Curieux emplois

Banc Public n° 272 , Décembre 2018 , Catherine VAN NYPELSEER



Le docteur en anthropologie anglais David Graeber s'est, lui, penché sur un curieux phénomène qu'il a découvert: ce qu'il appelle les "bullshit jobs", traduit en français par des "emplois de merde". Après avoir eu l'intuition d'un phénomène inconnu en matière d'emplois, il a publié à l'été 2013 un article dans le magazine Strike! intitulé "le phénomène des jobs à la con".

 

L'avalanche de réactions, d'informations et d'échanges suscitées par cet article lui a permis de rédiger une étude complète sur le phénomène, le deuxième livre que nous commentons ce mois-ci, "Bullshit Jobs".

 

Qu'est-ce qu'un "bullshit job"? Défini déjà en page de couverture, c'est "une forme d'emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence".

 

Sous-traitant

 

Pour vous donner une idée plus concrète, le "job à la con" le plus emblématique du bouquin est présenté dans le premier chapitre.

Il s'agit d'un emploi de sous-traitant d'une firme sous-traitante de l'armée allemande, dont le travail consiste à attendre qu'un courriel établi par sa société sur la base d'une requête du service du personnel de l'armée lui enjoigne de venir enlever un ordinateur pour le placer dans un autre bureau. Pour réaliser ce travail, il doit louer une voiture et se déplacer d'une distance comprise entre 100 et 500 km, avertir son employeur qu'il est sur place, déconnecter l'ordinateur de bureau, l'emballer dans une caisse en carton bien fermée, avertir la logistique de sa firme pour qu'ils viennent le déplacer, puis faire signer quelques formulaires et indiquer à ses services combien de temps cette tâche lui a pris.

Selon lui, il n'est pas du tout nécessaire de faire appel à un sous-traitant pour réaliser cette tâche que le soldat pourrait sans problème faire lui-même.

 

Formulaires

 

Autre exemple de "job à la con": une jeune femme embauchée pour "coordonner les activités de détente dans une maison de repos" (p. 85).

Voici en quoi consiste son travail :

il s'agit d'interviewer les résidents afin de noter leurs préférences personnelles dans un "formulaire loisirs" dont les résultats, soigneusement conservés en version papier, sont également encodés dans un ordinateur.

Si elle prenait du retard dans ce travail, elle se faisait "incendier" par son patron. Pourtant, ses résultats, qui concernaient en priorité les résidents en "court séjour" se préparant à quitter l'établissement, n'étaient jamais utilisés! Ceux-ci l'avaient d'ailleurs bien compris, et les entretiens "ne faisaient que leur pourrir la vie". Le temps passé à consigner dans des formulaires la façon dont les résidents souhaitaient être divertis était du temps que l'employée ne passait pas à les divertir.

 

Comparaison public-privé

 

En examinant le cas des universités aux États-Unis, David Graeber se livre à une intéressante comparaison public-privé. Nos lecteurs apprécieront qu'elle se révèle à l'avantage du système public!

 

Un tableau (p. 229) présente l'évolution des effectifs d'étudiants, d'enseignants et de personnel administratif dans les universités américaines entre 1982 et 2005. La croissance du personnel y est plus de quatre fois supérieure à la croissance du nombre d'étudiants.

À la page suivante, un autre tableau distingue l'évolution du nombre d'administrateurs et de directeurs de 1975 à 2005 selon que les établissements sont publics ou privés. On aperçoit une évolution de +135 % pour les universités privées, alors que dans le cas des universités publiques elle n'est que de 66 %, soit moins de la moitié.

Pour Graeber, ces chiffres ne peuvent se justifier par l'explication bateau d'une inflation de postes dues aux réglementations publiques et à la bureaucratie d’État. Au contraire, "ces chiffres ne peuvent raisonnablement s'expliquer que par le phénomène inverse : étant responsables devant le public, les universités d'État sont soumises à une pression politique constante pour réduire les coûts et éviter les dépenses inutiles".

 

Vivons-nous vraiment dans un système capitaliste?

 

Au vu de ces exemples et de centaines d'autres, l'auteur de "Bullshit Jobs", à qui l'on objecte régulièrement que les jobs inutiles ne sont pas possibles dans le cadre d'un système de libre concurrence capitaliste, est conduit à poser la question de savoir si notre système est bien capitaliste.

 

En effet, "le fait que des millions de gens se rendent chaque matin au travail avec le sentiment de n'y servir à rien n'a semblé représenter un problème social pour personne. On n'entend pas d'hommes politiques dénoncer ce phénomène, on ne voit pas de chercheurs se réunir en colloques pour réfléchir aux causes de son expansion, on ne lit pas de tribunes d'opinion mettant en évidence ses répercussions sur le plan culturel, on n'assiste pas à l'émergence de mouvements protestataires appelant à son éradication " (p. 270).

 

"Les conséquences sociales de cette situation à grande échelle sont encore plus extraordinaires. Nous avons vu que pas moins de la moitié du travail que nous effectuons pourrait être éliminée sans aucun effet significatif sur la productivité globale. S'il en est ainsi, pourquoi ne nous contentons-nous pas de répartir la fraction restante de telle manière que tout le monde puisse faire des journées de quatre heures ? […] Nous pourrions tous aujourd'hui ne travailler que quinze ou vingt heures par semaine. Sauf que, pour quelque obscure raison, notre société a fait un autre choix."

 

Pour David Graeber, la motivation de ce choix tient dans la sacralisation du travail, une notion quasi théologique qu'il est impossible de remettre en question en public : il est inadmissible par exemple d'affirmer "qu'il y a des emplois qu'il serait préférable de ne pas créer", alors que la mise à l'arrêt de "la machine à travailler mondiale" serait probablement "l'un des moyens les plus efficaces pour stopper le réchauffement climatique". 



Catherine VAN NYPELSEER

     
 

Biblio, sources...

BULLSHIT JOBS

David Graeber

Editions LLL Les Liens qui Libèrent

Septembre 2018

393 p., 25 €

 
     

     
 
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