?> Capitalisme, précariat, État et individus
Capitalisme, précariat, État et individus

Banc Public n° 185 , Décembre 2009 , Frank FURET



Directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, Robert Castel, a consacré trente ans de recherche à la question sociale; il estime, face à la généralisation de la précarisation du travail, qu'il faut relever le défi de nouveaux droits attachés à la personne des travailleurs.


Pour lui les «crises» que nous traversons depuis plus de trente ans ne sont pas des dépressions plus ou moins passagères. Il estime que nous traversons une nouvelle phase du capitalisme:  depuis le début les années 1970, nous sortons du  relatif équilibre qui avait été atteint entre les intérêts du marché, la productivité, la concurrence et un certain nombre de protections et de sécurités à l'égard du travail.
La crise, d'abord pensée comme quelque chose de provisoire, en attendant la reprise, apparaît de plus en plus clairement comme un changement de régime du capitalisme; la concurrence exacerbée qui s'est déployée au niveau mondial a vu un capitalisme plus sauvage, moins régulé se déployer. 
Pour Castel, le c½ur de cette évolution se situe, d'abord, au niveau de l'organisation du travail, et se traduit par une dégradation du statut professionnel. La précarité se développe à l'intérieur de l'emploi et vient se greffer au chômage de masse. Selon lui, il n'est plus possible de penser la précarité comme nous l'avons fait pendant des années, c'est-à-dire comme un mauvais moment à passer avant de trouver un emploi durable. Il existe désormais un nombre croissant d'individus qui s'installent dans la précarité, qui devient paradoxalement un état permanent. Les catégories sociales défavorisées ne sont plus les seules à être touchées par cet essor du «précariat» qui correspond à une nouvelle condition salariale, ou plutôt infrasalariale, qui se développe en deçà de l'emploi classique et de ses garanties.
Même si les ouvriers les moins qualifiés, les jeunes qui essaient de rentrer pour la première fois sur le marché du travail sont toujours, en termes quantitatifs, les catégories les plus touchées par l'essor de la précarité, la précarisation est une sorte de ligne de fracture qui traverse l'ensemble de notre société. En témoigne une précarité «haut de gamme», qui atteint une partie des classes moyennes et des hauts diplômés.
Les conséquences de ces évolutions sont donc plus profondes et durables qu'on ne l'imagine, elles touchent la société dans son ensemble ainsi que chaque individu…
Les principales protections de l'individu étaient accrochées au statut de l'emploi, la dégradation de ce statut a creusé les inégalités. Or la cohésion sociale était fondée, pour une très large part, sur la force de ces protections. Tous les individus, les travailleurs et même au-delà, disposaient de ressources et de protections minimales pour continuer à faire partie de la société. Les conditions sociales n'étaient pas pour autant égales: il subsistait de grandes disparités et de grandes injustices. Néanmoins, chacun avait une sorte de socle pour être dans un système d'échanges réciproques et d'interdépendances. 
Or, la dynamique profonde du nouveau régime du capitalisme est une dynamique de décollectivisation. Dans l'organisation du travail, par exemple, les grands collectifs, auxquels étaient associés des syndicats puissants, sont cassés. Ils ne sont pas définitivement révolus mais ils sont brisés.
La conséquence en est que l'individu doit davantage se mobiliser, être responsable, se prendre en charge. Certains réussissent à s'adapter à cette nouvelle donne et le discours libéral s'appuie là-dessus : ils maximisent leurs chances, ils font preuve d'esprit d'entreprise… Mais les autres, les plus nombreux, sont détachés de ces appartenances collectives et livrés à eux-mêmes, sans les ressources de base nécessaires.
Contrairement à une certaine idéologie d'inspiration libérale, Castel  ne croit pas qu'il soit possible d'opposer l' État et individu. Selon lui, plus une société est une société des individus, plus elle a besoin de l'État comme principe d'unification et de protection. À défaut, les individus laissés à eux-mêmes, et en concurrence de tous contre tous, vivent dans une sorte de jungle. «L'homme est un loup pour l'homme… ». Seule la puissance publique, garante d'un certain intérêt général, peut opérer un minimum de redistribution et de protection nécessaires pour faire une société.
A rebours des politiques actuelles, le défi à relever est donc, pour lui, de concilier l'instabilité de l'emploi avec la mise en place de nouveaux droits: qu'on le veuille ou non, l'emploi stable ou l'«emploi à vie» n'est plus la norme. Il faut et il faudra de plus en plus changer d'emploi, être capable de se «recycler». Pour que cela ne se traduise pas, comme c'est le cas aujourd'hui, par une déclaration d'«inemployabilité», il faudrait accrocher des protections à la personne du travailleur, de sorte que lorsqu'il se trouve dans ces situations de changement ou d'alternance, il conserve des protections et des droits assez forts.

Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

«La précarité est devenue un état permanent», entretien avec Robert Castel, réalisé par Thomas Cortes, L'Humanité, 13 novembre 2009

 
     

     
   
   


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