourront s’exprimer d’une manière privilégiée les relations d’amour et de violence, terrain d’aventures où pourront se déployer sans contraintes et sans limites l’imagination et la créativité individuelle. Bien entendu, celà suppose que les systèmes d’ordre (économique, social, politique et informationnel) qui nous entourent dessèrent un peu les grilles de leur structures rigides et pesantes qui nous contrôlent et prétendent nous guider. Partager et réduire le temps de travail serait élargir quelque peu les mailles de ce filet qui nous entoure. L’idée du travail-réalisation-de-soi, du travail-rédempteur et du travail-qui-fait-l’honnête-homme, ne sont pas des valeurs qui rélèvent d’une quelconque nature humaine, ce sont des valeurs qui ont été installées (par la bourgeoisie naissante, par l’église) et qui relèvent plus d’un besoin de main d’oeuvre que d’une quelconque métaphysique ou d’une sincère psychologie; on imagine mal, alors que les moyens de persuasion des masses ont quantitativement et qualitativement progressé, que personne ne se charge de déconditionner les esprits, par ailleurs échauffés actuellement, outrés qu’ils sont de se retrouver sans job alors même qu’ils sont encore imprégnés de l’idée construite et installée que le travail représente le sel de la vie. Mais voilà, le travail est quelque peu “tabou” ( dans ce domaine, c’est toujours l’ancien régime, estime Luc Carton); si nous sommes en démocratie salariale, sur les lieux de travail on est loin d’une quelconque ouverture, d’une quelconque démocratie économique; l’état des choses actuel privant une bonne part de la populo convertie du droit de célébrer à profusion son idole ( qui n’est finalement, toute hypocrisie mise à part, qu’une sous-catégorie du Dieu-Oseille); la place nous étant comptée, nous n’insisterons pas sur la mise en place des images d’Epinal qui ont vu le patronat, par une conversion miraculeuse d’ordre essentiellement médiatique, passer du statut d’exploiteur à celui de “responsables ayant la bonté de nous occuper”, alors qu’en fait ils ont, tout bonnement, exploité le concept de “crise”, qu’ils ont eux-mêmes installé dans les mentalités. Le travail, idole somme toute récente, semble appelé, bientôt, à partager avec d’autres valeurs, d’autres activités (qu’il faudra bien découvrir, propager et installer dans les esprits si on veut continuer, du moins, à les contrôler, à moins qu’on ne laisse les misérables inocuppés se charger de les inventer eux-mêmes) le quasi-monopole qu’il s’est octroyé dans nos existences; mais, préalable indispensable, une désaliénation s’avère indispensable: il faut relativiser la mystique du boulot (entendu ici comme travail rémunéré et fournisseur d’un statut social) qu’on a installée, jadis, dans les cervelles de la population pour les raisons que l’on sait; il va falloir, maintenant qu’on moins besoin de ses services, reprogrammer le populaire sur base d’autres valeurs que celle du sempiternel télé-boulot-famille, qui, s’il a fait son temps dans une part marginale, sans doute, du troupeau, semble encore imprégner la majorité de celui-ci; du boulot (! ndlr) en perspective, peut-être, pour les déconditionneurs, qui auraient bien tort de se confiner à une clientèle du type “je sors d’une secte”, pour les spécialistes de la persuasion de masse, pour les confectionneurs et les contrôleurs des consciences, pour les médecins de l’âme et pour nos guides bien-aîmés qui trouveront là, nous n’en doutons pas, la possibilité de ne pas s’avachir dans l’auto-complaisance et la suffisance imbécile des privilèges de leur fonction, de se refaire une légitimité, bref, qui découvriront dans cette possibilité de se rendre utile, l’excellente occasion de justifier leur salaire, leur noblesse et la qualité de leur Tweed; il semble qu’il soit pertinent pour les classes dirigeantes de s’attacher à éclairer sincèrement, soulager, et libérer une populo qui manque, selon eux, de classe, mais qui les nourrit, les véhicule, tond leur pelouse, vide leurs égouts, éduque et torche, le cas échéant, leurs moutards, aspire leur tapis, répare leurs voitures, vide les cendriers, construit leurs avions, appuie sur les boutons des robots, s’esquinte la santé à exécuter les basses besognes, qui n’a pas toujours le temps de travailler son “look”, ou un air chic, posé et responsable, fait fi, parfois, de sa dignité pour avoir le droit de les servir, meurt, occasionnellement, pour leurs ambitions internationales et les vêt élégamment.
La société de l’après-travail sera avant tout celle du travail utile, et dès lors risque de remettre pas mal de choses en question au niveau des mentalités et des pratiques; d’où la mauvaise volonté, que tout sage constatera avec un amusement non dissimulé, dans le chef de certains, qui préféreraient certainement la consolidation de la société duale, qui est actuellement notre lot, à une nouvelle répartition du travail; société duale qui leur garantirait de con-server acquis, pouvoir et privilèges. A bas le travail inutile et con.


