La post-vérité est-elle en marche? (5) Populisme, populace, etc

Banc Public n° 261 , Octobre 2017 , Frank FURET



Le contour du mot "populisme" varie selon celui qui l'utilise. Il est souvent synonyme de démagogie, d'électoralisme, d'opportunisme. Mais le terme reste un peu flou, utilisé à toutes les sauces, dans le débat politique; il est souvent utilisé pour balayer du revers de la main un mouvement, un parti ou un individu, et tout le corpus idéologique qu’ils peuvent porter.

 

Un peu d’histoire

 

Avant de devenir un concept polémique et insultant, le terme "populisme" a des origines qui ne sont nullement déshonorantes et dont une partie non négligeable se situe plutôt du côté de la gauche démocratique et égalitaire. Le populisme originel n’a pas toujours été "réactionnaire": en France, l'usage polémique du mot remonte sans doute à la dialectique de Sieyès du tiers-état contre les ordres «privilégiés». Au XIXe siècle, il émerge, en Russie, dans les années 1860 : les narodniki, en «allant au peuple», rêvent de restaurer une communauté perdue. Ce sont des intellectuels, plus tard à leur tour vilipendés par les populistes, qui appellent à sauver le peuple affamé par le tsar. Aux États-Unis, dans les années 1890, des fermiers qui se sentent dépossédés et ne joignent plus les deux bouts, ne comprennent pas le rôle que l’État fédéral veut jouer dans leurs affaires. Un populisme social va émerger et s’éteindre dès que le système apportera des réponses économiques.

 

Pathologies de la démocratie

 

Pour Olivier Ihl, spécialiste de la sociologie historique et politique, la dérégulation mondiale, la désindustrialisation et la crise économique ont laminé les conditions d’existence de pans entiers de population et ont formé le terreau social d’un regain populiste. Selon lui, c’est la première «pathologie contemporaine de la démocratie» dont profitent ces mouvements qualifiés de «populistes».

La seconde pathologie de la démocratie, à l’origine du regain populiste, tient pour Ihl, à la clôture d’une classe politique professionnelle, « se conduisant de manière parfois amorale et illégale, rechignant à voter contre ses intérêts comme le montre l’échec du non-cumul des mandats en France (1) et entretenant des relations souvent troubles avec les élites économiques et médiatiques».

 

Censure et politiquement correct

 

Pour Jean-Marc Ferry, professeur titulaire de la chaire Philosophie de l'Europe à l'Université de Nantes, la mondialisation s’est accompagnée de moyens d’expression nouveaux : les réseaux numériques, qui font monter en puissance des aspects méconnus de l’opinion, en contournant les grands médias de masse classiques. Une opinion latente qui préférerait se taire, parce qu’elle n’est pas en phase avec l’opinion publique dominante, les grands leaders d’opinion, les grands médias, les instituts de sondage… Cette «raison publique», parfois stigmatisée par l’expression de «politiquement correct», a exercé de fait une censure. «Ce qui est vécu par les gens qui adhèrent aux "leaders populistes" », continue Jean-Marc Ferry, «c’est qu’ils se sentent victimes de censure». Aujourd’hui, les orientations «scandaleuses» dans la mesure où elles sont xénophobes, racistes, plus ou moins sectaires, qui existent souvent en réaction contre la mondialisation, accèdent à l’existence sociale grâce aux réseaux numériques et montent en puissance politique, jusqu’à consacrer des leaders qui représentent une planche de salut et une liberté aux yeux des gens qui se sentent menacés, précarisés et censurés par la raison publique.

 

Un mépris de classe ?

 

La notion de «populisme» s’est aujourd’hui banalisée sur la scène politico-médiatique où elle fait office d’insulte omnibus, dénonçant la préfiguration d’un «fascisme» virtuel. Or, si elle dénote clairement une intention de stigmatisation chez ceux qui l’emploient, il est beaucoup plus difficile de cerner ce qu’elle vise, estime Gérard Mauger, directeur adjoint du Centre de sociologie européenne (CSE). Elle peut, dans certains cas, dénoncer le racisme, mais elle peut aussi, dans d’autres cas, procéder elle-même d’un «racisme de classe» qui s’ignore.

