La France dispose d'une meilleure réputation, qui sera cruellement démentie par la lecture de l'enquête de Roger Lenglet et Jean-Luc Touly, le premier, philosophe et journaliste d'investigation, le second,  militant associatif et juge prud'homal, publiée sous le titre "Les recasés de la République". On verra qu'au jeu des places particulièrement bien rémunérées et dotées de peu de conditions d'accès,s'ajoute parfois une inflexion scandaleuse d'étouffement de scandales comme notamment celui de la gestion du problème de l'amiante par l'Etat français.
Le livre est structuré sur la base du pouvoir de nomination qui attribue les places. A tout seigneur tout "honneur", le premier chapitre est consacré aux places offertes par le Président de la République. Pour nos auteurs, le président socialiste François Hollande «tarde à mettre fin au "fait du prince", à ce pouvoir abusif de nommer et dégommer qui bon lui semble» (p.24). Le président "normal" se comporte de la même manière que son prédécesseur Nicolas Sarkozy et que l'ensemble des présidents précédents, à l'exception de Charles de Gaulle qui avait supprimé certaines catégories de postes à pourvoir.
"Bébés Voltaire"
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Dans le cas du président actuel, l'enquête menée par les deux auteurs met en évidence l'avantage que détiennent ses anciens condisciples issus de la même promotion "Voltaire" de l'ENA (Ecole nationale d'administration): "Il est rapidement apparu avec l'élection de François Hollande que les énarques issus de sa promotion débouchaient le champagne" (p. 30).De nombreux parcours d'énarques nommément cités sont évoqués; le fait d'avoir exercé des fonctions politiques pour des ministres de droite ne représente sûrement pas un obstacle, comme dans le cas "particulièrement éloquent" de Pierre Mongin, reconduit par François Hollande à la RATP où l'avait nommé Dominique de Villepin dont il était le directeur de cabinet au ministère de l'Intérieur, après avoir exercé la même fonction pour le Premier ministre Edouard Balladur… il s'est depuis recasé comme administrateur du groupe GDF-Suez (renomméEngie), dans la foulée d'une polémique dans le journal Le Monde sur sa rémunération censée être plafonnée.
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Autre exemple de ces "bébés Voltaire": le diplomate Philippe Etienne, qui avait été directeur de cabinet adjoint dans le gouvernement Juppé, puis directeur de cabinet de Bernard Kouchner dans le gouvernement Fillon, il "s'est recasé" comme représentant permanent de la France à l'Union européenne, puis, depuis 2014, comme ambassadeur de France en Allemagne.
Autre "bébé" dont les dents raient le parquet, Jean-Jacques Augier qui a mené une carrière publique comme inspecteur des finances et privée à la direction d'une compagnie de taxis qu'il a quittée avec un "parachute doré" de 11 millions d'euros, avant d'être choisi en 2012 par le candidat Hollande pour veiller à la trésorerie de sa campagne présidentielle. Hélas pour sa réputation, le journal Le Monde a dénoncé en 2013, dans la foulée de l'affaire Cahuzac, ses investissements dans la création de deux sociétés aux îles Caïman, "haut lieu de l'évasion fiscale" (p. 34). Ce faux pas n'a pas rejailli sur la régularité des comptes de la campagne du Président.
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Des incompétents aux corps de contrôle
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La pratique du recasage dans les corps de contrôle a été critiquée dans un rapport de la Cour des comptes de 2010, à l'intention du premier ministre de l'époque, François Fillon. Ce rapport signale "l'impossibilité d'adaptation de cinq des douze inspecteurs généraux de l'éducation nationale nommés au tour extérieur entre septembre 2002 et août 2008", car "ces inspecteurs font preuve d'insuffisances professionnelles telles qu'ils ne sont pas en mesure d'acquérir les compétences nécessaires au bon accomplissement des tâches techniques confiées aux inspecteurs généraux de l'éducation nationale" (p. 209).
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Le tour extérieur "désigne la pratique consistant à recruter dans la haute administration en dehors des procédés de droit commun. Le tour extérieur permet ainsi au pouvoir politique de nommer directement des fonctionnaires ou placer des non-fonctionnaires (…)" (source:oboulo.org).
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Des bénéficiaires de ces nominations, dont le rapport de la Cour des comptes signalait que lors de son enquête, il n'avait "été possible que de retrouver des traces minimes attestant de leur activité effective", ont démissionné à l'époque de ce rapport. L'un d'eux, Jean Germain, a été réélu trois fois maire de Tours "sans jamais demander sa mise en position de détachement de l'inspection générale, ni même des décharges horaires" (p. 210). Il cumule une douzaine de mandats et de fonctions, dont celui de sénateur d'Indre-et-Loire.
