Apparu dans les années 2000, ce terme péjoratif est utilisé pour dénoncer une sorte d'aristocratie médiatique, un cercle fermé de journalistes, essayistes ou éditorialistes constamment invités dans les médias, et qui sont souvent accusés de connivence avec les élites politiques et économiques.
Parmi les personnalités qui ont pu être qualifiées d'éditocrates, on trouve en France, par exemple, Franz-Olivier Giesbert, Alain Duhamel, Jean-François Kahn, Christophe Barbier, Caroline Fourest, Bruno Roger-Petit (récemment devenu porte-parole d’Emmanuel Macron), Jean-Michel Aphatie, François Lenglet, Laurent Joffrin, etc.
Ces éditorialistes, chroniqueurs, intervieweurs (toutes fonctions à mettre également au féminin) ont en commun d’être des professionnels du commentaire.
La plupart d’entre eux, remarque Henri Maler (2), ont fréquenté de «grandes» écoles et, souvent, de «prestigieuses» écoles de journalisme. Leurs atouts culturels les prédisposent à un confortable conformisme qui, pourtant, ne leur suffit pas pour entrer dans le microcosme et jouer ses jeux : il leur est recommandé de surcroît (même si ce n’est pas toujours indispensable) de disposer de bonnes relations sociales ou de bénéficier du parrainage de l’un de leurs aînés.
Les questions démocratiques se réduisent pour eux aux élections et ils privilégient les affrontements partisans et les compétitions politiciennes, au détriment des enjeux sociaux des projets et des programmes, préférant«décrypter» les postures, les «petites phrases» et les jeux de rôle. Pour Maler, ce sont des pourvoyeurs de politique dépolitisée.
Partisans de l’économie orthodoxe et libérale, les concepts clés de leur «pensée» sont: «la dette» (et non son origine et sa finalité), «les chiffres du chômage» (et non la vie des chômeurs), «le coût du travail» (et non les surcoûts des profits), les «charges sociales» (plutôt que les «cotisations sociales»), les «impôts» (plutôt que leur usage). Ils sont aussi des zélateurs d’une économie désocialisée.
Un pluralisme anémié
Ces éditocrates-éditorialistes, commentateurs polyvalents, dispensent à tout propos leurs leçons. Dans la presse d’opinion, les directeurs de rédaction ou leurs auxiliaires impriment leur marque au titre dont ils défendent un peu partout les couleurs : Arnaud Leparmentier pour Le Monde, Christophe Barbier pour L’Express, Franz-Olivier Giesbert pour Le Point, Yves Thréard pour Le Figaro et quelques autres décorent un pluralisme anémié.
Adversaires mais complices, remarque Maler, ces éditocrates en chef sont des adeptes du journalisme de fréquentation qui scelle leur appartenance au cercle des dominants. Non contents, pour certains d’entre eux, de partager dîners en ville, croisières et vacances, ils s’honorent de se retrouver au sein d’un club – Le Siècle – qui réunit des politiques de presque tous horizons, des hauts fonctionnaires, des industriels et des banquiers, et qui accueille les éditocrates les mieux cotés: en toute discrétion puisque aucune information ne sort de leurs rencontres...
Ils arbitrent des débats pour lesquels ils choisissent des invités à ce point interchangeables que ce sont fréquemment les mêmes. À deux, cela donne «Le match des éditorialistes». La rivalité ritualisée de quelques titulaires simule la confrontation des idées, quand elle ne s’abîme pas dans le consensus des rivaux associés ou des associés rivaux. Ainsi prospèrent les «débats vraiment faux» (3). Parfois, l’éditorialiste n’arbitre pas seulement des duos, mais – comme dans l’émission «C dans l’air» sur France 5 – il garnit le plateau de quelques autres éditocrates en vue et de quelques «experts» quasi-inamovibles.
Ces commentateurs vedettes partagent souvent les mêmes opinions. Dès qu’il s’agit d’économie et de social, il y a une convergence d’opinion des éditocrates comme par exemple, le traitement médiatique du référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen ou la couverture médiatique des réformes économiques: «l’urgence des réformes» (forcément libérales), sur «le rôle de l’État» (forcément trop gourmand), sur «l’Allemagne» (forcément paradisiaque) ou sur «la mondialisation» (forcément heureuse). Les crises à répétition n’y font rien: les mêmes ou leurs semblables continuent de pérorer sans plier.
Les médias se ressemblent, les médias se copient. Et parfois se trompent, en témoignent les errements journalistiques lors des conflits armés au Kosovo (100.000 morts annoncés !), en Irak (les armes de destruction massive introuvables) ou plus récemment en Ukraine. Et quand de telles couvertures se reproduisent pour répéter les mêmes erreurs, les mêmes rumeurs, les mêmes mensonges, cela montre bien que les journalistes ne retiennent pas les leçons.
Cadrage, dépossession et inflation des commentaires
Les éditocrates tracent le périmètre des opinions dignes d’être discutées et entretiennent leur pouvoir de problématisation. Les exemples sont nombreux. Le «problème du chômage», chiffré, n’est pas vraiment celui des chômeurs. Le «problème du travail» et de sa valeur est rarement celui de la souffrance au travail. Le «problème de l’Europe» est celui du «toujours-plus» (europhile) ou du «un-peu-moins» («souverainiste»). Le «problème de l’immigration» est celui qu’il pose ou poserait aux Français, plutôt que ceux qui se posent aux immigrés. Le «problème du communautarisme» absorbe celui des minorités discriminées, hâtivement désignées comme des «communautés».