Au-delà de ces considérations que l’on peut qualifier “d’humeur”, terminons par un avertissement aux élites actuelles, qui n’en finissent plus de s’imaginer, ou, en tout cas, de nous faire croire, à force d’artifices éculés, qu’ils “représentent” ou qu’ils “incarnent” le pays, qui, un peu comme la noblesse Française avant la révolution de 1789, n’ont plus l’air de comprendre la société qu’ils ont la responsabilité de guider, et qui freinent comme des mulets une nécessaire et drastique redistribution du travail, de l’éducation au temps libre, ainsi que la revalorisation du concept d’activité (comme les activités sociales, artistiques et associatives, qui même si elle n’affolent pas les places financières, représentent l’avenir) et esquivent le problème de la répartition des richesses (redistribution que le marché capitaliste a du mal à réguler) qui l’accompagneront évidemment; si nos décideurs ne se décident pas a plancher sérieusement, et ce à tous les niveaux hiérarchiques, sur le passage d’une société salariale de travail et de non-travail à une société d’activité au sens large du terme, nous allons tout droit dans le mur; à côté de la démocratie représentative qui a fait son temps, pousse lentement mais surement une démocratie participative; nous somme déjà dans les faits en économie plurielle et il faut intégrer et développer ce concept, le reconnaître et le valoriser socialement; bien sur il y aura encore économie de marché, mais elle ne s’arrogera pas le monopole de nos existences, elle aura sa place, mais pas toute la place; si nous continuons de “marchandiser” nos existences (18), nos sociétés vont tout droit dans le mur: nous allons vers une société toujours plus médiocre, qui manquera, plus encore, de classe; et si nos élites ne comprennent pas les mutations en train de se produire, ou les freinent, ou encore, nous mettent sur la voie d’une société plus minable encore (stress, consommation irréfléchie de gadgets imbeciles, existences monotones, médiocres et hypocrites, loterie aveugle sur le marché du travail, hiérarchies bornées et égoïstes, docilités et veuleries de tout poil (circonstances obligent), exclusion, prostitution, criminalité, toxicomanies mal gérées, désespoirs divers etc), sur la voie, somme toute, d’ une société absurde et sans conscience, uniquement mesurée à l’aune des paramètres grossiers du marché et de la compétitivité, bref de la monnaie, société soigneusement entretenue par des élites qui la mépriseront vraisemblablement, si ce n’est pas déjà le cas. Si nous ne plaçons pas la barre plus haut, pour tous, nous filons droit vers le mur; quand nous y serons arrivés, le troupeau courroucé prendra-t’il pitié de ses seigneurs?


Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

(1) B. Cassen, “Le Monde diplomatique”, mars 1993
(2) André Gorz, “les métamorphoses du travail” (éditions Galilée)
(3) Angelo Basile, ”L’utopie à portée de main” (alternatives Wallonnes)
(4) D. Sicot, Alternatives économiques, n°108
(5) Jean Daems, in “équipes populaires magazine”, fondation travail université.
(6) Irène Petre, CNE commerce
(7) C.S.C.
(8) Écolo, “Mieux vivre aujourd’hui”, ”Priorités socio-économiques d’Écolo” ;
(9) F.G.T.B., “L’emploi dans tous ses états”, 1993
(10) F.G.T.B., ”Congrès extraordinaire”, octobre 1994
(11) Yves De Wasseige, “Des raisons économiques de la redistribution du temps de travail”
(12) Guy Aznar, “20 propositions pour redistribuer l’emploi”
(13) Fondation Roi Baudouin, “Le temps de travail et son aménagement”
(14 Luc Carton, fondation travail université: “Evolution du syndicalisme et nouvelles solidarités”
(15) André Gorz, ”Capitalisme, socialisme, écologie” éditions Galilée.
(16) Guy Aznar, ”Tous à mi-temps!”

 
     

     
   
   


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