Pour Laurent Cordonnier,économiste français, maître de conférences au Clersé, il existe pourtant bien un tabou pénalisant tous ceux qui souhaitent investir et créer de l’emploi : le coût prohibitif du capital. Ramener les maux actuels de nos économies à des questions de compétitivité et à des problèmes de coût du travail, c'est occulter la crise des subprime, la crise de liquidité bancaire, les gigantesques dépréciations d’actifs, l’effondrement du crédit, la tétanie de la demande, la transformation des dettes privées en dettes publiques et les politiques d’austérité.
Les auteurs de l' étude expliquent que le surcoût du capital, le creusement des inégalités,l' explosion des revenus financiers, persistance d’un sous-emploi massif, et la financiarisation de l’économie, explique des piteuses performances des économies anciennement développées depuis une trentaine d’années. Le coût économique est l’effort productif nécessaire pour fabriquer les outils et, plus largement, l’ensemble des moyens de production : machines, immeubles, usines, matériels de transport, infrastructures, brevets, logiciels… Ces dépenses représentent à peu près 20 % de la production annuelle des entreprises françaises.Lorsque ces entreprises veulent acheter et mettre en œuvre ces moyens de production, elles doivent de surcroît rémunérer les personnes ou les institutions qui leur ont procuré de l’argent. Ainsi, au « vrai » coût du capital s’ajoutent les intérêts versés aux prêteurs et les dividendes versés aux actionnaires. Une grande part de ce coût financier (les intérêts et les dividendes), selon l'étude, ne correspond à aucun service économique rendu, que ce soit aux entreprises elles-mêmes ou à la société dans son entier et constitue un phénomène de rente et dont on pourrait clairement se dispenser en s’organisant autrement pour financer l’entreprise ; par exemple en imaginant un système uniquement à base de crédit bancaire, facturé au plus bas coût possible.
Bien sûr certains de ces intérêts et dividendes couvrent en effet le risque encouru par les prêteurs et les actionnaires de ne jamais revoir leur argent, en raison de la possibilité de faillite inhérente à tout projet d’entreprise. Une autre partie de ces revenus peut également se justifier par le coût d’ administration de l’activité financière, laquelle consiste à transformer et aiguiller l’épargne liquide vers les entreprises.
Lorsqu’on retranche de l’ensemble des revenus financiers ces deux composantes qui peuvent se justifier (risque entrepreneurial et coût d’administration), on obtient une mesure de la rente indue. L’étude du Clersé montre que ce surcoût est considérable. En 2011, il représentait en France, pour l’ensemble des sociétés non financières, 94,7 milliards d’euros. En le rapportant au « vrai » coût du capital, c’est-à-dire à l’investissement en capital productif de la même année (la FBCF), qui était de 202,3 milliards d’euros, on obtient un surcoût du capital de 50 %... Si l’on rapportait ce surcoût à la seule partie de l’investissement qui correspond à l’amortissement du capital — laquelle représenterait mieux, aux yeux de nombreux économistes, le « vrai » coût du capital —, on obtiendrait une évaluation encore plus étonnante : de l’ordre de 70 % !
Cela signifie que lorsque les travailleurs français sont capables de produire leurs machines, leurs usines, leurs immeubles, leurs infrastructures, etc., à un prix total de 100 euros par an (incluant la marge de profit), il en coûte en pratique entre 150 et 170 euros par an aux entreprises qui utilisent ce capital productif, du seul fait qu’elles doivent s’acquitter d’une rente, sans justification économique, aux apporteurs d’argent.
Un tel surcoût du capital n’a rien de nécessaire ni de fatal. Durant la période 1961-1981, qui a précédé le « big bang » financier mondial, il était en moyenne de 13,8 %. Il était même devenu négatif à la fin des « trente glorieuses » (1973-1974), du fait de la résurgence de l’inflation. Au total, l'étude estime que l’explosion du surcoût du capital au cours des trente dernières années est la conséquence directe de l’élévation de la norme financière imposée aux entreprises avec l’aide de leurs dirigeants, dont les intérêts ont été correctement alignés sur ceux des actionnaires. Ces transferts de richesse vers les prêteurs et les actionnaires représentent une manne importante, qui n’a cessé d’augmenter (de 3 % de la valeur ajoutée française en 1980 à 9 % aujourd’hui) et qui ne va ni dans la poche des gens entreprenants (à moins qu’ils soient également propriétaires de leur entreprise), ni dans la poche des salariés.
De plus l’énorme gaspillage de richesses jamais produites, d’emplois jamais créés, de projets collectifs, sociaux, environnementaux jamais entrepris du seul fait que le seuil d’éligibilité pour les mettre en œuvre est d’atteindre une rentabilité annuelle de 15 %.
L’argent distribué aux prêteurs et aux actionnaires est l’exacte contrepartie des profits dont les entreprises n’ont plus besoin, du fait qu’elles limitent de leur propre chef leurs projets d’investissement à la frange susceptible d’être la plus rentable. La bonne question est donc la suivante : dans un monde où ne sont mises en œuvre que les actions, individuelles ou collectives, qui rapportent entre 15 % et 30 % par an, quelle est la surface du cimetière des idées (bonnes ou mauvaises, il faut le déplorer) qui n’ont jamais vu le jour, parce qu’elles n’auraient rapporté qu’entre 0 et 15 % ?
A l’heure où il faudrait entamer la transition écologique et sociale de nos économies, on pourrait penser qu’un projet politique authentiquement social-démocrate devrait au moins se fixer cet objectif : libérer la puissance d’action des gens entreprenants, des salariés, et de tous ceux qui recherchent le progrès économique et social, du joug de la propriété et de la rente. Dès lors conclut l'étude, il serait plus avisé de liquider la rente plutôt que le travail et l’entreprise.