 

Pierre Bourdieu remarquait que, victimes de leur ethnocentrisme, les descriptions des classes populaires «balancent presque toujours entre le misérabilisme et l’exaltation millénariste».

Le «racisme de classe», qui renvoie les classes populaires à l’ «inculture», à la «nature», à la «barbarie», dérive d’un ethnocentrisme fondé sur la «certitude propre à une classe de monopoliser la définition culturelle de l’être humain et donc des hommes qui méritent pleinement d’être reconnus comme tels». Plus spécifiquement, le « racisme de l’intelligence » est, selon Bourdieu, « la forme de sociodicée (*) caractéristique d’une classe dominante dont le pouvoir repose en partie sur la possession de titres qui, comme les titres scolaires, sont censés être des garanties d’intelligence et qui ont pris la place, dans beaucoup de sociétés, et pour l’accès même aux positions de pouvoir économique, des titres anciens comme les titres de propriété et les titres de noblesse »

 

Annie Collovald, professeur de sociologie à l’Université de Nantes, remarque, elle, que les analyses désignant les classes populaires comme les principaux soutiens du Front national relèvent d’une image fantasmée des classes populaires, sont infondées et imprégnées du racisme de classe d’experts issus de la «science politique » ( philosophes politiques, historiens puis politologues ). Dans cette histoire, les journalistes n’ont pas initialement joué de rôle majeur; ce sont d’abord des «savants» qui, successivement et pour des raisons tenant à des stratégies de distinction dans leurs disciplines respectives, ont travaillé à donner une coloration scientifique à cette dénomination.

Ces «experts» ont importé une des définitions du populisme ayant cours au sein de l’extrême droite américaine à la fin des années 1970, visant à donner une apparence populaire et d’éthique philanthropique à une entreprise néoconservatrice sur les plans économique et politique, pour mieux la présenter comme révolutionnaire et déstabiliser les conservateurs jugés dépassés.

 

A partir des années 1990, continue Annie Collovald, des politologues inspirés par le «populisme du FN» découvrent, sur la foi de sondages électoraux, un «fait» extraordinaire: ce seraient les classes populaires (ouvriers, employés, chômeurs) qui voteraient Le Pen. Que cette affirmation reçoive de multiples démentis, qu’elle soit moins une avancée scientifique qu’un échafaudage sans théorie ni fondement autre que des préjugés, n’empêche rien. La boucle est bouclée, le mot a trouvé sa recette. Le «populisme» attire d’abord le populaire, son étymologie ne renvoie-t-elle d’ailleurs pas au «peuple» ?

 

Le discours médiatique dominant ratifie le scénario: un parti indigne rallie surtout les fractions sociales les plus illégitimes socialement ; par manque de diplôme et de ressources économiques, elles auraient une crédulité réceptive aux thèses frustes et simplistes du FN, à l’inverse bien sûr des plus éduqués et des plus riches, protégés par leur haute culture de toute adhésion à des idées xénophobes ou intolérantes. Le FN devient alors le premier parti ouvrier en France et le substitut du Parti communiste.

 

Les «scoops» et les papiers sensationnels (« Mélenchon-Le Pen: le match des populismes», «Et si c’était Marine Le Pen») se multiplient. De nouvelles catégories médiatico-sociologiques émergent : «les gens d’en bas», «ceux de la désespérance sociale», «la France périphérique», «la France d’à côté»...

 

La catégorie de «populisme» va s’imposer avec force d’évidence parmi les journalistes politiques, comme la seule (ou presque) catégorie pertinente tant pour interpréter les succès électoraux du FN que pour dénigrer les classes populaires, accusées de voter uniformément pour le Front national.

