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Relativité de l'économie
Banc Public n° 109 , Avril 2002 , Catherine VAN NYPELSEER
Attirée par la couverture chatoyante et le beau titre, j’ai acheté le dernier ouvrage de Pascal Bruckner, Misère de la prospérité, en vue de le commenter pour les lecteurs de Banc Public. L’ouvrage m’a déçue: je n’y ai pas trouvé d’idées nouvelles ni même une description intéressante de “l’état du monde”, mais par contre un grand mépris -très peu argumenté- pour d’autres “intellectuels” (surtout français). Il s’agit donc d’un livre “d’opinion”, voire de règlements de comptes. Ce n’était donc plus très tentant de vous le commenter, si une couverture de presse favorable n’était pas apparue subitement: avec 19 euro et des poussières, il est possible de s’acheter beaucoup de paquets de chips (merci Belgacom), et mon sens du devoir par rapport à nos lecteurs s’est donc réveillé.
Premier constat: la croissance des inégalités, que ce soit entre habitants de l’Occident et du Tiers-monde, ou entre salariés et cadres dans les entreprises privées. Bruckner constate notre déception face à l’évolution du monde: le “spectre de la pénurie inscrite au coeur d’une profusion inouïe”, le fait “qu’on ne travaille plus pour gagner sa vie mais assurer sa survie” (p.32), l’obsession des cours de bourse (selon lui on ne dirait plus “Comment vas-tu”, mais “Comment va la bourse”), etc. Loin de profiter de l’occasion qu’il juge formidable de la chute du Mur de Berlin, nos sociétés “ont sombré dans une mortelle fatuité en croyant que la chute du communisme était la victoire de la démocratie alors que ce n’était que “la défaite de l’un de ses adversaires” (p. 37).
Une “ère de révoltes” est donc inévitable: c’est ainsi qu’il qualifie “Seattle” et “Porto Alegre”(p.43). Mais les militants révoltés n’ont rien à dire, rien à proposer. Pire: ils sont à mettre dans le même sac que leurs adversaires, les adorateurs du marché, car tous participent de la même erreur: mettre le marché “au centre”, donner la priorité à l’économie (p. 111). Quant aux produits Made in dignity , il s'agit -sans démonstration- d'un "gadget à la mode".
L’économie doit être ramenée à la place qu’elle mérite: celle de l’intendance. Elle doit cesser d’être la “religion de l’élite” pour passer au statut de “culte populaire”, non “la part enchantée de la vie”, mais la “part administrative de la cité” (p.216).
Au lieu de nous permettre de relativiser les soucis matériels, elle nous force à vivre "le nez sur les chiffres". Le mécanisme s'est perverti en son contraire, comme si, citant Charles Péguy, "l'horloge se mettait à être le temps".
Critiquer le capitalisme n’est qu’une façon de l’alimenter. Il faut plutôt limiter le domaine d’action de l’économie, ne pas laisser le marché envahir toute la société, qui ne pourrait plus fonctionner: ce n’est pas l’appât du gain qui fait fonctionner un hôpital, mais le “dévouement inouï de son personnel”. L’école doit rester un lieu d’apprentissage de savoirs et de techniques que l’on n’utilisera jamais, mais dont on saura qu’elles existent avant de s’engager dans l’une ou l’autre direction.
Et le marché laissé à lui-même n’est pas nécessairement un facteur de démocratie: il “ne sanctionne que l’efficacité”, “ses mécanismes sont politiquement neutres” (p. 182). Il juge les états “sous le seul angle de leur compétitivité, et non de leur conformité aux principes républicains” (p.184).
Le grand Satan
Privés de l’ennemi idéal depuis la chute du communisme, certains se tournent vers l’ennemi intérieur: pourquoi Pierre Bourdieu, par exemple, estime-t-il que “Big brother est déjà là ”? Mais parce que c’est un raisonnement qui nous “rassure”, qui satisfait notre besoin de manichéisme, tout simplement. Autre ennemi providentiel (re)découvert par Bruckner: le Grand Satan, autrement dit les Etats-Unis, qui a d’autant plus de succès dans ce rôle qu’ils incarnent l’économie de marché. Remarquons ici que Bruckner, qui stigmatise les écarts de langage chez les autres intellectuels, tombe ici dans le travers qu’il dénonçait quelques chapitres auparavant: selon lui, “Si le débarquement de juin 1944 avait lieu aujourd’hui, gageons que l’Oncle Adolf jouirait de la sympathie d’innombrables patriotes et radicaux de la gauche extrême au motif que l’Oncle Sam tenterait de l’écraser.” (p. 85). Mais ceux qui croient échapper à la fascination et à l’envahissement mental par l’Amérique, comme Ignacio Ramonet qui décripte les séries télévisées "Columbo" et "Kojak", ou les films catastrophe, sont au contraire des victimes aliénées de la culture Yankee, et son livre serait en fait un cri d’amour contrarié pour le cinéma américain. De toutes façons, les Etats-Unis ne sont pas crédibles dans le rôle de créateur d’un empire mondial: société trop individualiste et hédoniste, “nullement prête aux sacrifices qu’implique une telle ambition” (p.103). Au lieu d’être anti-américains, nous devrions être pro-européens. Plutôt que de singer les Etas-Unis, il faut s’approprier leur mentalité, prendre ce qu’ils ont de positif, faire comme eux pour pouvoir faire sans eux. Des réflexions qui ne nous ont pas paru particulièrement novatrices, et qui sont sans doute à replacer dans le contexte du milieu intellectuel français.
Catherine VAN NYPELSEER |
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Biblio, sources...
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Misère de la prospérité: La religion marchande et ses ennemis
par Pascal Bruckner Grasset Février 2002 242 p., 19,05 euro
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