L´étude de Nadia GEERTS est d´un autre calibre, dans la mesure où elle procède à une analyse systématique de ce phénomène de société, répertoriant les divers domaines qu´il affecte avant de le soumettre à une critique serrée. L´autrice, il est vrai, n´est pas une néophyte en matière de décryptage des idéologies : elle a enseigné la philosophie à la Haute école. Bruxelles-Brabant et a créé le Réseau d´actions pour la promotion d´un État laïque (RAPPEL), est chroniqueuse pour Écran de veille et Marianne, et a publié plusieurs essais (1).
Contre les dénis d´universitaires complaisants, elle montre que le wokisme existe bel et bien, non seulement parce qu´il est attesté par les dictionnaires (qui abondent en définitions d´êtres imaginaires comme les licornes ou les fantômes), mais parce que cette notion recouvre un ensemble d´idées, de représentations et de comportements dont la typologie peut être établie avec une certaine rigueur.
La pensée "woke" consiste en l´analyse critique de discriminations et préjudices, réels ou prétendus, en fonction de la race, du genre ou de l´orientation sexuelle, du handicap, de l´âge, de l´espèce, etc., pris isolément ou combinés (leur "intersectionnalité" induit celle des "luttes"), dont l´homme blanc hétérosexuel, "cisgenre" (dont le genre est en adéquation avec le sexe), âgé de plus de cinquante ans et représentant du patriarcat, qu´il en soit conscient ou non, est le coupable généralement désigné à la vindicte publique.
Historiquement, le terme "woke" nait du mouvement antiesclavagiste américain "Wide Awake" (pleinement réveillés) et est repris par Martin LUTHER KING, qui appelle les jeunes à "rester éveillés" contre l´injustice raciale, mais s´inscrit dans une perspective universaliste d´égalité entre tous. Par contre, le wokisme moderne puise son inspiration dans les penseurs français de la déconstruction (Michel FOUCAULT, Jacques DERIDDA...), qui, à partir du philosophe Martin HEIDEGGER (nazi notoire), remettent en cause l´héritage des Lumières et l´usage de la raison et qui considèrent que tout, même les mathématiques et les sciences expérimentales, est "socialement construit", affaire de perspective, point de vue, subjectivité. Adoptée d´enthousiasme par l´Université américaine (2), la "french theory" revient comme un boomerang en Europe, mais d´autres auteurs insistent sur l´importance de la révolte de mai 1968, ses élucubrations idéologiques comme la glorification de la révolution culturelle chinoise, son mépris pour la vérité, ses séances d´humiliation des "mandarins" par des étudiants ignares qui singent les jeunes "gardes rouges" (3).
Approche thématique
La langue
1° L´écriture dite inclusive : il convient ici de distinguer les modifications de l´usage qui visent à rendre leur juste place aux femmes, telles que la féminisation des noms de métier, fonction, grade et titre, l´emploi des termes épicènes (invariables en genre) ou des formes doubles (les étudiantes et les étudiants) qui respectent les règles grammaticales, d´une part, et l´utilisation du point médian, la modification des règles d´accord de l´adjectif avec des substantifs de genre différent ("accord de proximité, de majorité ou au choix"!, p.67), ou la création de néologismes pour inclure les personnes non binaires l´indétermination ou la fluidité de leur genre (iels, celleux, froeurs), à proscrire, d´autre part. Nous aurions souhaité que l´autrice dissipe tout malentendu à cet égard : le décret du 14 octobre 2021 et l´arrêté du gouvernement du 14 juillet 2022 ne sont pas favorables aux innovations de la deuxième catégorie, et la ministre de l´Éducation Valérie GLATIGNY a parfaitement raison d´interdire l´enseignement de formes qui sont officiellement déconseillées (4). Force est de constater que malheureusement les autorités, et la Communauté française elle-même, feignent d´ignorer ces instructions, comme en atteste le Guide de l´EVRAS (éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle) approuvé par l´accord de coopération d´exécution du 7 juillet 2023 (Moniteur belge, 25 mars 2024), d´ailleurs épinglé par N. GEERTS (pp. 70 et 78-79).
2° La création de néologismes : validisme, antispécisme, cisgenre, hétéronormativité, racisé (personne "non blanche"), assignation de genre (fait d´attribuer à une personne le genre de son sexe sans lui demander son avis), binaire (personne qui se reconnait dans la distinction des deux genres), mégenrage (fait de prendre un homme pour une femme et vice versa) et les innombrables phobies (islamophobie, transphobie, grossophobie...), qui servent à assoir la nouvelle doxa ou à stigmatiser ceux qui n´y adhèrent pas.
Littérature
Pour éviter de choquer les minorités, il convient également de censurer la littérature et de l´expurger des mauvaises pensées : réécriture d´œuvres anciennes et, à titre préventif, présence de "sensivity readers" auprès des éditeurs qui veillent à éviter toute offense ou, au contraire, à mettre en scène les minorités "pour une meilleure représentation de la diversité" (p. 81). On se croirait revenu à l´ère du réalisme socialiste et des "héros positifs" chers à STALINE et JDANOV!
Races
La biologie a établi l´unité fondamentale de l´espèce humaine et donc l´absence de fondement scientifique de la notion de race. Le terme est revenu en force, au titre de l´expérience ressentie et de l´exigence de "représentativité", sous le nom de "racisé".
