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Moi je commande, toi tu bosses...
Banc Public n° 183 , Octobre 2009 , Frank FURET
Les commentaires de Didier Lombard, président de France Telecom, qui a finement qualifié les suicides à France-Telecom de nouvelle mode (trois suicides de plus depuis le dernier Banc Public) et évoqué oecuméniquement le «mal-être des personnels fragiles», ont ramené la question des conditions de travail sur le devant de la scène médiatique. Ces suicides médiatiques à France-Telecom font suite à ceux de chez Renault. On parle moins des chiffres inquiétants chez les agents de l’équipement et de l’environnement, où le nombre de tentatives de suicide par an serait de 150 à 250 et le nombre de décès par suicide serait de 15 à 25! La CGT fait état de 67 décès par suicide depuis 2004, dont 26 en 2008 et 11 depuis le 1er janvier 2009.
Fragilité, problèmes personnels mal gérés, mode, spirales dramatiques, effets de contagion: autant de fausses explications pour Gérard Garreau, psychiatre du travail, qui désigne des causes plus structurelles: «assurer une forte productivité, renforcer la rentabilité, garantir les quotas, optimiser les performances, s’ouvrir à la concurrence, favoriser les restructurations, accepter les délocalisations, s’adapter aux mutations» autant de jolis concepts du management moderne des entreprises. Un seul impératif: répondre aux attentes des financiers et gagner plus. Une seule finalité: obtenir des résultats et s’en donner les moyens. Une méthode: garder les meilleurs et éliminer les faibles. Une technique: mettre la pression.
Mais lorsque le stress constant, la tension permanente, la compétition continue, le harcèlement persistant constituent les conditions de travail quotidiennes, lorsque les efforts journaliers se traduisent par le manque de respect, l’absence d’écoute, la déqualification, la perspective du chômage, la perte de l’identité, le psychisme souffre, l’avenir se bouche, et le suicide est, pour Garreau, ressenti comme la solution. Les employés d’une entreprise ne sont pas des robots insensibles, des machines interchangeables en fonction des impératifs du moment, des animaux corvéables qu’on achève, ce sont des êtres humains. En privilégiant les finances, on néglige l’essentiel, l’homme. L’homme, maillon de l’économie et générateur de biens, mais aussi être social avec les droits et les devoirs qui en découlent, être vivant dans un environnement à préserver, être avec son histoire, sa famille, ses émotions, ses traditions, sa culture.
Les carrières sont individualisées, mais on nie l’individu, son passé, son expérience, ses contraintes, ses contradictions, ses liens sociaux. On ne respecte plus la personne, on favorise son isolement. On lui donne des responsabilités mais on décide pour elle. On recherche le résultat sans lui témoigner la moindre confiance. Qui sait qu’en France, plus d’un suicide par jour est directement lié aux conditions de travail? La destruction des solidarités, l’acceptation des pressions psychologiques par la peur de perdre son emploi, les disqualifications, les dévalorisations potentialisent le désespoir.
Proposer comme remède l’augmentation du nombre de médecins du travail pour mieux détecter les «personnes à risque», ou de se contenter de mettre en place un numéro vert, une hotline, avec au bout des psychologues «indépendants», appartenant à des sociétés rémunérées par l’entreprise? instituer des Observatoires du stress sans suivre leurs recommandations, autant d’emplâtres aussi inutiles les unes que les autres, selon Garreau, qui préconise plutôt: - de virer les charlatans qui sévissent depuis trop longtemps dans la jungle du management et des ressources humaines, de sensibiliser et former les responsables des ressources humaines mais aussi les «managers» à intégrer dans leur quotidien la dimension psychologique résultant de leurs décisions, de renforcer les connaissances des médecins du travail dans ce domaine et surtout leur donner un droit de regard et d’intervention dans les méthodes de management. - D’éliminer ensuite «tous ces prédateurs qui se précipitent pour proposer aux entreprises des solutions afin d’optimiser le mental des employés». Ces néo-spécialistes n’ont, selon lui, qu’un qualificatif auto-attribué, la spécialité n’existant pas. A côté de quelques «psy» compétents, combien d’intrus, de gourous, de charlatans revendiquent des statuts, et sont bien rémunérés. Ils sont trop souvent recrutés pour répondre à un effet de mode, parfois à une demande floue, rarement à un besoin réel.