 

La conjoncture intellectuelle et politique se prête alors tout particulièrement à une telle distance morale avec les groupes populaires justifiant tous les abandons passés et futurs: le Parti communiste français est à la dérive, le PS s’adresse désormais aux classes supérieures; le Front de Gauche puis la France Insoumise n’apparaîtront qu’ensuite.

 

Deux «peuples» et deux «populismes»?

 

Pour Gérard Mauger, le «peuple» auquel s’adressent les dits «populismes» correspond à deux définitions distinctes.

 

Dans l’une, le peuple est ethnos: «peuple menacé d’envahissement», il s’oppose à l’étranger et à l’immigré. Plus ou moins ouvertement xénophobe/raciste et, aujourd’hui en France, «anti-arabe» (ou «islamophobe»), ce genre de «populisme» défend «l’identité» du «peuple-ethnos» (supposé culturellement «intact» et «homogène») contre des populations «inassimilables» «issues de l’immigration» et se présente comme «national».

 

Dans la seconde, le peuple désigne, si l’on peut dire, le «peuple populaire», le «petit peuple», le «peuple-plèbe»(demos); il s’oppose à «ceux d’en haut», à la bourgeoisie, aux classes dominantes, à l’ «establishment», aux «privilégiés», aux «happy few» qui détiennent le pouvoir dans différents champs (économique, politique, médiatique, etc.). Si «la classe ouvrière» en a longtemps été le centre, le moteur (le «populisme» devient alors «ouvriérisme»), il inclut, en général, les employés.

 

Ceux qui, au sein du champ médiatico-politique, entendent dénoncer ce «populisme populaire», le stigmatisent aujourd’hui en l’étiquetant «populiste», l’assimilant ainsi au «populisme national» du FN. Le procédé semble avoir été remis au goût du jour pour discréditer, non seulement les militants – droite et gauche confondues – qui firent campagne pour le « non » au traité constitutionnel européen de 2005 en France, mais aussi «le peuple» qui avait mal voté. L’évolution du FN, sous l’impulsion de Florian Philippot, vers des thèses comme le protectionnisme intelligent, ancrera de plus le FN plus à gauche et brouillera encore un peu plus les cartes.

 

Toujours est-il que le «racisme de classe» ordinaire s’est ainsi déployé sans vergogne en créditant ce «peuple mal votant» d’une «fermeture d’esprit», d’une xénophobie, sinon d’un racisme dont aurait témoigné son vote «anti-européen», d’un ressentiment de «mauvais élèves» et/ou d’anti-intellectualisme contre «les élites» (qu’attestait son bas niveau de diplôme) et d’une «inculture politique» (ses «pulsions», sa «crédulité», son «irrationalité» le rendent disponible aux solutions «simplistes») qui en auraient fait la proie facile des «démagogues» et des leaders charismatiques. Les «élites» étant a contrario, implicitement créditées d’ouverture d’esprit, d’intelligence et de supériorité morale.

 

On voit mal, remarque Gérard Mauger, comment le racisme de classe pourrait invoquer légitimement le rappel à l’ordre démocratique. Ou se revendiquer d’une vision « réaliste » des classes populaires. Il conclut sa réflexion en estimant que la polysémie du label «populiste» l’a trop dégradé pour qu’il soit récupérable, et que de ce fait mieux vaudrait sans doute s’en passer.

 


Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

SOURCES

 

(*) Max Weber disait que les dominants ont toujours besoin d’une «théodicée de leur privilège», ou, mieux, d’une socio­dicée, c’est-à-dire d’une justification théorique du fait qu’ils sont privilégiés. (Pierre Bourdieu, "Contre-feux", pp. 48-49, 1998, Éditions Raisons d’agir)

 

"Le populisme existe-t-il ? ", Philippe Raynaud, Questions internationales, n° 83, janvier-février 2017

 

"Le racisme de l’intelligence", Pierre Bourdieu, Le Monde Diplomatique, avril 2014

 

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