Par un phénomène d´acculturation qui touche tous les domaines, est ainsi projetée sur l´Europe la réalité des États-Unis, qui utilisent, notamment dans leurs statistiques, une classification ethno-raciale qui a fondé une politique de discrimination positive d´ailleurs remise en cause et où la ségrégation des Afro-américains, subie ou revendiquée, est toujours vivace. L´autrice s´inscrit en faux contre l´existence d´un "racisme d´État" ou "systémique" dans nos pays, dont l´Histoire est différente.
La contagion du mouvement "Black lives matter" a relancé le débat en présentant le racisme comme un retour du refoulé colonial. Le rapport (non approuvé) de la commission parlementaire spéciale chargée d´examiner le passé colonial contient des propositions qui "illustrent la force de pénétration d´une idéologie racialiste" : il faudrait "développer un plan d´action affirmative avec des quotas pour le recrutement de personnes d´ascendance africaine dans les services publics... ainsi que sur toutes les listes électorales , féministes et décoloniales et des études sur l´impact des micro-agressions et du racisme structurel..." (p. 102).
L´entreprise décoloniale prétend tout à la fois effacer l´Histoire, l´amputer et la fossiliser. Ainsi des campagnes en faveur du déboulonnage de statues ( y compris "le tireur à l´arc" à Etterbeek qui représente un chasseur africain). Ainsi de l´esclavage : l´Europe ne l´a pas inventé mais y a mis fin, et les traites interafricaine et arabo-musulmane doivent être tues. Ainsi de la condamnation de l´"appropriation culturelle", qui interdit aux "blancs" de s´inspirer du patrimoine des "racisés" et d´interpréter ou de traduire leurs œuvres (pp. 107-110).
Sexe et genre
Le féminisme universaliste de Simone de BEAUVOIR et Élisabeth BADINTER (Fausse route, 2017) cède la place à un néoféminisme qui essentialise la femme, montre beaucoup de compréhension pour le voile islamique "sous couvert de respect de la différence" et se dresse contre les hommes : N. GEERTS s´inquiète de la confusion entre les véritables violences sexistes et des "micro-agressions" montées en épingle, du retour au puritanisme, de la mise à mal de la présomption d´innocence au nom du "Victime, on te croit", des accusations personnelles sur les réseaux sociaux ou dans la presse avant tout procès (5).
Elle examine ensuite la déconstruction du sexe en faveur du genre, les conflits entre militants des nouvelles identités de genre et les féministes, parfois qualifiées de "transphobes" par les premiers, et les problèmes posés par la chirurgie du changement de sexe et les "thérapies de conversion ».
Écologie
N. GEERTS traite un peu cavalièrement les théories de l´écosocialisme et de la décroissance, qui considèrent notamment que le capitalisme est incompatible avec la préservation de l´environnement, positions certes contestables mais qui sont généralement argumentées de manière rationnelle et qui ne relèvent pas, selon nous, du wokisme.
On la suivra plus facilement dans sa critique de l´antispécisme ou animalisme et de ceux qui veulent accorder une personnalité juridique aux animaux ou à des entités naturelles inanimées sous prétexte d´éviter des "écocides", ce qui relève d´une pensée animiste, "très éloignée de notre conception du monde mais aussi de l´état actuel de la connaissance scientifique(...) Oui, nous restons, selon la formule de DESCARTES, 'maîtres et possesseurs de la nature', seuls à avoir les moyens de la transformer...(ce) qui nous distingue fondamentalement des autres animaux".
Approche critique
Cette critique porte sur les aspects transversaux du wokisme.
Un premier trait est la "cancel culture" ou "culture de l´effacement", en un mot la censure "horizontale", qui prend le pas sur la censure d´État (6) : interdiction de conférences et de spectacles, déboulonnage de statues, altération d´œuvres littéraires d´hier ou d´aujourd'hui, le tout au nom d´une morale ou du respect de sensibilités particulières.
Un deuxième est le "triomphe du ressenti" ou de la subjectivité : "un incident raciste est tout incident perçu comme raciste par la victime ou toute autre personne" (Conseil de l´Europe, Manuel pour la pratique de l´éducation aux droits de l´homme avec les jeunes). Seuls ceux qui sont victimes ont le droit de s´exprimer à ce propos : les autres peuvent humblement offrir au mieux leur "alliance", au pire leur "repentance".
Un troisième est la remise en cause de la science : l´objectivité n´existe pas, "la croyance en la science est aussi une forme de religion" (Marie CAU).
L´autrice relève aussi la "culture de la victimisation", un marxisme sans classes ni références socio-économiques, qui ne retient qu´une opposition simpliste entre dominants et dominés ("alors qu´à classe sociale égale, les enfants d´immigrés réussissent aussi bien que les enfants de non-immigrés"), des "silences éloquents" sur l´antisémitisme, sur l´islamisme et sur les atteintes aux droits humains quand elles relèvent de la culture des "dominés" (répression de l´homosexualité, excision, mariages forcés, crimes d´honneur).
Le wokisme se caractérise enfin par la haine de soi, c´est-à-dire de notre civilisation, et par une dimension totalisante; il a les traits d'une religion séculière qui rejette l´universalisme et la rationalité. "Le wokisme ne peut être réduit à quelques excès périphériques qu´une 'droite conservatrice monterait artificiellement en épingle. Cette accusation est d’autant plus risible qu’il existe en France –mais fort peu en Belgique, hélas- un large courant que l'on peut qualifier de 'gauche historique', à la fois laïque et républicain, qui s´inquiète de ce raz-de-marée woke."
Bref, cette idéologie menace la raison, l´égalité et la liberté.