Pour Mathias Raymond (3) il devient extrêmement difficile d’y échapper. Dans les journaux, éditorialistes, chroniqueurs ou auteurs de tribune libre occupent une place considérable. À la radio, les matinales sont remplies de chroniqueurs qui ont un avis quotidien sur la géopolitique, l’économie ou la politique. À la télévision, les débats d’éditorialistes succèdent aux débats d’experts.
Et de manière générale, le lecteur, l’auditeur et le téléspectateur ne peuvent que constater: le commentaire (c’est-à-dire la simple opinion) prime sur le fait, l’éditorialiste sur le reporter. Pour être un bon éditorialiste ou chroniqueur, il faut être un bon client (toujours disponible) de bonne composition (aimer se plier aux exigences des médias et de la télévision en particulier). À partir de là, il n’est pas étonnant qu’un journal ou une radio lui offre un espace pour donner son avis sur l’actualité. Et ainsi, lui offre l’occasion de devenir ce que l’on appelle communément: un éditocrate.
Dominique Wolton
Pour Dominique Wolton (4), la télé est devenue très « people » et le monde de la connaissance a été rejeté en arrière. De nombreux journalistes se sont « peopelisés ». Il estime qu’il y a une espèce de renfermement de la nomenklatura. La politique, les technocrates et une large partie du monde académique refusent de réfléchir théoriquement sur le statut de la communication. Et pourtant, pour Wolton, tout est à penser: il n’y a jamais eu autant de moyens d’information, mais jamais aussi peu de diversité accessible et exprimée...
Le récepteur est intelligent et critique, même s’il n’a évidemment pas toujours raison. Mais le sens critique est amoindri. Et la déception grandit, accentuée par la «visibilité» de la politique qui renforce la dimension critique d’un système politique, qui n’a jamais le temps de produire des résultats. Tout va trop vite. Et la crise de confiance – trop rapidement appelée populisme – se renforce. L’exponentialité de l’interactivité et des expressions ne rend finalement service ni aux citoyens, ni aux hommes politiques. On ne pouvait pas le deviner forcément il y a trente ans. Il y a même un paradoxe supplémentaire dans cette société «transparente»: il n’y a jamais eu autant d’information, de révélations… Il n’y a jamais eu autant de secret, de rumeurs… Comme si l’information publique, accessible, augmentait plus la méfiance que la confiance…
Ces conseillers et analystes en tous genres ne veulent pas d’élection, ils veulent avoir l’influence auprès des acteurs, avoir l’avantage du pouvoir sans l’immense difficulté du pouvoir, de l’action, ni de l’élection. Les acteurs politiques sont courageux parce qu’ils se font élire, avec les inévitables échecs.
C’est beaucoup plus difficile, continue Wolton, de faire de la politique que de faire du commentaire, de la rumeur ou de l’information. On est dans une inversion complète, qui se termine par une détérioration de la légitimité des hommes politiques et surtout de leur capacité d’action.
Dans la durée, il va donc falloir que les hommes politiques apprennent à se taire, à travailler, et à créer de la distance par rapport à ce brouhaha des rumeurs, jugements, révélations, expressions… Sous couvert de «vérité», la politique est réduite à des jugements psychologiques et à une permanente défiance. Sous couvert de n’être «pas dupe», c’est toujours la suspicion.
Pierre Bourdieu (5), en 1996, estimait déjà que les journalistes traitent les mêmes sujets: «ils en ont parlé, il faut qu’on en parle aussi». L’implicite de ce genre de phrase est que, pour un média, ne pas parler d'un sujet traité par ses concurrents revient à être «dépassé» par eux - ce qu’il faut éviter. Pour se distinguer, il s’agit alors de produire des micro-différences qui ne seront vues en réalité par personne. Pour le journaliste, ce n’est pas ce qu’il dit qui compte mais comment il le dit, ce qui l'amène à se démarquer sur la forme plutôt que sur le fond. Cette volonté de «ne pas passer à côté» et de se distinguer provient de l’idée que ces différences auront un impact réel sur la vente. Idée évidemment fausse, puisque personne, si ce n'est les journalistes, ne perçoit ces micro-différences.
Homogénéisation de la production
Sur un plan plus général,continue Bourdieu, le champ journalistique, poussé par la logique de la concurrence, finit par proposer une production uniforme. Au lieu de produire de la différence, la logique du marché aboutit à tout homogénéiser.
Au-delà de l’uniformisation de l’information, la loi du marché provoque aussi des ravages du point de vue déontologique et politique. La sur-information, la montée en épingle d’une nouvelle, peut aboutir à des conséquences plus que regrettables. Le battage médiatique peut provoquer des réactions chez les politiques, qui se voient contraints de réagir et qui font passer une mesure ou une loi qui n'aurait pas été adoptée sans la pression des médias.
Le journalisme a un pouvoir d’influence. Mais il est lui-même soumis: à travers le champ journalistique, c’est la loi du marché, le commercial, qui s’impose.
Ce qui entraîne un problème de légitimité. On a la légitimité médiatique, d'une part, et la légitimité propre à chaque champ. Les deux ne se recoupent pas forcément et cela contribue à créer un flou pour le profane. Cette confusion fait apparaître, selon Bourdieu (5), une catégorie mixte. Des gens qui jouent sur les deux légitimités à la fois: n’étant pas assez compétents dans leur domaine pour être reconnus par leurs pairs, ces personnes vont trouver dans les médias une légitimité externe.
Les conditions de diffusion sont liées au marché: pour avoir une large audience, il faut que ce soit «vendeur ».