Skwatalamoutou

Banc Public n° 68 , Mars 1998 , Frank FURET



Depuis quelques dizaines d’années, le socialisme officiel a constamment fait la preuve qu’il était capable d’un laxisme admirable vis à vis de ceux de ses membres qui dérogeaient à ses propres dogmes. On a encore pu constater cet état de choses à l’occasion de l’occupation d’un bâtiment appartenant aux Mutualités Socialistes, sis rue Philippe de Champagne à Bruxelles, par quelques groupes ayant des objectifs sociaux, politiques et culturels.

Par cet acte d’occupation, le Collectif Sans Nom souhaitait dans un premier temps poser la question de la légitimité de la propriété privée quand on ne fait pas usage de son bien, et celle de la légitimité politique quand elle laisse libre cours au spéculateur de modifier et détruire l’espace public commun, de précariser les conditions de vie et de logement.

Le projet de ces personnes, qui se sont rencontrées au gré de leur existence, ne se construit pas, comme elles le définissent elles-mêmes, autour d’un programme, ni d’une ligne politique, mais plutôt en relation avec des idées, des envies: celles d’expérimenter et de créer d’autres formes de vies, de relations, de tracer des lignes de liberté, de résistances à la précarité, et de solidarité. Souhaitant libérer leur quotidien par la pratique et l’organisation touchant à l’ensemble des aspects de l’existence (politique, social, culturel, économique, artistique), ce Collectif se refuse à voir la marginalité dans laquelle on l’a confiné comme quelque chose de dramatique.

Il ne souhaite pas rejeter en bloc la “grande marche du monde”, mais souhaite ouvrir un espace différent et y expérimenter d’autres façons de penser et de faire, un autre imaginaire, produire d’autres actes que ceux de la pensée gestionnaire, des visons totalitaires du monde et des comportements cyniques qui semblent ne mener qu’à un avenir terne et gris, bref essayer autre chose que la bureaucratie ou le commerce, divinités actuelles de ce monde palpitant que nous daignons charitablement honorer de notre présence. Objectifs de l’occupation

Le 14 février dernier, donc, après avoir prévenu les propriétaires (la Mutualité Socialiste en l’occurrence) et proposé, un mois auparavant, une convention d’occupation à titre précaire - qui, par ailleurs, ne reçut aucune réponse -, une centaine de personnes, pour la plupart chômeurs, minimexés, artistes, travailleurs ou étudiants, occupaient un bâtiment vide qui abrita des bureaux de la Mutualité Socialiste et qui, depuis son départ, était resté vide.

Les groupes souhaitaient occuper le bâtiment qui risquait sinon de rester abandonné un certain temps encore. C’était pour eux un moyen de disposer d’un espace qui rende possible leurs projets, à savoir:

- un atelier “peinture” où serait disponible du matériel de peinture et où pourraient s’ouvrir d’autres types d’activités (photos, sculpture);
- un atelier “mouvement-danse” qui aurait pour objectif de permettre aux danseurs et artistes de répondre au problème du coût exorbitant des locations de studio, et également de monter des spectacles en dehors de tout subside;
- un groupe lié aux droits des femmes;
- la diffusion d’un journal;
- un collectif d’information (création d’une librairie alternative, édition de revues, création d’affiches, de brochures, d’un journal mural, mise à la disposition de matériel d’impression pour des groupes et des individus n’ayant généralement pas accès à l’édition);
- une vidéothèque;
- un atelier “hip hop” censé permettre aux jeunes rappeurs d’exercer;
- un collectif d’auto-information qui questionnerait sur la préappropriation du savoir dans un espace non-institué comme l’école, l’université ou les formations Orbem (des sessions s’étant déjà déroulées avec Ricardo Petrella, Jacques Gouverneur, Miguel Benasayag...);
- un espace de rencontres;
- un salon de l’image;
- des lieux d’accueil et d’exposition, de laboratoire et de création;
- la création d’un site Web;
- un collectif “relations Nord-Sud” (qui incluait une critique du travail des ONG, la publication de textes d’information et de sensibilisation, des conférences, des débats, des discussions, la diffusion d’oeuvres culturelles de gens du Sud...) était également prévu, de même que des ateliers d’écriture;
- le C.A.Ch (collectif autonome de chômeurs) proposant des actions concrètes de résistance et revendiquant une amélioration des conditions de (sur)vie de cette sous-classe inexploitable qu’il souhaite représenter, était également présent et comptait utiliser le lieu pour y organiser activités et information.

On peut donc raisonnablement, pour peu que l’on soit de bonne foi, constater qu’il ne s’agit pas de quelques vandales drogués venus là pour se piquer, sniffer ou mettre le feu à la maison, comme d’aucuns n’auront sans doute pas manqué de le soupçonner, mais bien de groupes organisés et responsables.


Déroulement des opérations

Tous ces groupes avaient besoin d’un lieu, et l’immense bâtiment inoccupé de la rue Philippe de Champagne qui moisissait depuis trois ans se prêtait bien à ces projets. Les groupes avaient la ferme intention d’obtenir l’accord du propriétaire pour y développer la série d’activités susdites. Le Collectif Sans Nom souhaitait rendre cette maison à un usage immédiat, plutôt que de la laisser pourrir bêtement (comme un nombre important de bâtiments à Bruxelles). L’occupation se déroula sans violence, dans la joie et la bonne humeur, la police de Bruxelles commençant néanmoins à cerner le bâtiment le jour même.

