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TUNISIE (3e partie): L’IMPOPULARITE DE BEN ALI
Banc Public n° 199 , Avril 2011 , Kerim Maamer
Le soulèvement populaire en Tunisie est un ras-le bol généralisé de toutes les classes de la société. Les jeunes, diplômés sans emplois, élites intellectuelles, avocats, industriels, artistes, agriculteurs, l’ensemble de la classe moyenne, de la petite ou grande bourgeoisie… ont nourri un mécontentement contre le président Ben Ali, traduit par un rejet absolu de sa personne et du clan de son épouse née «Trabelsi». Les compor¬tements immoraux et illicites du président, le libéralisme écono¬mique au profit d’un clan et le pillage des biens publics, la destruction des fondements de la société et de ses ressources naturelles… ont choqué et nourri l’impopularité du prési¬dent. Pilotée avec les outils de l’internet, la révolution du Jasmin porta un cri universel, de citoyens pour la liberté et le respect de l’identité, de la place dans la société et dans le monde, des aspirations à vivre et de ce que les êtres humains attendent de la vie.
Atteintes morales
L’usure du pouvoir a dévalorisé la fonction présidentielle en Tunisie. La nature imparfaite de l’individu est revenue en surface, pour laisser transparaître une personnalité détes¬table. Après 23 ans de pouvoir, le président Ben Ali a fini par déplaire profondément, autant, pour le «bon père de famille», que pour la jeunesse née sous son règne, «l’intelligentsia». Les piliers de la société du droit, de la morale et de l’épanouissement des peuples furent souvent embarrassés par les actes de leur président. Malgré les apparences de modernité, les m½urs de la société tunisienne sont très conservatrices. Le divorce est mal accepté, la bigamie interdite; la «débauche» ou les naissances adultérines condamnées, susceptibles d’emprisonnement; l’usage de stupéfiants sévèrement réprimé - 3 à 5 ans de prison pour un joint, plus de 15 ans pour le trafic… Le président Ben Ali cumulait toutes ces infractions, en toute impunité. Il épousa sa compagne en deuxième noce, six ans après la naissance de sa fille, après deux enfants nées hors mariage! Son frère, condamné en France à dix ans de prison pour trafic de drogue dans la « couscous connexion », fut retrouvé assassiné par balles (fait rare en Tunisie). Le corps aurait été récupéré dans une décharge publique, signant la revanche du milieu crapuleux international. D’autres atteintes sont moins connues mais aucun scandale public n’a éclaboussé le président. Les Tunisiens ne disaient rien mais désapprouvaient ce comportement de celui qui aurait dû être un modèle.
L’épanouissement culturel
La Tunisie de Bourguiba s’était construite sur l’idée de l’ouverture, essentiellement portée sur l’Europe et le monde occidental, aux dépens du monde arabe et de la diplomatie internationale. Dans les langues tunisienne et française, le combattant suprême s’entretenait avec le citoyen et adressait parfois de mémorables discours. La plupart des citoyens étaient, tout au moins, bilingues, voire multilingues avec l’italien, très courant à Tunis, l’anglais lié à la scolarité et l’allemand au commerce. Le président Ben Ali s’imposa avec l’exclusif arabe littéraire. Les ambitions de diversités linguistiques propres aux petits pays se traduisent par un arabisme fragmentaire et identitaire. On croyait Ben Ali trilingue puisque son curriculum vitae évoque une formation aux USA. Il s’avère un inculte de l’anglais, même pour des banalités. La diffusion d’un entretien avec le président Bush révèle un état lamentable de rapports qu’il entendait privilégier. Le président intervient en langue arabe, avec le soutien de traducteurs, dans les lieux de rencontre, de débat ou de diplomatie… Les cadres tunisiens imitent ce comportement. La télévision nationale traduit les propos étrangers en arabe littéraire et ignore la langue française, pourtant comprise par un grand nombre de citoyens. Dans les instances internationales, les délégués tunisiens communiquent leurs textes en arabe, malgré des débats techniques et spécialisés. La langue littéraire n’est pas naturelle, mais elle est exhibée avec fierté, aux dépens de la courtoise et de la communication. Pour comprendre, c’est comme si les francophones utilisaient le latin pour communiquer à l’ONU et marquer leur solidarité identitaire avec l’Espagne et l’Italie!