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Les préfets "hors cadre"
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Ce sont des préfets sans affectation territoriale. Ils sont en nombre croissant: 75 en 2013, pour 44 en 1987. Sans réel travail, ils sont payés de 4.797 à 6.207 euros brut par mois.
Au cas où ils ont une activité électorale, ils sont placés en détachement par le Président de la République, car ce type d'activités est incompatible avec un poste de préfet, mais ils peuvent y revenir s'ils ont échoué à se faire élire. Claude Guéant et Michel Delebarre (ancien ministre PS du Travail), par exemple, ont été préfets hors cadre et en perçoivent la retraite de 5.287 euros par mois des préfets qui n'ont jamais eu d'affectation territoriale, qu'ils peuvent cumuler avec une autre fonction, comme celle respectivement de secrétaire général de l'Elysée et de sénateur.
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Les préfets hors cadre avaient été supprimés par de Gaulle mais furent rétablis par ses successeurs.
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Scandale de l'amiante
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Il est un aspect encore plus préoccupant de ces nominations, c'est lorsqu'elles sont utilisées pour récompenser les efforts des intéressés pour étouffer des scandales comme celui du rôle de l'Etat français dans le laxisme par rapport au scandale sanitaire de l'amiante.
Dans leur livre, Roger Lenglet et Jean-Luc Touly mettent en cause deux présidents successifs de la section sociale du Conseil d'Etat, Jean-Denis Combrexelle et Olivier Duteillet de Lamothe, dont le nom reviendrait "à chaque fois que l'on tente de comprendre pourquoi l'Etat se montre si lent à prendre des mesures à la hauteur des enjeux pour protéger les salariés" (p. 97).
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En effet, avant d'occuper ces postes au Conseil d'Etat, "ces énarques ont été directeurs des relations du travail (DRT), le plus haut poste de l'administration chargée de prévenir les risques en milieu professionnel".
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Il est bien sûr "difficile d'imaginer que d'anciens DRT aient envie de pousser les conseillers d'Etat dans un sens qui renforcerait les accusations contre des services qu'ils ont eux-mêmes dirigés" (p. 98).
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Puisque le procès au pénal du scandale de l'amiante n'a toujours pas commencé, les auteurs du livre posent la question de savoir si de telles nominations ont lieu "malgré les affaires, ou grâce à elles ?" (p. 105).
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Livres et conférences
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Parmi les techniques moins dispendieuses pour les deniers de l'Etat qui permettent de se recaser après que l'on a exercé une fonction politique, les auteurs expliquent la technique des conférences rémunérées et la publication de livres faisant bénéficier le public de l'expérience acquise au pouvoir.
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Des personnalités se retrouvent ainsi au catalogue d'agences spécialisées comme Premium Communication qui proposent à des clients fortunés comme des banques ou des lobbys industriels un panel de personnalités "pour pimenter un raout distingué ou assurer le succès d'un événement d'entreprise" (p. 76). Pour un petit supplément, "le prédicateur politique peut même rester dîner et lever son verre à la santé du groupe".
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On peut classer les conférenciers en fonction de leur rémunération. Les Premiers ministres "débarqués de fraîche date" sont les mieux payés, avec un maximum pour ceux qui ont encore "un avenir de présidentiable". Par exemple, François Fillon, ancien Premier ministre de Nicolas Sarkozy jusqu'à sa défaite à l'élection présidentielle de 2012, donne des conférences "au Qatar, au Congo, en Allemagne, en Suisse ou au Kazakhstan" au tarif de 30.000 à 50.000 euros (p. 78).
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Les livres, qui permettent "de se rappeler au bon souvenir du public", constituent également une forme de recasage  pour nos auteurs. Certains réalisent des synergies entre leurs livres et les conférences qu'ils donnent, comme l'ancienne secrétaire d'Etat Rama Yade qui publiait en 2011 chez Grasset son "Plaidoyer pour l'instruction civique", pendant que son agence de communication proposait des conférences de sa cliente sur le thème de l'éducation.
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Conclusion
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Si cette dernière activité n'a rien de répréhensible, on est interpelé par le nombre de nominations de complaisance et l'importance des traitements perçus abordés dans le livre de Roger Lenglet et Jean-Luc Touly. Ceux qui souhaitent une démocratie exemplaire en France devraient le lire.
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Un calcul global des sommes engagées par tous les traitements et pensions de personnes inutiles, ou malfaisantes quand elles s'appliquent à étouffer des scandales, n'a pas encore été fait et serait intéressant en complément de cet édifiant ouvrage.
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