Arriva Jeff Baeck (le président de la Mutualité Socialiste, pas le guitariste de t’chass), en pleine fête, qui entra seul dans le bâtiment et justifia le fait qu’il soit laissé à l’abandon par “des projets de vente sur le point de se concrétiser”; néanmoins, dans un premier temps, le puissant mutuelliste assura les occupants qu’il n’y aurait pas d’expulsion, semblant même laisser la porte ouverte aux négociations. La police de Bruxelles leva même le bouclage du quartier après le départ du grand homme.

Le 16 février, une délégation du Collectif rencontra à nouveau le président qui, accompagné d’un juriste, d’un secrétaire et du “responsable des bâtiments”, annonça aux occupants qu’il espérait vendre rapidement l’immeuble à un acheteur potentiel dont la réponse quant à cette acquisition “devrait être connue dans les prochains jours”. Les occupants, dès lors, déclarèrent ne s’opposer à aucune visite des lieux et réitérèrent leur demande d’une convention d’occupation à titre précaire, en s’engageant à quitter les lieux dès qu’un acte de vente serait signé.

Compatissantes, les Mutualités Socialistes déclareront déplorer la carence en matière de logements sociaux, et de locaux permettant la liberté d’expression; elles affirmeront aussi que les préoccupations du Collectif ont leur place dans le “débat social”, allant même jusqu’à assurer les occupants de leur estime. Une place dans le débat, c’est tout ce que la bureaucratie mutualiste semble vouloir accorder au Collectif, et, en gage de fraternité compréhensive, elle fera couper l’électricité puis l’eau aux occupants. Certains voisins et associations de quartier viendront spontanément au secours du Collectif pour leur permettre de s’éclairer et de se chauffer à nouveau. Des propositions seront bien faites par Yvan Mayeur, président du CPAS de Bruxelles et par Freddy Thielemans, mais elles ne vont pas dans le sens du projet du Collectif, pour qui la question du logement est indissociable du projet culturel et politique, et qui déclare n’être pas demandeur d’assistances individuelles mais bien de solutions collectives.

Le 19 février, le Collectif tente de relancer les négociations, et écrit aux propriétaires qu’il s’engage à laisser visiter le bâtiment dans les meilleures conditions, et à quitter les lieux en cas de signature d’un acte de vente notarié. Fin de non-recevoir catégorique de la mutuelle: les acquéreurs potentiels “refuseraient” de visiter un immeuble occupé.
Le Collectif, qui comprend l’inquiétude des propriétaires quant à sa présence inopinée sur les lieux, essaye alors de donner toutes les garanties possibles quant au bon déroulement de l’occupation, de les dégager de toute responsabilité civile, de prendre en charge les travaux d’entretien. Il réitère sa proposition de convention qui assurerait les propriétaires que le bâtiment ne subisse pas de dégradations dues au manque d’entretien (quand le Collectif est entré dans le bâtiment, les boiseries dégageaient une sérieuse odeur de moisi) ou au vandalisme; cette occupation devrait en fait constituer une plus-value pour le bâtiment. Y souscrire - concrètement - permettrait de plus aux Mutualités, gestionnaires avertis de l’image des idéaux de justice, d’égalité et de fraternité, remarque le Collectif, de rendre possible un projet de nature citoyenne et sociale.


Grande victoire de la mutuelle

On imaginait mal la bureaucratie mutualiste préférer envoyer les pandores pour déloger les occupants et laisser le bâtiment pourrir bêtement; on supposait qu’ils auraient la délicatesse et l’intelligence politique, étant donné le cul de plomb du PS dans cette respectable institution, d’appliquer l’esprit des lois Onkelinkx en matière d’occupation de bâtiments inoccupés.

On ne voyait pas non plus la bureaucratie mutualiste renvoyer des gens calmes, sérieux et responsables, ayant un projet cohérent et contrôlant la situation, à leurs chères études, à leur bureau de pointage ou à leurs dérives.

Au vu du malaise qui semble actuellement régner dans l’action sociale institutionnalisée (soupçonnée d’inefficacité et de collusion avec les forces de l’ordre), on était en droit de s’attendre à ce qu’on laisse un groupe, qui ne quémandait pas de subsides et qui avait un objectif plus culturel et social que carriériste ou commercial (ils sont évidemment tous bénévoles), la possibilité de tenter l’expérience, comme ça se fait en Hollande par exemple. Mais par ces temps absurdes, mériter le statut de sérieux invite inéluctablement à aligner des chiffres.

On pouvait penser qu’une institution aussi avisée que la Mutualité Socialiste ne réagirait pas comme de minables petits propriétaires de province, ou comme certains grands dadais de bourgmestres partant en croisade pour la défense de la propriété privée1; on pouvait naïvement espérer que le mépris mou, caractéristique du socialisme défroqué, pour ce qui ne fait pas du pognon ou de l’emploi dans ce plat pays, que tout ce qui encrasse l’esprit étriqué du décideur contemporain ne serait pas de mise dans l’affaire qui nous occupe. Les déclarations émues et fraternelles - à la presse - de Jeff Baeck (“En tant que socialiste, je ne pourrais faire expulser les occupants”), laissaient augurer un arrangement; mais quand on veut, on peut, il semble désormais permis de tenir le surintendant pour un faux-cul, ce qui est d’ailleurs fort commun dans nos piètres contrées.

Le vendredi 20 février à 5h15, la police communale, suite à la demande de la Mutualité, délogeait les occupants du bâtiment puis en murait l’entrée (ce qui va compliquer la visite de l’acquéreur potentiel qui “s’annonçait imminente” d’après Jeff Baeck), et ce sans même que cette procédure d’expulsion n’ait fait l’objet d’une décision de la Justice de Paix, comme la loi l’exige pourtant. L’appareil mutualiste, officiellement très à cheval sur la légalité, faisait preuve, avec ce principe aussi, d’une souplesse étonnante pour son âge.


Frank FURET

     
 

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