Les engagements de fierté en faveur de l’arabisme le sont aussi pour l’islamisme. Certes, la Tunisie n’est pas laïque dans sa Constitution. Cependant, la pratique était respectu¬euse des libertés individuelles. Ben Ali imposera les pratiques religieuses dans la vie civile. Les alcools disparaissent - les licences sont diminuées et non renouvelées. Les appels à la prière s’imposent à la télévision et dans les lieux publics. S’il n’est pas islamiste, Ben Ali a porté leurs demandes, qui paraissent encore insuffisantes aux yeux des partis religieux…
Est-il un dictateur?
On évoque souvent le régime policier de la Tunisie, dirigé par un dictateur… L’état policier ne le fut que pour les petits délits, les petites gens, qui représentent la majorité de la popula¬tion. En revanche, il s’est avéré absent des grands trafics de vols de terrains, de corruption, de défaillances fiscales etc. Si le régime est dit autoritaire, il ne l’est pas pour les choses fondamentales. Cette défaillance provoque le chaos, et la justice ne parvient pas à s’imposer.Â
Les accusations portées contre la police dévitalisent les forces de ce corps sécuritaire. Dans le désordre ambiant de l’après révolution, les pouvoirs de la police n’osent plus se manifester, pour avoir été critiqués et par crainte de s’exposer encore à la critique. Cette période en Tunisie risque de devenir une époque prospère pour le banditisme. Un dictateur impose ses décisions par la force… Or, Ben Ali n’a pas résisté à la révolution populaire. Malgré un appareil de répression sous son auto¬rité, il n’aurait pas pu mater la révolte! Le dictateur n’est pas aussi puissant - aurait-il été affaibli par l’âge et la maladie - aurait-il perdu sa légitimité auprès des hauts fonction¬naires de l’Etat... La vérité reste à établir. Le récit de sa fuite dans le Nnouvel Observateur confirme l‘état d’un personnage penaud, à qui on ordonne de monter dans l’avion, sous les propos médisants de son épouse. L’état de dictateur est contestable. On peut lui associer d’autres termes, médiocre - oisif - inculte.
Bourguiba était un «dictateur»… certes, «éclairé», «rusé» mais un dictateur dans le vrai sens du terme. De sa seule initia¬tive, il renversa la dynastie beylicale des Husseinites pour établir une République, modifia à sa guise la Constitution, le code du statut personnel. Il imposa certains choix qui caractérisent encore la société et dont se félicitent les Tunisiens. Il fit face à des révoltes contre le régime, imposa le pouvoir de l’Etat et son autorité de président malgré l‘âge et la maladie.
Le FMI avait recommandé au gouvernement tunisien de diminuer les «subventions publiques», de se conformer à une «vérité des prix». La population se révolta contre ces mesures en janvier 1978 et en janvier 1984. La police réprima les émeutiers, ouvrit le feu. Les sources officielles de l’époque indiquaient une cinquantaine de morts, tandis qu’on évoquait près de 300 morts. Le couvre-feu et l’état d’urgence furent décrétés. L’armée se déploya dans le pays. Le régime aurait pu sombrer. Une allocution télévisée du président Bourguiba stigmatisa la hausse des prix du pain et annula la décision d’augmentation des prix pour les produits de première nécessité. La population passa de la colère à la joie. Bourguiba redevenait un héros!
Ces révoltes n’étaient pas moindres que les évènements de janvier 2011. La «révolution du jasmin» porte les mêmes stigmates du malaise social, de l’obstruction économique, des impasses de vie… dans lesquels se reconnaissent nombre de citoyens. Elle est une crise profonde, placée dans un cadre mondialisé. Les subventions pour les produits de première nécessité pèsent lourd dans le budget de l’Etat. Les recommandations du FMI visent à faire supporter l'inflation du prix des matières alimentaires sur la classe moyenne. Or, les conséquences sont dramatiques sur les pauvres. L’envers du miracle tunisien illustre la misère d’une population qui a renoncé à son autonomie de subsistance, aux alimentations traditionnelles de survivance, pour se placer dans la dépendance par rapport à des ressources monétarisées du marché mondial. M. Chossudovsky, analyste critique de la mondialisation, soutient que «Ben Ali n’est pas un dictateur… il est le serviteur obéissant d’une politique de libéralisation du FMI, de la Banque mondiale et de l’Union européenne». Tandis que Bourguiba congédia le ministre qui cherchait un subterfuge pour respecter la demande du FMI.