Pour Samuel Lepastier, psychanalyste, améliorer la prévention en augmentant le nombre de médecins du travail par exemple ne saurait suffire. «Il faut donner un sens au travail», dit-il, «que les salariés aient plaisir à travailler et un minimum de reconnaissance dans leur dignité d'êtres vivants, pas uniquement comme unités de production».
Les techniques de gestion de personnel en flux tendu, doublées de menaces de restructurations ou de déplacements sont à ses yeux vouées à l'échec. "On pense que les gens qui ont peur de perdre leur poste vont travailler davantage. C'est une erreur: ils vont peut-être mécaniquement augmenter la production, mais ils perdront leur initiative et leur créativité Joseph Thouvenel, secrétaire général adjoint de la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens, reproche aux entreprises d'utiliser un vocabulaire guerrier, mais en oubliant l'entraide indispensable à la victoire d'une armée. Le message c'est: «soyez le meilleur et le meilleur, c'est celui qui écrase les autres». «Il faut aller au combat, l'ennemi c'est l'entreprise d'à côté, il faut prendre des parts de marché comme on prendrait une colline, et, derrière, ils sont incapables d'assurer une solidarité les uns avec les autres», dit-il. «Chacun sait que quand il aura son moment de faiblesse, on l'écrasera. On ne peut pas accepter que certains en profitent pour humilier leurs subordonnés», prévient-il, évoquant des «personnes très 'insécures' qui ont besoin de tyranniser leurs employés pour échapper à une détresse personnelle».
Pour Pierre Laurent, un des initiateurs de la campagne «TRAVAILLER TUE EN TOUTE IMPUNITE», depuis des dizaines d’années, des salariés meurent deux fois. Physiquement, puis symboliquement. Ils meurent car ils travaillent. Ensuite, ils meurent du silence et du mépris; de l’absence de reconnaissance pénale, médicale et publique des causes professionnelles de leurs décès. Partout, la mise en concurrence accrue des salariés, les mobilités forcées, l’intensification du travail, cassent la qualité, la sécurité et le sens même de l’activité.
Parallèlement, toujours plus de grandes entreprises recourent à des sous-traitants, eux-mêmes mis en concurrence, dans le cadre d’appels d’offres sans cesse renouvelés. On sélectionne les moins coûteux qui économisent sur les à -côtés (non rentables) du travail : prévention des risques, équipements de sécurité, formation des personnels, le plus souvent embauchés en CDD ou en intérim; les directions s’appuient sur les derniers venus pour essorer davantage leurs propres salariés.
Chaque année, l’intensification du travail, la pénibilité accrue, la concurrence à tous les étages, l’incertitude sur son statut, les cancers professionnels, l’amiante, tuent en toute impunité. En 2006, près de 50.000 travailleurs français ont subi une incapacité permanente suite à un accident du travail. Partout, les parcours professionnels sont plus discontinus. En conséquence, les salariés exposés à des substances cancérigènes peinent à faire établir la cause professionnelle de leur cancer. Dans certains cas, comme l’industrie nucléaire, les politiques d’entreprises ou de branches jouent d’ailleurs sur cette traçabilité rendue compliquée.
Frank FURET |
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Biblio, sources...
«Suicides au travail: parce que l'individu est nié», Gérard Garreau, Psychiatre, Jeudi 01 Octobre 2009
«Suicides au travail: remettre à l’endroit ce qui du travail a été mis à l’envers», Jean-Marie KNEIB, psychologue du travail CNAM, Fondation Copernic, 30 septembre 2009
«Impunément, travailler tue», Willy Pelletier, sociologue à l’université de Picardie, Fondation Copernic, vendredi 25 septembre 2009
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