Le «contrôle social»
Les «Bourguiba» en Tunisie ou «de Gaulle» en France ont réprimé les manifestants, avant de leur tenir un discours solennel sur l’urgence. Ben Ali pratiqua la répression, avant d’appeler aux conditions de la sécurité intérieure, du patriotisme. Dans un discours télévisé, il regretta «qu’on lui ait menti», déclara « je vous ai compris », promit du «travail aux nécessiteux» et des «libertés pour tous»… L’orchestration fut suivie d’acclamations «spontanées et enthousiastes», d’une foule qui aurait bravé le couvre-feu pour saluer le prestige de son président!... Or, ces recettes ont semblé désuètes. La population n’y a pas cru. Elle n’a pas été naïve, la révolution étant portée par le peuple instruit, qui a accédé aux technologies de l’information et de la communication.Â
Ben Ali s’appuya sur le vieil appareil du parti unique, hérité de Bourguiba et rodé dans le culte de la personnalité. La liberté économique est associée à un strict contrôle de l’information. Sur le plan économique, il appliquait un «laisser-faire», qui, pensait-il, allait assurer la paix civile et grandir sa réputation. Et sur le plan culturel, il flattait les constructions d’orgueil et les engagements de fierté à la faveur de l’arabisme, de l’islam, du patrio¬tisme, de la gloire à la nation … sous le strict contrôle de l’information.
Bris des verrous
Le régime de censure ne résista pas face aux technologies de l’informa¬tion. L’internet permet de grandes libertés, diffuse toutes les expressions, et pas seulement les plus pertinentes. L’ambition d’un pays ne saurait nier l’ouverture et l’esprit critique. Les dénonciations contribuent à l’analyse critique et à une meilleure vérité. A leur tour, elles risquent les sanctions de la calomnie. Lorsqu’un un pays se ferme au débat, l’interdiction valorise la critique. Pis, elle amplifie les accusations et les accusateurs. Ceci arriva avec l’ouvrage « La Régente de Carthage » de Nicolas Beau. Le livre critique et dénonciateur, interdit en Tunisie, fut largement diffusé par voie électronique. La plupart des intellec¬tuels ont gratuitement accédé à sa lecture sur ordinateur. Le livre est facile à lire. Cependant, il n’est pas objectif. Tous les points de vues ne sont pas évoqués. Des gens sont nommés, dénoncés sans preuves, sans vérification. Or, là est l’objectif d’un livre pour interpeller en vue d’appeler à une vérité et à une justice.
Après les évènements de janvier, la rage populaire se déchargea contre les établissements cités par les journalis¬tes. Les conséquences furent graves pour les personnes et leurs biens. A ce jour, la révolution du jasmin garde son honneur puisqu’elle a empêché la chasse à l’homme, emprisonnant ces gens pour les protéger, les entendre, les juger sur des faits, et non pas sur des rumeurs.
«Laisser-faire» chaotique
Quant au libéralisme économique, il est celui d’un clan. L’origine dans la pauvreté des époux a déterminé une ambition de revanche sur la vie. Le couple va associer ses ambitions pour accaparer les pouvoirs et la fortune, développer des activités de business déloyal, irrespectueux des règles et des lois. La longue liste des abus a été décrite par de nombreux auteurs. Les Tunisiens ont perçu cette avidité de l’argent qu’ils qualifient de «rapacité».
Les lois et règlements ont été modifiés dans l’ignorance de l’intérêt public. Ils ont utilisé leur statut public, pour profiter des opportunités de commerce, d’investissement et de coopération. Un exemple cité par Wikileaks est le dîner d’un député tunisien (beau-fils du président) avec l’ambassadeur des Etats-Unis. L’Américain représente le libéralisme économique, mais il adopte un statut public, de négociateur sur les opportunités d’investissements et de coopération en Tunisie. En revanche, le Tunisien utilise son statut public pour rechercher des opportunités de business pour son compte! Il ne se comporte pas en représentant du peuple mais en affairiste qui profite de sa position publique. Cette manière d’agir permet de comprendre la fulgurante ascension économique du clan des Ben Ali.
Kerim Maamer |
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Biblio, sources...
Dans un prochain article, nous évoquerons les questions de l’Etat de droit, du développement urbain et la situation de l’agriculture.
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